André et Renée Neher ont tout d’abord connu chacun séparément Frédéric Hammel, dont le totem chez les Éclaireurs Israélites de France était "Chameau" – nom qui lui est resté. L’un et l’autre puis tous les deux ensemble lui vouent une grande admiration. De même, lorsqu’il s’agit de lui rendre hommage, ils écrivent chacun séparément puis tous deux ensemble. Cette lettre, qui fait revivre une page de la jeunesse d’André Neher, permet notamment aussi de retracer la généalogie de son alya, dans laquelle l’influence de la figure de Frédéric Hammel, auquel le lie une amitié d’une vie, joue un rôle significatif.
André, en solo
1930-1935, Strasbourg.
"Pas de compromis !"
Pour l’adolescent que je suis alors, quels trois mots magiques auraient pu davantage stimuler ma soif d’absolu ? Ils émanaient de la bouche de Chameau mais aussi de ses actes, conformes à sa parole – le leitmotiv de sa pensée, incarnée dans sa vie.
Une vie à l’attrait de laquelle j’aurais pu, j’aurais dû normalement échapper car, par souci d’individualisme, j’étais réfractaire au mouvement des E.I. dont Chameau était le chef. Mais de quel secteur de la vie juive à Strasbourg Chameau n’était-il pas le chef ? Grandes affaires de la Communauté (accueil des réfugiés de l’Allemagne hitlérienne, lutte contre l’antisémitisme), plus grandes affaires encore de la jeunesse juive groupée autour de Léo Cohn et de lui (culture, cercles d’études, Mercaz, offices, le 'Oneg Chabbat chez lui, dans la demeure de ses parents où il avait réintroduit le rythme de l’existence juive traditionnelle) (1), partout il était là, grand, droit, un roc : "Pas de compromis !"
Et pourtant, un jour, une légère déviation vers le compromis, une exactitude moins rigoureuse, même parfois de vrais retards. Incroyable ! Le secret s’en dévoila bientôt : Chameau avait découvert Fourmi (2)… Et c’est la demeure du jeune couple qui devient à Strasbourg un nouveau foyer de l’Absolu.
Renée, en solo
1945, Paris.
Toute une jeunesse traumatisée se cherche des guides pour la tâche urgente de la reconstruction. Tant de ceux qui auraient dû être ces guides sont morts tragiquement.
Ceux qui ont survécu par miracle attirent comme des aimants. Chameau est de ceux-là, avec Castor (3). Chameau avec une kipa de cuir, qui a toute une histoire… Chameau dans les réunions entre chefs, "grands chefs" des mouvements, auxquelles j’assiste au titre de l’Aumônerie de la jeunesse (4). Chameau solide et rude, strict avec absolu dans son orthodoxie. Castor solide et doux, cherchant un judaïsme souple et authentique à la fois. C’est ainsi qu’ils me sont apparus tous deux – en cet été 1945 au Chambon (5) où j’ai appris à les connaître mieux.
Nous étions réunis tous ensemble, jeunes et chefs, à écouter M. Gordin et le Rabbin Wallach (6), dans les prés verts où des dizaines d’étudiants rescapés venaient revivre physiquement et spirituellement.
Et puis d’autres rencontres aux noms évocateurs pour les seuls initiés : Moissac et le Camp de St Jean, La Guette, Claude Bernard.
Chameau nous quitte pour Israël. La nouvelle – fascinante – m’atteint comme un appel, comme un exemple, juste au moment où je me fiance à André. L’engrenage des dates et des destins.
André et Renée, en duo
Nous sommes jeunes mariés. Notre premier voyage en Israël. Point de chute : Ein Hanatsiv. Mais point de chute : une montée, la semence de notre alya… un jour (7).
Un vœu encore frêle mais qui va mûrir, aussi certainement que grandiront les souches que Chameau vient de planter, dans une terre sèche, sous un soleil torride, mais qui deviendront, c’est sûr, sans compromis, des arbres dont la frondaison couvrira de son ombre le kibboutz enfin verdoyant. Des voyages successifs cimentent notre vœu, durant que les arbres grandissent. Deux au moins restent gravés en nous, en relais décisifs sur notre itinéraire de Strasbourg à Jérusalem. Le premier de ces relais, en 1951, c’est la rencontre à Ein Hanatsiv avec Chameau-Fourmi et avec Castor-Pivert venus de Sdé Eliahou (8). Presque toute une nuit, sous le ciel étoilé, nous avons discuté du problème qui tenait à cœur autant à leur quatuor qu’à notre duo : l’insertion stimulante et dynamique de la tradition juive religieuse dans la vie normale et quotidienne de l’État d’Israël.
Le deuxième relais : notre rencontre à Ein Hanatsiv, le lendemain de Chavouot 1967. La veille, nous étions perdus, enivrés, dans la foule immense, à Jérusalem, au pied du Kotel retrouvé ; maintenant, en petit "garin", sur le vaste pré du kibboutz, il s’agit, sans compromis, de projeter le rêve de l’alya dans le réel.
C’est fait. Nous sommes citoyens de Jérusalem. Nous n’aurions pas connu cette exigence, son accomplissement et sa plénitude sans la présence magnétique de Chameau.
Au cœur de tout ce que nous lui devons – amitié, éthique, style de vie juive –, c’est notre dette la plus précieuse.
À Chameau, à Fourmi, à leurs enfants, à leurs petits-enfants, merveilleuse grappe d’Israël.
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