41. à Jean POLIATSCHEK, Université Bar-Ilan (Israël)

La forte personnalité de Léon Askénazi-Manitou (1) et l’originalité de son enseignement lui ont valu certains déboires au sein de "l’establishment" juif. André Neher, qui a toujours soutenu de son autorité mieux assise Manitou, notamment pour la fondation du C.U.E.J. (Centre Universitaire d’Études Juives) en 1959, demande à son ami Jean Poliatschek, de l’université Bar-Ilan en Israël, s’il y aurait une possibilité pour Manitou d’y enseigner.


Strasbourg, le 6 juin 1962

Mon cher ami,


Tu connais Manitou (Léon Askénazi), tu connais ses éminentes qualités intellectuelles, morales, spirituelles. Tu sais aussi combien il s’est dévoué pour l’école d’Orsay, pour les Étudiants, pour la jeunesse juive en France.

Tu sais aussi que, s’il a connu certaines satisfactions, il a été souvent payé d’ingratitude – et, surtout, il n’occupe pas le poste de responsabilité et d’enseignement qui, normalement, devrait lui revenir.


J’ai toujours pensé que son avenir se situe en Israël. Souffrant, plus qu’autrefois (et c’est naturel, les années passent), de la situation dans laquelle il se trouve, Manitou pense maintenant également à Israël, mais je suis d’avis que nous n’avons pas le droit de le laisser partir à l’aventure et que nous devrions, nous ses amis, préparer le terrain.

À mon avis, Manitou serait un candidat hors pair à un enseignement de matières juives à l’Université Bar-Ilan. Il s’est spécialisé ces dernières années dans les études de Cabale et a atteint, dans ce domaine, certainement le niveau d’un Scholem ou d’un Tishby, avec ce "plus" que lui donne sa profonde foi. Il pourrait naturellement enseigner également d’autres disciplines : Tanakh, Guemara, Philosophie juive ou Philosophie générale.


Manitou n’est pas Docteur. Je pense qu’il pourrait justement, comme tu le fais aussi, profiter de son séjour à Bar-Ilan, comme délégué, pour préparer une thèse qui le mènerait à la titularisation. L’essentiel, ce serait qu’il puisse, dès son alya, occuper à l’Université Bar-Ilan un poste d’enseignement supérieur : il en est particulièrement digne, et je suis tout à fait prêt, pour ma part, à appuyer sa candidature en fournissant les attestations que je puis rédiger à la lumière de mes contacts étroits avec Manitou ces dernières années et qui m’ont permis de juger sa maturité intellectuelle et pédagogique, l’affermissement de ses qualités et de ses méthodes, le niveau exceptionnel de son enseignement (2).


Je te demande donc ceci :

1°) De bien vouloir examiner avec Harold Fisch (en qui, tu le sais, j’ai entière confiance et à qui j’envoie copie de cette lettre) et avec Bar-Ilan et les collègues intéressés quels sont actuellement les besoins en enseignants de votre Université dans les matières précitées, et quelles seraient les chances d’une candidature de Léon Askénazi – candidature fortement appuyée par moi, entre autres.

2°) De bien vouloir m’informer assez rapidement du résultat de votre enquête. Si elle est positive ou, du moins, si une possibilité est envisageable, il faudrait alors profiter du séjour de Manitou en Israël, en août prochain, pour mener les choses à terme.


Il serait souhaitable, du point de vue psychologique, que l’offre soit présentée à Manitou comme émanant de l’Université Bar-Ilan. Je compterais sur toi pour lui parler de Bar-Ilan, lui faire des ouvertures, le mettre en rapport avec le Recteur, etc. Ceci n’est pas seulement une précaution qui me paraît indispensable dans l’état moral actuel de Manitou : c’est encore, j’en suis convaincu et je le dis parce que je le pense profondément, un geste dû à la valeur propre de Manitou, qui apporterait certainement à Bar-Ilan un appoint spirituel considérable.


Cette lettre est CONFIDENTIELLE. Manitou n’est encore au courant de rien et ne sait pas que je t’écris, ni même que je pense à son avenir. Je te prie donc de n’en faire état qu’auprès de Harold Fisch, puis des personnes dont tu penses que leur concours est indispensable à la réussite du projet.

André Neher

Notes :
  1. Léon Askénazi, rabbin et philosophe, a été, avec Emmanuel Lévinas et André Neher, l’un des principaux artisans du renouveau de la pensée juive en France. Né en Algérie en 1922, connu sous son totem scout de "Manitou" que lui avaient donné dans sa jeunesse les Éclaireurs Israélites de France, dont il fut alors l’un des principaux animateurs, Léon Askénazi a vécu en France jusqu’en 1968, année de son départ pour Jérusalem où il passe la seconde moitié de sa vie, jusqu’à son décès en 1996. Après avoir dirigé l’École d’Orsay dans les années 1950, il fonde et dirige à Paris le Centre Universitaire d’Études Juives (C.U.E.J.), participe à la formation des cadres du Département d’Éducation de la Jeunesse Juive (D.E.J.J.), du Fonds social juif unifié (F.S.J.U.), ainsi qu’à la fondation des centres communautaires, en particulier du Centre communautaire de Paris. En 1974, il fonde à Jérusalem, avec l’Agence Juive, sur le modèle de l’École d’Orsay, l’Institut Mayanot, centre d’études juives et israéliennes pour universitaires francophones dont il assume la direction jusqu’en 1988. En 1982, il crée les Centres d’études juives Yaïr à Jérusalem et dans d’autres villes d’Israël.
    Homme de son temps, Léon Askénazi a su, à la suite de Jacob Gordin, son maître, exprimer et transmettre dans un langage moderne les enseignements les plus anciens de la tradition juive. Il a su aussi retrouver leur sens oublié et rendre accessible leurs problématiques. Il a ainsi formé plusieurs générations qu’il a marquées de son influence. Réputé pour l’enseignement oral qu’il n’a cessé de dispenser devant de vastes auditoires, Léon Askénazi a également laissé de nombreux écrits, rassemblés pour l’essentiel dans La parole et l’écrit (textes réunis et présentés par Marcel Goldmann, tomes 1 et 2, Paris, Albin Michel, 1999 et 2005) et Ki Mitsion, rééd. Paris, Albin Michel, 2007.

  2. Parallèlement, André Neher écrit dans le même sens au professeur Yehouda Elitsour, du département d’Études juives de l’Université Bar-Ilan : "[…] Je tiens à souligner que Léon Askénazi bénéficie, comme disent nos Maîtres, ‘de la couronne de la Torah, de celle de la connaissance, de celle du bon renom et de celle de la piété’. La jeunesse juive française intellectuelle vit, depuis plus de quinze ans, à la lumière de son brillant enseignement. Ses grandes connaissances en Cabale (ainsi d’ailleurs qu’en Torah, Talmud, philosophie juive et philosophie générale) sont de notoriété publique, et je compte, ainsi que les élèves de mon institut universitaire, parmi les nombreux bénéficiaires de son enseignement […]." (©Archives André Neher)
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