En 1931, les Juifs de Strasbourg étaient au nombre de 7738. 21 % de cette population venaient d'Europe centrale.
En 1936, la population juive de Strasbourg s'élevait à 9118 personnes soit 4,75 % de la population totale de la ville (193119 habitants dont 116092 catholiques et 55342 protestants).
Les Juifs venus d'Allemagne et les plus assimilés des Juifs d'Europe centrale s'intégrèrent pour la plupart à la vie sociale et éducative de la communauté de Strasbourg formée dans sa grande majorité des Juifs d'Alsace autochtones. Le grand rabbin de la grande communauté de Strasbourg était Isaïe Schwartz depuis 1919. Georges Schmoll était le président du consistoire israélite du Bas-Rhin depuis 1912 et Lazare Blum était le président de la communauté depuis 1923.
Les Juifs venus d'Europe centrale (Hongrie, Tchécoslovaquie) et orientale (surtout polonais et russes) se partageaient entre la grande communauté qui fréquentait la synagogue du quai Kléber et les différentes synagogues et oratoires. Il existait après la première guerre mondiale un oratoire de rite polonais, rue de la Lanterne qui fut à l'origine de la communauté Adath Israël, installé au 19, rue du Marais Vert. Cette communauté avait comme chef spirituel le rabbin ltzhak Hacohen Runes (1). Cette communauté avait des liens étroits avec la grande communauté de Strasbourg. Il y avait aussi la communauté orthodoxe Ets Hayim rue Kageneck. Les membres de cette communauté étaient pour moitié des Juifs d'origine alsacienne, pour l'autre moitié des Juifs venus d'Allemagne (avec de nombreux réfugiés en 1933 de Francfort, Cologne et Nuremberg dont un certain nombre partirent vers les Etats-Unis), de Pologne, d'Autriche et de Hongrie (2). Robert Brunschwig en était le rabbin depuis 1920. Il succédait au rabbin Aryeh Butenwieser.
Les Juifs d'Europe orientale se divisaient aussi selon leur origine. Des oratoires s'ouvrirent rue du Jeu des Enfants et Grand Rue. Des lieux de prières plus proches de la grande communauté fonctionnèrent à la clinique Adassa et à la loge rue du maréchal Joffre. Quand un nombre important de réfugiés d'Allemagne s'installèrent à Neudorf, des, offices s'ouvrirent dans ce quartier. Mais en juin 1938, il y avait plus de cent familles juives qui ne faisaient pas partie de la communauté de Strasbourg (3).
Le contexte national et international était en pleine mutation et dangereux.
Le 13 mars 1938, le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne (Anschluss) fut légalisé. Le 22 avril 1938, les Juifs allemands furent obligés de faire enregistrer leurs avoirs et propriétés. En mai 1938, la crise des Sudètes se posa avec acuité. En France, le socialiste Léon Blum démissionna le 10 avril 1938, ce qui mit fin à l'expérience du Front populaire. Il fut remplacé par le cabinet d'Edouard Daladier. A Strasbourg, Charles Frey, le maire depuis 1935 devait faire face à la menace hitlérienne et à la montée de l'antisémitisme qui se fit ressentir dans la ville en 1938 (4).
Elle devint en 1923 l'Ecole de Travail Israélite du Bas-Rhin. En 1935, l'école avait à sa tête Fernand Schwartz, le Trésorier n'était autre qu'Henri Lévy et son secrétaire se nommait Jules Lévy. Elle avait pour but de propager parmi les élèves indigents du Bas-Rhin les professions manuelles. Les élèves étaient placés chez les artisans de la ville de Strasbourg et profitaient aussi des institutions et des écoles de la ville pour développer leur capacité dans le métier (école pratique d'industrie, école nationale technique). Les élèves étaient logés, nourris et instruits gratuitement à l'école. Seuls les garçons dent les parents n'habitaient pas le département du Bas-Rhin payaient un prix de pension minime. L'Institution veillait au développement moral et intellectuel des élèves à Strasbourg. Elle facilitait le placement des ouvriers et favorisait l'établissement de ceux que l'école avait formés (7). L'école avait en 1935 trente-neuf élèves dont six installateurs ferblantiers, cinq peintres, quatre mécaniciens, quatre électriciens, quatre tapissiers, quatre cuisiniers, trois électromécaniciens, trois tailleurs, deux cordonniers, un automécanicien et un maroquinier.
Les jeunes filles fréquentaient le Home Laure Weil situé au 11, rue Sellénick. Cette maison, inaugurée en septembre 1928, hébergea très rapidement cent pensionnaires dans des locaux pourvus du confort moderne. En 1933, le Home ouvrit largement ses portes aux jeunes filles allemandes menacées par la montée de l'hitlérisme. Les vastes locaux permirent de faire fonctionner la section des cadettes, élèves et apprenties de 10 à 18 ans et le foyer de jeunes filles à partir de 8 ans, travailleuses, élèves et quelques rares étudiantes des Facultés (8).
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C'était donc une jeunesse spécifique, ouverte sur le monde du travail, encadrée, et en voie de professionnalisation pour les tranches d'âge entre 17 et 18 ans, plus simple et souvent plus mûre que la plus grande partie de la jeunesse strasbourgeoise.
La plupart des jeunes fréquentaient les collèges et les lycées de Strasbourg et pour certains des mouvements de jeunesse comme les Eclaireurs et les Eclaireuses israélites de la branche de Strasbourg.
L'observance du repos sabbatique posait des problèmes à certains élèves. Ne pas fréquenter le lycée un jour sur cinq (pas de classe le jeudi) n'était à la portée que des élèves très doués. Pour les autres, c'était compromettre, le succès de leurs études.
A cette époque, la commission administrative de la communauté de Strasbourg dirigée par Lazare Blum commençait à prendre au sérieux les projets d'un centre Communautaire.
La création d'un centre de la jeunesse juive répondait à une mutation importante de la vie sociale juive à Strasbourg pour une partie de la jeunesse juive de la ville et au manque d'un local central pour l'organisation d'une vie juive aux multiples facettes dans la ville.
Les mouvements de jeunesse unifièrent leurs efforts et se groupèrent dans un comité de coordination. C'était donc la première réalisation d'une grande entente à Strasbourg.
Cette idée revenait surtout à Léo Cohn âgé de vingt-huit ans (9). Ce dernier n'était pas un inconnu. Il était originaire de Hambourg, fils de Willy et Myriam Cohn qui descendaient de familles rabbiniques. Son père était banquier d'affaires. Il refusa de suivre sa famille qui s'était réfugiée à Tel-Aviv en 1936 pour s'occuper de la jeunesse juive en France. Léo étant du mouvement de jeunesse orthodoxe Ezra, il décida de se mettre au service des EIF. Il n'y avait pas, à cette époque, de mouvement de jeunesse orthodoxe à Paris et les EIF étaient loin d'être religieux; leur connaissance du judaïsme restait très fragmentaire et superficielle.
Sa vocation était de se mettre à la disposition de la jeunesse juive de la diaspora française.
L'engagement de Léo Cohn par la Communauté de Strasbourg posait des problèmes. Le problème financier n'était pas le moindre. La commission administrative de la communauté avait trouvé, pour le Mercaz, une villa très bien située (la villa Haas), mais exigeant des travaux importants et des réfections pour la préparer à sa nouvelle destination. Les moyens de la commission administrative n'étaient pas illimités. De plus, les administrateurs étaient d'autant plus réticents que l'idée était tout à fait nouvelle, pour ne pas dire révolutionnaire.
Henri Lévy, P.D.G. des Grands Moulins de Strasbourg, dirigeait avec maîtrise une entreprise qui prendra, avec le temps, une extension nationale et internationale. Élu conseil.er général et vice-président du consistoire du Bas-Rhin, il consacra une partie de son importante fortune à soutenir des œuvres de bienfaisance et en particulier, les œuvres juives, Son poids dans les institutions communautaires et administratives fut capital. Il mit volontiers son autorité au service de la bonne cause pour aplanir les difficultés administratives et pour accepter la candidature de Léo Cohn.
Un autre problème se posait: Léo Cohn était de nationalité allemande. Or, le département du Bas-Rhin - département frontalier - était interdit aux réfugiés d'Allemagne. L'administration française était effrayée par la vague de réfugiés ayant déferlé sur l'Alsace après la prise du pouvoir par Hitler.
La difficulté n'était d'ailleurs pas purement administrative. Il existait, chez pas mal de Juifs alsaciens, une sérieuse prévention envers les Juifs d'origine allemande - comme envers les Juifs originaires d'Europe Orientale. Des échos du genre : "Comment confierons-nous nos enfants à un achkeness (allemand)" n'étaient pas rares.
Toujours est-il que l'inauguration de ce centre allait devenir réalité.
Le 18 mai 1938 (la veille de Lag baomer 5698) eut lieu l'inauguration du "Centre de la Jeunesse Juive" de Strasbourg.
Ce centre de la jeunesse "Merkaz Hanoar" était situé 29, rue Oberlin à Strasbourg. Léo Cohn en assumait la direction. Le docteur Joseph Weill, président du comité de coordination des organisations juives de Strasbourg, souligna dans son discours que ce comité était "un instrument de travail créé par les jeunes pour les jeunes" (10). Les représentants des différentes sociétés groupées dans le comité de coordination prirent l'un après l'autre la parole : pour Yechouroun, René Bloch ; pour Berit Hanoar, Josué Behr ; pour Hatikvah, Simon Mangel et pour les Eclaireurs, Henri Lévi, Entre-temps des jeunes entonnèrent des chants et le rabbin Brunschvvig de la communauté Ets Hayim prononça une brillante allocution. Le grand rabbin Isaïe Schwartz expliqua au cours de la soirée que "les Juifs devaient sauver le judaïsme et le judaïsme les Juifs". Monsieur Frédéric Hammel, chef des éclaireurs juifs de Strasbourg présenta aux autorités les nouveaux locaux du centre de la jeunesse juive qui comprenait trois étages :
Le programme du Centre était orienté pour donner du sens à la vie juive des jeunes de Strasbourg.
La jeunesse, selon les responsables du futur Centre de la jeunesse juive de Strasbourg, qui ne faisait partie d'aucune organisation vivait dans l'ignorance du judaïsme. Cette jeunesse était attirée dans l'ensemble par les plaisirs de la vie quotidienne ou était gagnée par la pratique de la politique. Elle allait vers une déjudaïsation complète. En mettant à la disposition de la jeunesse la villa Haas de la rue Oberlin, la communauté donnait la possibilité aux mouvements et aux sociétés d'attirer la masse des jeunes juifs, sans distinction (12). Le Centre de la jeunesse les mettait en contact avec les jeunes organisés et en particulier avec des éducateurs. Il se donnait encore comme but de centraliser la vie des jeunes juifs de Strasbourg et de coordonner leurs efforts.
Il voulait également donner une éducation juive et des vues générales sur le judaïsme, en éveillant et en développant le caractère, le sens moral et le sens critique, le savoir et l'éducation physique.
Pour réaliser ce programme d'action le centre organisera les activités suivantes:
- pour les guides des différents mouvements et sociétés des cours étaient prévus pour les chefs, avec formation et recrutement de jeunes chefs, des réunions avec échanges de vue et des informations d'actualités; aux aînés des mouvements et des sociétés, il sera proposé des études religieuses, littéraires, un apprentissage artisanal et un travail social avec rédaction de journaux;
- pour les moins de 17 ans, les programmes des mouvements permettaient d'organiser des
conférences et des distractions;
- un certain nombre d'activités en commun ou des concours assuraient la coordination pour la bonne marche du travail avec concours sportifs, troupe théâtrale, chorale et conférences.
Le grand rabbin du Bas-Rhin, Isaïe Schwartz, jugeait utile dans la Tribune juive du 3 juin 1938, à la suite des dispositions concernant l'admission à la bar-mitsva, "d'attirer l'attention de tous les pères et mères de famille sur le Foyer de notre jeunesse 29, rue Oberlin qui avait été inauguré ces jours derniers" (16). Il les invitait en particulier à faire inscrire les jeunes gens des deux sexes pour qu'ils prennent part aux loisirs, à l'instruction juive, aux promenades et aux divertissements.
Les attributions de Leo Cohn étaient complexes. Il ne s'agissait pas, comme à Paris, de diriger un foyer EIF pour les EIF. Il s'agissait maintenant de diriger une maison de jeunes de la communauté de Strasbourg, ouverte à toutes les organisations de jeunesse juive. Il était nécessaire de coordonner, de conseiller, d'inspirer des mouvements qui allaient du socialisme, à la religion. En outre, et pour atteindre les jeunes inorganisés (c'était la grande majorité), des activités générales et "neutres" s'imposaient. Léo installa une bibliothèque, organisa des cours de chefs valables pour tous les mouvements, des conférences sur des sujets juifs, des excursions, des oneguei-Shabath (17).
La première manifestation d'envergure sera une fête de Pourim destinée à toute la jeunesse juive de Strasbourg, organisée ou non. Léo lui donnera le nom de "Pot-Pourim". Il en assura la conduite presque sans aide. Il fit louer, un dimanche, un des grands pavillons de la foire exposition. Il chargea chaque mouvement de jeunesse d'y installer un stand et d'y présenter des activités et des distractions de toutes sortes.
À l'entrée, chaque jeune, obligatoirement déguisé, recevait la même "somme" d'argent intérieur dont l'unité est le "Pour". (Le nom de la fête de Pourim vient de Pour - sort - parce que la date en a été fixée par tirage au sort.) L'accès des stands, les consommations, la participation aux jeux coûtait tant et tant de "pours". Chaque jeune restait libre de choisir l'emploi de sa fortune. Une foule bariolée et joyeuse se pressait dans le pavillon, de l'ouverture à la fin : Léo Cohn avait réussi.
Le domaine dans lequel Léo Cohn aura le plus de succès, plus encore que dans les autres activités, sera l'organisation d'offices pour les jeunes. Pour permettre à tous les scolaires d'assister à un office, Léo fixa l'heure de celui-ci au Shabath matin à 6 heures. Pour ne pas obliger les écoliers à jeûner, le Mercaz servit un petit déjeuner copieux après l'office. Cette "prime" attira à cet office des fidèles qui, sans elle, ne seraient pas venus.
Sa manière de diriger une réunion tenait du prodige. D'une bande d'adolescents chahuteurs, il allait faire des auditeurs attentifs, attirant leur attention au milieu du brouhaha en commençant d'abord par chuchoter, augmentant peu à peu le volume jusqu'à tonner d'une voix de stentor contre les étourdis qui persistaient à bavarder.
Par les chants, il "dosait l'ambiance" de façon magistrale: mise en train allant crescendo puis, vers la fin de la réunion, decrescendo jusqu'au calme d'une fin d'oneg avant l'office, ou la sérénité précédant le Chant du Soir d'un feu de camp. Ce sont là, certes, des méthodes classiques qu'utilisaient tous les animateurs. Mais la "présence" de Léo Cohn, le magnétisme et la puissance de son rayonnement étaient tels que l'on sentait littéralement ce qu'il voulait communiquer, parfois même immobile et silencieux - mais souriant - figé dans le geste qui lancera un chant ou commencera un midrash (18). La musique et, en particulier, le chant étaient le meilleur moyen pour créer une atmosphère. Le Midrash était le moyen d'enseigner les valeurs juives, de faire comprendre d'une façon simple et populaire les commandements et la loi. Léo Cohn arrivait à se servir de la "méthodemidrash" d'une manière si spontanée, si journalière, qu'il lui arrivait de "déguiser" ce qu'il avait à dire, à recommander ou à critiquer, sous forme de "midrash" improvisé sur place.
Malgré la disparition de certains cadres, dont Léo Cohn pendant la seconde guerre mondiale, ce combat sera repris après 1945. De nouveaux cadres et des organisations de jeunesse reprendront le flambeau de ce qui avait été amorcé un certain 18 mai 1938 au 29 rue Oberlin à Strasbourg.
Archives du Consistoire israélite du Bas-Rhin, procès-verbal du 6 janvier 1938 concernant les mouvements de jeunesse de la ville de Strasbourg (villa Haas, rue Oberlin).
Archives Municipales de Strasbourg, 2 MW 686. La Tribune juive, n° 20, 20 mai 1938.
La Tribune juive, n° 21, 27 mai 1938. La Tribune juive, n° 22, 3 juin 1938