Au sortir de la guerre, Elie Wiesel, jeune rescapé des camps, a 16 ans et revient de loin : déporté de Hongrie à Auschwitz où sa mère et sa jeune sœur ont disparu en fumée ; Buchenwald où son père est mort en arrivant. Elie Wiesel y a été libéré par les Américains en avril 1945. Arrivé en France sans savoir le français, il passe quelques semaines à la maison d’enfants "L’Hirondelle" (1), où il fait la connaissance de la famille Neher : André, son frère Richard [Neher], leur mère et leur sœur Hélène Samuel qui, avec son mari Nathan, dirige cette maison. Tous savent l’allemand et un peu de yiddish. On y parle aussi en hébreu.
Il s’ensuit, entre Elie Wiesel et André Neher, une amitié dont la correspondance, ininterrompue au fil des ans, depuis leur première rencontre en août 1945 jusqu’à la mort d’André Neher, conserve la trace (2). Cette correspondance – en hébreu et en allemand – témoigne du fait qu’Elie Wiesel a été marqué, à ses débuts, par ses échanges avec André Neher et par l’enseignement puisé auprès de lui, notamment par sa première conférence, en janvier 1946 : Transcendance et Immanence. Il lui en exprimera toujours une reconnaissance accompagnée d’un profond respect.
Cher Professeur Neher (3),
Si ma mémoire ne me trahit pas, notre amitié est née il y a exactement sept ans. Ou tout au moins votre lettre date d’il y a sept ans.
Je m’en suis souvenu en lisant votre dernière lettre, que j’ai reçue l’un des jours de Techouva (4). Beaucoup de temps s’est écoulé depuis, les temps ont changé, les gens ont changé, le monde s’est transformé et sa nouvelle forme est étrange.
Autrefois, nous aimions approfondir les choses, les problèmes, le passé. Aujourd’hui, l’homme semble fuir la profondeur.
Dans votre lettre, vous évoquez le problème religieux en Israël. C’est vrai, il y a une grave crise religieuse en Israël, dans le cœur des gens. Mais la source n’est pas dans la faiblesse des dirigeants (dirigeants religieux de toutes sortes). Ils font tout ce qu’ils peuvent pour l’existence de la religion dans l’État. S’ils échouent, c’est à cause de leur conception erronée. À leurs yeux, la religion est uniquement quelque chose d’extérieur (Chabbat, synagogue, nourriture cachère…), alors que la religion est un événement intérieur, spirituel. Religion signifie foi "entière" – foi profonde – qui s’enracine et se développe dans le monde – pensées, sentiments, émotions. Voilà ce qu’on ne veut pas comprendre en Israël. On ne veut pas creuser en profondeur. C’est de là que provient notre crise religieuse. Nous avons besoin d’un guide comme vous, cher Professeur Neher, qui suscite les questions, qui excite les esprits, qui déchire le brouillard et l’écran d’indifférence qui s’est emparé des gens. La tranquillité d’esprit est synonyme d’enlisement. En Israël, le silence spirituel est terrible.
Je suis désolé d’avoir été si bavard cette fois, mais quand je pense à la décadence morale en Israël, mon cœur saigne.
Que vous dire à mon propos ? Je suis toujours dans le journalisme ; correspondant de sept journaux à Paris, je travaille beaucoup, écris beaucoup, voyage beaucoup. A partir du premier novembre, je commence à travailler pour un magazine américain (trois millions de lecteurs), et alors cela ira mieux du point de vue financier.
J’ai écrit à la rédaction de mon journal à Tel-Aviv pour votre abonnement. J’attends la réponse.
Je suis sur le point de finir deux livres, qui paraîtront cette année en Israël. Je vous en parlerai dans ma prochaine lettre (5).
Pour finir, je suis heureux que nous ayons renoué nos liens. Je n’oublierai jamais les conversations que nous avons eues dans un passé récent, et votre soutien spirituel quand j’étais plongé dans un océan de désespoir et de doutes (6).
J’ai pris la décision de venir à Strasbourg, et cette année encore !
J’attends votre lettre et vous souhaite 'Hag samea'h.
Votre disciple et admirateur,
© : A . S . I . J . A. |