35. au Rédacteur en chef du Bulletin de nos Communautés

Dans son numéro du vendredi 4 novembre 1960, le Bulletin de nos Communautés, Organe du Judaïsme d’Alsace et de Lorraine, publie un éditorial (non signé) intitulé "Séfarade ou Ashkénaze ?". Scandalisés par ce texte, André et Renée Neher envoient immédiatement une lettre de protestation au journal (1).


Strasbourg, le 4 novembre 1960

Monsieur le Rédacteur en Chef du Bulletin de nos Communautés,


"On ne peut interdire à personne de faire du zèle ; surtout pas à un directeur de conscience qui a charge d’âme. Mais que ce zèle se fasse aux dépens d’autres, n’étant pas de la même obédience, nous disons non." (Bulletin de nos Communautés, numéro du 4 novembre, page 3).


C’est par ces termes, tirés de votre propre journal, que je voudrais répondre à l’éditorial paru dans ce même numéro du 4 novembre et qui a profondément bouleversé la conscience des "Achkenazim" que nous sommes, mais qui nous sentons proches de tous nos frères juifs, de quelque côté de la Méditerranée qu’ils soient nés.


Que le judaïsme séfarade ait certaines faiblesses, c’est indiscutable, mais il est parfaitement injuste de les souligner, si on ne souligne pas dans un même souci d’objectivité les faiblesses des Achkenazim, et elles ne sont pas moindres ! Superstition ? Il y en eut et en a des deux côtés. Détachement des intellectuels ? Chacun peut se renvoyer la balle… Si la transplantation des Juifs d’Afrique du Nord amène souvent une déjudaïsation encore plus rapide que celle des Juifs d’Europe orientale venus en France depuis quatre-vingts ans (et nous savons pourtant qu’elle fut foudroyante), c’est qu’en 1960 tout va beaucoup plus vite qu’en 1900, le gâchis moral et spirituel comme le reste.


À quoi bon continuer cette odieuse tromperie de la paille et de la poutre, stigmatisée déjà par le Talmud, et dont le seul effet est de donner une confortable bonne conscience aux uns, une aigreur justifiée aux autres ?


Tous Juifs "à part entière", avec nos défauts et nos qualités, notre passé aux heures glorieuses ou sombres, nos superstitions et nos "intellectuels", nous devons nous aimer mais aussi nous respecter les uns les autres dans nos traditions propres. À quoi servirait notre fraternité à l’égard des Sefardim, si dans le même temps nous leur demandions de renoncer à ce qui fait leur séfardisme même ? Piètre amour d’un frère qui n’aimerait son jumeau que dans la mesure où il lui ressemble !


En tout cas, Monsieur le Rédacteur en Chef, permettez-nous de crier bien fort aux oreilles de nos frères sefardim, en Alsace, en France ou ailleurs, que le dernier éditorial du Bulletin engage la seule responsabilité de sa rédaction, et que bien des Juifs d’Alsace ressentent cet article comme une blessure infiniment douloureuse, comme un soufflet à la face de ce peuple d’Israël dont le visage unique se forge, qu’on le veuille ou non, par la diversité même de ses enfants.


André et Renée Neher

Note :
  1. Sur le rôle joué par Renée et André Neher dans l'intégration des Juifs rapatriés d'Algérie à Strasbourg, voir l'article : "Il y a 40 ans : Alger, Ghardaïa, Strasbourg", ainsi que les "notes d'urgence" adressées par André Neher aux dirigeants de la communauté.
Lexique :


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