André Neher et l'Allemagne
par Roland Goetschel
Extrait de Héritages d'André Neher, collectif sous la direction de David Banon, avec l'aimable autorisation de l'auteur


Si l'on veut comprendre l'attitude d'André Neher à l'égard de l'Allemagne, il faut d'abord évoquer sa province natale, l'Alsace, sans cesse ballottée au gré des aléas de l'histoire entre la France et l'Allemagne, mais riche aussi d'une double culture, nourrie à la fois par la francophonie et la germanité. Il est issu d'une de ces familles juives alsaciennes insérées dans leur terroir et viscéralement attachées à la France, celle de la Révolution française qui les avait émancipées. Il a fait partie de ces juifs alsaciens qu'il qualifie malicieusement de tricolores, tant ils mêlaient naïvement mais intensément l'amour du judaïsme à celui de l'outre-Vosges. Le souvenir de la bataille de Reichshoffen lors de la guerre de 1870 s'y confondait sans heurt avec le jeûne de Ticha be-Ab.

Pourtant, comme il le rappelle, le judaïsme a connu en Alsace de tragiques blessures durant les deux époques où elle a été allemande : le Moyen Âge et le troisième Reich nazi (1). Il évoque le moyen-âge, où Obernai et Strasbourg étaient déjà judenrein, deux villes interdites de séjour aux juifs, comme elles l'ont été à nouveau au vingtième siècle, du 20 juin 1940 jusqu'au 22 novembre 1944. C'est pourquoi sa relation avec l'Allemagne mais aussi avec la France ne sera plus jamais ce qu'elle avait pu être avant 1939. D'où ces lignes amères auquel tout juif alsacien peut souscrire : J'ai été, moi aussi avec ma famille, trahi au XXe siècle simultanément par la France et l'Allemagne ; trahi par le monde et l'humanité ; aidé par quelques rares Justes parmi les nations dont je bénis le courage et le souvenir (2).

Le jeune André Neher et Richard Wagner

André Neher a manifesté durant toute son existence une grande dilection pour la musique, aussi n'est-il pas surprenant que ce soit dans ce domaine que le jeune André Neher, âgé de dix-neuf ans, publie à l'occasion du centenaire de la mort de Richard Wagner un article, marqué d'un enthousiasme juvénile, intitulé À propos du cinquantenaire wagnérien dans La Tribune Juive qui paraît à Strasbourg. Quel est l'objet de son article ? Rien de moins que d'affirmer que Richard Wagner est juif ! Sur quels éléments étaye-t-il une thèse qui nous paraît aujourd'hui dénuée de vraisemblance ?

Tout d'abord sur un livre composé par deux historiens anglais, Philip Dutton Hurn et Waverly Lewis Root, qui auraient découvert des manuscrits inédits sur la question. D'après ces historiens, Wagner aurait eu comme père un musicien et acteur juif, Ludwig Geyer. D'après eux, la mère de Richard Wagner se serait appelée Beretz et aurait été juive, elle aussi. D'après l'édition originale entièrement disparue de Ma vie, Richard Wagner aurait commencé par ces mots : "Je suis le fils de Ludwig Geyer" auquel a été substitué plus tard, dans l'édition par Cosima : "je suis le fils de Friedrich Wagner." Friedrich Nietzsche a affirmé dans une de ces lettres avoir eu entre les mains un des exemplaires de l'édition àriginale et avoir vu le vautour (en allemand Geier) symbolique que Richard Wagner aurait fait imprimer en tête du livre (3).

André Neher use aussi pour justifier son affirmation d'un argument tiré de la psychologie : Richard Wagner aurait fait preuve, durant son existence, de cette pudeur psychologique caractéristique de la génération juive des dix-huitième et dix-neuvième siècles, qui était aussi celle de Heinrich Heine !

Un dernier argument s'appuie sur la physionomie de Wagner : où l'on n'a pas de peine à reconnaître les marques essentiellement juives : "large front, nez busqué, barbe encadrant son visage qui offre une ressemblance étonnante avec bon nombre de nos grands-pères."

Mais Wagner ne fut-il pas un antisémite avéré ? André Neher répond : "Il le fut mais non pas "hitlérien". Les racistes de l'autre côté du Rhin ont tort de le compter parmi leurs ancêtres spirituels..." Et André Neher d'expliquer la genèse de l'antisémitisme wagnérien par son orgueil blessé de voir ses partitions refusées dans des salles où l'on joue Giacomo Meyerbeer, Ludovic Fromental Halevy et Felix Mendelssohn-Bartholdy. Et André Neher de conclure : "De la blessure à la haine, il n'y a qu'un pas." André Neher estime encore que la haine de Wagner contre les juifs fut toute passagère : la preuve, c'est qu'à Bayreuth, il fit appel à des juifs : Ainsi Hermann Levy, le chef d'orchestre des premières de Parsifal. Il ne cache cependant pas que d'autres ont refusé, "donnant une excellente leçon de conscience juive". Ainsi, le pianiste Anton Rubinstein refuse de mettre à son répertoire des oeuvres de Wagner ; son frère, chef d'orchestre à Moscou, refuse la place de chef d'orchestre à Bayreuth que Wagner lui avait offerte. L'article s'achève, alors qu'Adolf Hitler vient d'accéder légalement au pouvoir le 30 janvier 1933, par la conclusion suivante : "La presse juive allemande surtout, évoquant l'image de Wagner à propos du cinquantenaire de sa mort, n'a pas manqué d'atténuer comme nous l'avons fait et comme il fallait le faire, la conception de l'antisémitisme wagnérien. Mais elle n'a pas osé le dire, comme il fallait le faire et comme nous l'avons fait, que Wagner était juif. Sans doute craignait-elle le juste courroux d'Hitler. (4)"

Comment cet article d'André Neher fut-il reçu par ses contemporains, nous en avons au moins un écho à travers le second article qu'il rédigea sur Wagner, un peu plus tard dans le même périodique, article intitulé Wagner et les Juifs (5). En fait, André Neher reprend là le titre d'un article publié par Léon Algazi dans l'Univers Israélite en date du 24 février 1933, et dans lequel ce spécialiste de la musique juive rejette dans le domaine de la fabulation l'assertion selon laquelle Richard Wagner fut juif. Léon Algazi écrit : "De tels racontars sont fréquents et il convient de les accueillir avec scepticisme." Pourtant, ajoute Léon Algazi, il y a quelque chose qui est moins sujet à caution que l'origine juive de Wagner, c'est son antisémitisme, tel qu'il l'exprime dans son pamphlet Le Judaïsme dans la musique (6). À l'origine de l'antisémitisme de Wagner, Léon Algazi diagnostique également le dépit provoqué chez lui par la célébrité de Felix Mendelssohn et de Gustav Meyerbeer. Un musicien de génie comme lui n'a même pas l'excuse de la sincérité dans son aversion pour les juifs. Il prétend avoir lutté pour leur émancipation alors qu'ils devenaient, prétend-il, les maîtres du monde par la puissance de l'argent. Par ce moyen, ils ont aussi "judaïsé" l'art alors, Richard Wagner dixit, qu'il n'y a rien de commun entre les Juifs et l'art. Ils n'ont jamais fait preuve d'aucune créativité et ils ne sont entrés en musique qu'en "singeant" les maîtres, les Jean-Sébastien Bach, les Ludwig von Beethoven, les Wolfgang Amadeus Mozart. Le juif, ajoute Wagner, n'éprouve aucune passion véritable. Et Léon Algazi d'ajouter : «On demeure stupéfait à l'idée que celui qui a conçu Tristan et Iseult et Parsifal ait pu signer des pensées aussi déshonorantes. (7)"

À ce réquisitoire anti-wagnérien de Léon Algazi, André Neher répond avec véhémence. Il maintient d'abord sa conviction que Richard Wagner est bien d'origine juive, en se référant une fois encore au livre de P. D. Hurn et W.L. Root, La Vérité sur Wagner, dont la traduction a été éditée chez Stock, en 1930. En y ajoutant les preuves psychologiques évoquées dans le premier article, il n'existe plus de doute, aux yeux d'André Neher, que Richard Wagner fut juif. Cependant, le vrai débat avec Léon Algazi porte sur l'antisémitisme du maître de Bayreuth. En premier lieu, André Neher tient qu'il n'y a pas contradiction entre le fait que Wagner soit juif et son antisémitisme ; Nicolas Donin comme Édouard Drumont étaient demi-juifs et antisémites ! Lui n'est pas du tout étonné que celui qui a conçu Tristan et Iseult et Parsifal ait pu écrire Le Judaïsme dans la musique. Et André Neher de s'appuyer sur "Le portrait de Wagner" tracé par son frère aîné Richard Neher dans le Courrier Musical du 15 janvier 1932 pour expliquer la psychologie artistique du compositeur. D'après Richard Neher, tout ce qu'a créé Wagner dans le domaine artistique procède d'une manière délibérée, à partir de sa volonté, sans que soit intervenue, de quelque manière que ce soit, une inspiration ou une intuition métaphysique, tout ce qui aurait laissé des traces de son expérience intime sans que sa raison et sa volonté ne l'ait trié ou sélectionné au préalable.

De là, selon André Neher, le dualisme très net entre la vie de Wagner, qui nous permet d'admirer Tristan et Iseult tout en nous écartant des miasmes du Judaïsme et de la musique. Léon Algazi a eu tort de confondre la sphère privée terrestre de l'homme et la sphère métaphysique de l'artiste. Il écrit encore : «Non, nous juifs, nous français, nous n'avons à nous défendre d'admirer l'oeuvre de Richard Wagner. D'abord et encore une fois parce que la vie privée de l'artiste et son oeuvre sont à distinguer très nettement, et ensuite parce que les manifestations de la vie privée même de Richard Wagner perdent de leur acuité si on se donne la peine de les expliquer en leur essence psychologique que révèle le document historique. (8)"

Inutile de dire qu'après la seconde guerre mondiale, André Neher ne portera plus le même regard sur Wagner. Il écrira alors : "Il est à la fois touchant et navrant de voir combien d'artistes juifs ont donné jusqu'au dernier moment leur concours au festival de Bayreuth qui s'affirmait depuis longtemps le centre de l'antisémitisme intellectuel et bourgeois en Allemagne. (9)"

Des études germaniques à l'hébraïsme

Lorsque se posera, pour André Neher, la question du choix de ses études, il optera pour les études germaniques qu'il entreprendra à l'Université de Strasbourg. Il choisira en 1935, comme sujet de son diplôme d'Études Supérieures, de traiter de Hugo von Hofmannsthal librettiste. Le choix de ce sujet n'est évidemment pas l'effet du hasard. Il trahit certes l'intérêt d'André Neher pour la musique mais aussi une certaine attirance pour le destin juif de la modernité, à travers l'analyse des livrets de Hugo von Hoffmansthal, le plus grand poète autrichien, juif par son père, librettiste de Richard Strauss qui vécut de 1874 à 1929 (10).

André Neher enseignera effectivement l'allemand, d'abord, avant la guerre de 1939 au Collège Erkmann-Chatrian de Sarrebourg, puis au Collège Cabanis de Brive la Gaillarde avant d'en être chassé par les lois raciales de Vichy en décembre 1940, puis, à partir de la Libération, au Lycée Kléber à Strasbourg jusqu'à son entrée dans l'enseignement supérieur. Son (relatif) divorce d'avec l'Allemagne est lié au tournant et aux tourments de la seconde guerre mondiale. À cette époque, la famille Neher est repliée à Lanteuil (Corrèze) près de Brive la Gaillarde, lieu de refuge que la famille dénommera Mahanaïm, et dont tous les membres confectionneront une Haggadah décorée, beau témoignage de résistance spirituelle en ce temps de misère. C'est en 1942 qu'André Neher prend la décision douloureuse de brûler le manuscrit de sa thèse de Doctorat, dirigée par le professeur germaniste Albert Fuchs, et dont l'intitulé était : L'Allemagne dans l'oeuvre de Heinrich Heine (11).

Ce sera désormais au judaïsme, à sa pensée et à ses écrits, spécialement aux études bibliques, que se portera d'abord son regard. C'est en 1950 que paraît chez Vrin sa thèse : Amos, Contribution à l'Étude du Prophétisme. À première vue, une telle étude paraît complètement éloignée de tout rapport avec l'Allemagne. Mais par sa redécouverte de l'exégèse traditionnelle juive, et par sa critique de Julius Wellhausen même si elle a pu paraître excessive, elle signifie aussi rétroactivement une critique acerbe de tout un pan de la culture allemande, celle des exégètes et des théologiens allemands, dont la science n'a pas toujours été à l'abri de préjugés théologiques et/ou antisémites.

En 1956, dans son Moïse et la Vocation juive, il opère un parallèle saisissant entre l'exil des Hébreux en Égypte et l'univers concentrationnaire mis en place par les nazis. Mais c'est en 1958 qu'il revient à l'usage de la langue allemande dans un article intitulé "Der Begriff der Erlösung in der jüdischen Theologie", publié en novembre 1956 dans le Freiburger Rundbrief, et qui reprend son intervention lors des entretiens théologiques de Bâle.

André Neher et l'Allemagne post-hitlérienne

Le Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg (12) publie une contribution d'André Neher : Les problèmes du judaïsme dans l'Allemagne actuelle. Il s'agit du texte d'une conférence tenue lors de la séance du 13 mai 1958 de la Société d'Études Germanique. L'importance de ce texte ressort à ce qu'il marque clairement le regard qu'André Neher porte alors sur l'Allemagne et qui ne variera plus guère par la suite. Il cite, au début de cet article, la phrase prononcée par Léo Baeck, survivant de Theresienstadt, en débarquant à New York le 4 décembre 1945 : "L'histoire des juifs en Allemagne est résolue une fois pour toutes." Cette déclaration, constate André Neher, se vérifie dans les faits. À la date où il écrit, il ne reste plus en Allemagne que trente mille juifs, vingt et un mille en République fédérale et six mille en République démocratique allemande soit, 0,05 % de la population. Un hebdomadaire, Allgemeine Wochenzeitung der Juden in Deutschland, déclare quarante mille lecteurs dont la majorité vit à l'étranger.

André Neher va souligner le contraste entre cette communauté exsangue et ce qu'était autrefois la communauté juive pré-hitlérienne et ce qui en est advenu, avant de parler des problèmes posés par l'existence des communautés des années cinquante. Il s'interrogera également sur l'attitude de l'Allemagne à l'égard non seulement de ses juifs ressortissants mais à l'égard du judaïsme dans son ensemble. En 1933, un demi-million de juifs vivent en Allemagne. C'est la communauté juive la plus importante d'Europe et elle occupe une place exceptionnelle dans la vie nationale ; Albert Einstein enseigne à Berlin et Sigmund Freud à Vienne. Sur seize prix Nobel acquis par l'Allemagne, douze ont été décernés à des savants et à des médecins juifs. Cette fécondité se manifeste aussi dans le domaine des arts : des noms comme Stefan Zweig, Otto Klemperer, Hermann Broch en sont la meilleure illustration. C'est en Allemagne que sont nées les trois grandes orientations théologiques du judaïsme moderne : la réforme avec Léopold Zunz et Abraham Geiger, le mouvement conservateur avec Heinrich Graetz et Zacharias Frankel à Breslau, la néo-orthodoxie avec. Samson Raphaël Hirsch. Le sionisme naît à Vienne avec Theodor Hertzl. Trois maîtres à penser dominent le paysage intellectuel juif : Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Martin Buber. Ce judaïsme n'avait rien de monolithique, diverses sensibilités s'y manifestaient, y compris un super-patriotisme quelquefois chauvin.

Mais dès les années vingt, l'idéal de l'assimilation poursuivi par beaucoup de juifs allemands se trouve remis en question par la diffusion concomitante de l'idéologie sioniste et de l'antisémitisme qui va croissant. Ce qu'écrit Franz Kafka, mort en 1924, dans son Journal Intime (13), ou Jacob Wasserman (mort en 1934) dans Mein Weg als Deutscher und Jude (14), rédigé en 1921, est l'expression de la situation désespérée à laquelle les juifs vont se sentir acculés. Jacob Wasserman conclut son livre par ces mots : "Zwichen grenzloser Einsamkeit und aussichtlosen Kamp. Es ist besser nicht davon zu denken.(15)"

André Neher rapporte ensuite les événements tristement connus qui suivirent la prise de pouvoir par Hitler : les premières exclusions et persécutions, les lois de Nuremberg en 1935, par lesquelles les juifs se trouvent totalement exclus de la société allemande, affublés de prénoms juifs, avec un tampon J sur la carte d'identité, et obligés de porter une étoile jaune. La moitié de la population juive réussit cependant encore à émigrer. Le 10 novembre 1938, lorsque la Nuit de Cristal a eu lieu, où flambèrent toutes les synagogues d'Allemagne, il ne restait plus que deux cent trente cinq mille juifs en Allemagne sur les cinq cent vingt-cinq mille que l'on dénombrait en 1933. Dès lors, la population juive d'Allemagne est livrée à un anéantissement systématique. En 1940, cent soixante mille juifs sont encore présents. En 1942, il n'en reste plus que quatre vingt mille, chiffre qui se réduit à vingt mille en 1943. Le 8 mai 1945, quinze mille juifs ont survécu grâce à quelques Justes des nations. Les autres ont partagé le destin des millions de juifs européens exterminés par les actions des sonderkommandos SS ou dans les camps de la mort, dans le cadre de la "solution finale de la question juive" mise en oeuvre par les nazis (16).

André Neher s'interroge ensuite sur le choix des solutions qui s'offraient aux survivants après la Shoah. Soit laisser mourir, de mort naturelle, les débris de la communauté ; soit fournir un démenti à Hitler : revenir d'exil pour revenir nombreux en Allemagne. Mais c'est une troisième solution que les juifs allemands ont choisi. Cette option est fondée sur un optimisme théologique qu'André Neher décrit en ces termes : "Il n'est pas possible qu'un grand peuple comme le peuple allemand, avec qui les Juifs ont coexisté fraternellement durant des siècles, n'en arrive pas à éprouver par lui-même, par un mouvement spontané, devant le vide volontaire, le besoin de retrouver ses frères juifs." Si le vide n'est pas resté absolu, il reste une telle disproportion entre la présence juive d'autrefois et le minuscule reste de survivants que l'on aurait pu s'attendre à un grand mouvement de repentance de l'ensemble de la population allemande. Que s'est-il produit dans les faits ? La période qui va de 1945 à 1948 est entièrement creuse. Il n'y a pas de déclaration officielle ou officieuse, ni de volonté de repentir exprimée. À propos de ce silence, André Neher cite un article paru dans Évidences de septembre 1949 où le pasteur Martin Niemoller explique que dans ces années les gens étaient trop préoccupés par les problèmes de survie matérielle pour se poser des questions concernant leur passé (17). Ernest Wiechert va plus loin encore. Il estime que les Allemands dans leur grande majorité ignoraient totalement ou n'avaient qu'une vague idée des atrocités commises dans les camps de concentration. Pourquoi alors, note André Neher, se repentir ? Le même Ernst Wiechert ajoute qu'il ne faut pas non plus oublier que lors de l'avance alliée, un grand nombre de détenus libérés pillèrent tout ce qu'ils trouvèrent sans se soucier de savoir qui ils dépossédaient. Cela a incité beaucoup de personnes à penser qu'il y avait tout de même de bonnes raisons pour maintenir les gens derrière les barbelés. Wiechert fait ici allusion au comportement de bonne conscience de ce que l'on appelait pudiquement, les Displaced Persons, autrement dit, les survivants des camps d'extermination, au nombre de quelque milliers, qui essayaient eux aussi de survivre dans les privations de l'après-guerre. Autrement dit, on en arrive pour excuser à accuser !

Les choses changent en 1948. Les arguments mentionnés par M. Niemoller et Ernst Wiechert sont balayés par le redressement économique de l'Allemagne. La proclamation de l'État d'Israël, le 15 mai 1948, va permettre l'immigration de Displaced Persons juifs sur la terre d'Israël. L'insertion progressive de la République Fédérale dans le concert des pays européens attachés aux droits de l'homme invitait les Allemands à un retour sur eux-mêmes à propos des juifs. En été 1948, le Katholikhentag de Mayence exprime un repentir public devant les immenses souffrances infligées aux juifs sans rencontrer de résistance ouverte. Le Synode de l'Église Évangélique, réuni à Berlin en 1950, proclame également que "par nos omissions et notre silence vis-à-vis du Dieu de miséricorde, nous aussi nous sommes coupables des forfaits commis contre les Juifs par les membres de notre peuple".

Sur le plan politique, la déclaration au Bundestag du chancelier Konrad Adenauer du 27 septembre 1948 fait date. Elle conduira aux accords du Luxembourg avec l'État d'Israël et les organisations juives mondiales sur les réparations se montant à trois milliards cinq cent millions de Deutsche Mark. Une partie de ces indemnités est allée à la reconstitution de communautés juives allemandes. Effectivement, synagogues et centres communautaires ont refleuri mais, ajoute André Neher : "elles contribuent à donner à ces communautés juives en Allemagne, cette apparence de grands corps sans âme." Un certain philosémitisme s'est aussi manifesté sur le plan intellectuel. Le prix Goethe est décerné en 1953 à Martin Buber, auquel va aussi le prix de la paix en 1954. La République Fédérale a célébré avec éclat le centenaire de la mort de Heinrich Heine en 1956. Il y là un contraste évident entre l'Allemagne de l'Ouest et la République démocratique allemande où apparaît un antisémitisme camouflé en anti-sionisme du stalinisme régnant.

Mais ce tableau positif laisse apparaître des zones d'ombre. Si les institutions se sont réveillées, qu'en est-il des personnes allemandes ? André Neher déplore l'apathie du corps enseignant allemand ; ainsi les manuels en usage du temps nazi demeurent encore en circulation. Rien ne signale que tel ou tel est mort ou s'est suicidé en exil. Si certains écrivains et journalistes abordent avec courage le problème juif d'autres plus nombreux restent marqués par le nazisme, cependant que reparaissent certaines publications franchement antisémites. Des jeunes s'efforcent de prôner l'amitié judéo-chrétienne cependant qu'un mouvement de sympathie s'est développé autour de la figure d'Anne Frank. En même temps, l'oberlehrer Zind regrette devant le tribunal d'Offenbourg de n'avoir pas fait abattre plus de juifs. De même, les avocats de Aff Veit Harlan, le metteur en scène du film antisémite Le Juif Suss, ont voulu le blanchir de tout soupçon de participation au génocide en prétendant que l'antisémitisme n'était qu'une opinion parmi d'autres.

Les faits demeurent donc équivoques et le bilan mitigé. On se trouve en présence, estime André Neher, d'une juxtaposition de réactions banales et primaires chez les masses et d'un sens aigu de la responsabilité chez une élite. Les observateurs s'accordent à déplorer la superficialité de l'esprit allemand actuel. Le "miracle économique", le merveilleux redressement politique jouent psychologiquement en faveur d'une hébétude paresseuse. André Neher cite l'avertissement de Heinrich Böll dans le numéro du jeudi-saint 1951 de la Kölnische Rundschau : "Il n'y a pas de miracle économique. Il n'y a de miracle que de la résurrection. Il est blasphématoire de désigner par le terme de miracle un essor économique. Les meubles, les caméras, les étoffes et les machines dont nous chantons le miracle, sont exposés aujourd'hui même à l'endroit de Cologne, où il y a dix ans à peine, les juifs de Cologne et de Rhénanie étaient régulièrement rassemblés pour partir vers les camps de la mort mais à ceci, personne ne pense." André Neher mentionne encore les réactions d'auto-défense de l'allemand de la rue à l'égard d'une culpabilité trop vaste pour être assumée. On pratique le wegdenken, l'effort d'escamoter la réalité de ce qui fut : non ce ne furent pas six millions, seulement deux millions, seulement un million, nur ein Million. Comme l'écrit Walter Dirks : "Dieses nur ist mörderich, par ce nur restrictif nous reprenons à notre compte la vocation meurtrière des nazis. (18)"

Les réparations matérielles ellesmêmes ont eu un effet pervers, dans la mesure où elles pouvaient conduire certains allemands à se déclarer quittes à l'égard des juifs. Comment provoquer un vaste mouvement de réparation morale au sein du peuple allemand, s'interroge André Neher ? La seule chance de susciter un tel mouvement réside, estime-t-il, dans les élites, et doit se concentrer sur le plan éducatif d'abord. Mais les éducateurs doivent eux-mêmes être éduqués, afin d'apprendre aux Allemands à connaître les Juifs et le judaïsme tels qu'ils sont. Il écrit encore : "Il faut faire ressentir que nous sommes après la réparation matérielle mais dans l'Avant moral." Plutôt que d'appeler les coeurs à un repentir ne pouvant qu'advenir plus tard, il faut implanter en eux un remords (19).

La présence de l'Allemagne paraît quelque peut s'estomper les années suivantes dans l'oeuvre neherienne. C'est, en effet, le Maharal qui occupe le devant de la scène, lorsque paraît en 1966 Le Puits de l'Exil, La théologie dialectique du Maharal de Prague. Mais peut-être est-ce là une vue superficielle quand on se rappelle que Prague était à cette époque une cité du Saint-Empire Romain Germanique et que l'on pense aux relations qu'André Neher a mis en valeur lorsqu'il a décrit les relations du Maharal avec l'Empereur Rodolphe et le milieu praguois, relations sur lesquelles il est revenu en 1974 avec son David Gans.

Mais c'est sur un tout autre plan que se poursuit son dialogue implicite avec l'Allemagne, avec son grand livre publié en 1970, L'Exil de la parole, du Silence biblique au Silence d'Auschwitz. On voit comment André Neher, dans son questionnement douloureux, se sent spécialement proche de tous ces écrivains juifs de langue allemande comme Karl Wolfskehl (1950, Job et ses quatre miroirs -20), Margarete Susman (Job et le destin du peuple juif -21) ou Martin Buber (L'Éclipse de Dieu -22), qui ont tenté de déchiffrer le sens et le non-sens de la Shoah à travers le paradigme du Livre de Job. Avec eux, il évoque le no God's land de l'Absence divine et le no man's land de la "neutralité des hommes" devant cette face de Satan incarnée par le nazisme.

Dans Ils ont refait leurs âmes, paru en 1979, André Neher nous reparle de la relation entre la Teshubah et l'Allemagne, non plus à propos des Allemands non-juifs, mais à propos des écrivains juifs immergés dans la culture allemande ; de Heinrich Heine à Arnold Schoenberg, récapitulant les étapes, quelquefois inachevées, qui ont mené ces intellectuels juifs du reniement au renouement.

Du Maharal à Thomas Mann et Arnold Schoenberg

Venons à présent à l'un des derniers livres d'André Neher. Il a comme titre Faust et le Maharal de Prague, Le Mythe et le Réel, et a été publié en 1987. Il y retrace l'histoire des deux mythes jumeaux, celui de Faust (23), et celui du Golem (24), nés à l'époque de la Renaissance, autour de 1580. Mythes auxquels se sont alimentés jadis Johann Wolfgang von Goethe et Hector Berlioz, Gustav Meyrink et Franz Kafka dans notre siècle. Il note que c'est en 1587 que surgit le mythe de Faust dans le Volksbuch et que la pièce de Christopher Marlowe The Tragic Story of the Doctor Faustus (25) date de 1588, cependant que la légende qui attribue dix ans d'existence au Golem du Maharal le situe entre 1580 et 1590. Le sommet de ces mythes est atteint avec Faust (26) de J. W. von Goethe (1770-1830), ainsi qu'avec L'apprenti Sorcier (27), qu'il publie en 1790.

En 1947, ces deux mythes ressurgissent au lendemain d'Auschwitz et d'Hiroshima. C'est en 1947 que Th. Mann publie son roman Doktor Faustus (28). Le pacte avec le diable, c'est à présent le délire d'une Allemagne démoniaque, dont le génie musical est centré et concentré sur Auschwitz. La même année, Norbert Wiener écrit Cybernetics (28), dont la clé est fournie par son livre ultérieur, God and Golem inc.(30), publié en 1964. Par Faust aussi bien que par le Golem, l'homme d'après Auschwitz et Hiroshima se sent pareillement interpellé. La statue du Maharal à Prague, sculptée par Ladislas Saloun, apparaît à André Neher comme un double de Faust. Et André Neher de mettre en parallèle la première scène du premier Faust de J. W. von Goethe avec le passage bien connu du Zohar sur les limites de la connaissance humaine. Faust s'exclame : "j'ai étudié hélas, la philosophie, le droit, la médecine et - je regrette de devoir l'avouer - également la théologie, j'y ai consacré loisirs et efforts - et me voici, pauvre imbécile, aussi sot qu'au départ." Le Zohar, pour sa part, s'exprime ainsi : "Lorsque l'homme questionne, il scrute pour entendre et connaître, degré après degré jusqu'au degré ultime. Et lorsqu'il arrive là, c'est quoi ? Quoi donc, que sais-tu maintenant ? Qu'as-tu contemplé maintenant ? Qu'as-tu scruté ? Tout est aussi fermé qu'au départ ! (31)"

Toute la cinquième et dernière partie du livre est consacrée au Doctor Faustus de Thomas Mann. La trame du roman est la vie d'Adrian Leverkuhn, racontée par un ami. Adrian Leverkuhn est un musicien et compositeur, frère de Faust par son pacte avec le diable contracté en 1912. Ce même Th. Mann qui entre 1933 et 1939 s'était opposé au mythe païen et hitlérien en rédigeant, à partir des sources midrashiques, ses admirables Histoires de Jacob et de Joseph (32), décrit dans le roman un pacte avec le diable contracté par le peuple allemand à travers la métaphore de la musique. André Neher retrouve dans le roman la trame de toute l'histoire politique de l'Allemagne : "Martin Luther- Richard Wagner-Adolf Hitler : c'est la ligne de l'histoire réelle que Thomas Mann insère dans le méga-mythème de son Faust. (33)"

Le narrateur du roman n'est pas Th. Mann lui-même mais un personnage imaginaire, Sérénus Zeitblom, disciple d'Adrian Leverkuhn, docteur en philosophie comme le Doctor Faustus au seizième siècle. Deux temporalités s'entrecroisent donc dans le roman : Adrian Leverkuhn est contemporain de l'époque wilhelmienne et de Weimar, cependant que Sérénus Zeitblom est censé écrire durant les années les plus terribles du IIIe Reich et de la seconde guerre mondiale. Or le coeur du roman est la création de la musique dodécaphonique. Dans le roman, c'est Leverkuhn qui est présenté comme l'inventeur de cette musique avec une occultation totale du nom de son véritable créateur, Arnold Schoenberg et de son identité juive. Thomas Mann a complètement scotomisé ce nom dans le roman où il cite quantité d'autres musiciens.

Comment cela est-il possible ? Comment une telle non-relation a-telle pu s'établir entre deux génies contemporains de la culture allemande (34)? Les deux se sont exilés aux États-Unis. Arnold Schoenberg arrive à Los Angeles en 1933, Th. Mann s'y installe en 1939, avec beaucoup d'autres réfugiés de l'intelligentsia allemande. Les deux ont mené des existences parallèles. À un certain moment, il est question parmi les réfugiés allemands qui séjournent aux États-Unis de créer un gouvernement allemand en exil, dont le président serait Th. Mann. Celui-ci, après quelques jours de réflexion, décline l'offre et le projet sera enterré. Arnold Schoenberg, de son côté, dans des notes rédigées dès 1933, élabore un programme politique en quatre points, culminant dans la constitution d'un gouvernement juif en exil, mais sa voix prêche dans le désert !

Le choc entre les deux personnalités se produit avec la publication du roman, rédigé entre 1943 et 1947, et la parution simultanée de sa genèse sous le titre Le Journal du Docteur Faustus, le roman d'un roman (35). Étrangement, ce n'est que par une note que son auteur avertit sur le dernier feuillet de son roman de sept cent pages, de la ressemblance de son héros principal avec un "compositeur et un théoricien contemporain : Arnold Schoenberg." Il reconnaît non sans ambiguïté et sur un ton dédaigneux que les passages du livre qui traitent de la théorie musicale "doivent certains détails" à l'Harmonielehre (36) (1913) d'Arnold Schoenberg, que celui-ci lui avait adressé en 1943 (37). Or cette note a une histoire. En fait, la première édition allemande du Doctor Faustus était sortie des presses dans l'Allemagne de 1947 sans aucune précision. Ce n'est que sur l'intervention d'Alma Werfel (38), que Th. Mann ajoute cette note. André Neher met en relief l'incongruité de rattacher la paternité de la musique dodécaphonique à un fou et à un malade alors que le créateur de cette musique est votre voisin, avec lequel on entretient apparemment des relations d'amitié.

André Neher raconte en détail ce qui s'ensuivit dans la relation entre les deux hommes. Thomas Mann dédicace à Arnold Schoenberg le roman avec la formule suivante : "Dem Eigentlichen" ("Au propriétaire réel"). C'est alors qu'Alma Werfel obtient de Th. Mann la publication de la note en question. Mais l'ambiguïté et le ton dédaigneux de celle-ci suscite la colère d'Arnold Schoenberg, qui répond dans un article publié dans la Saturday Review of Literature d'octobre 1948. Thomas Mann l'ayant traité dans sa note de "compositeur et théoricien contemporain", Arnold Schoenberg réplique : "Contemporain ? On verra bien. L'avenir dira lequel des deux était le contemporain de l'autre." Les amis de l'un et de l'autre s'entremettent alors. On décide de publier ensemble les deux lettres, celle d'Arnold Schoenberg, déjà parue, et la réponse inédite de Thomas Mann dans le numéro du 1er janvier 1949 du Saturday Review of Literature. Le débat partage les admirateurs des deux grands hommes et entredéchire les disciples. Thomas Mann se justifie dans son Journal du Docteur Faustus, publié en même temps que le roman. La thèse de Thomas Mann revient à dire, selon André Neher, que l'ancrage de la musique sérielle dans le mythe de Faust l'autoriserait à considérer la dodécaphonie comme son bien propre. Arnold Schoenberg réagit d'abord par un texte parodique empreint d'humour amer, qui restera non-publié de son vivant (39).

Mais la réponse véritable d'Arnold Schoenberg apparaît à André Neher comme formulée dans un autre texte rédigé en 1948, The Blessing of the Dressing (40), sorte de testament de l'éducateur qu'a toujours voulu être Arnold Schoenberg. Il pose le problème de la communication entre maître et disciple. Pour lui, Thomas Mann est l'un de ces élèves pour lequel la connaissance du secret de la musique dodécaphonique reste et restera toujours interdit, parce que l'acquisition qu'il en a faite s'est réalisée d'une manière indirecte, discursive, impersonnelle.

André Neher mentionne, à ce propos, le rôle de Méphisto joué par Theodor Wiesengrun Adorno. Thomas Mann a lu dans les écrits de Th. Adorno une interprétation de la musique d'Arnold Schoenberg grosse d'implications démoniaques. Theodor Adorno est un disciple retourné contre son maître, pour des motivations complexes, mais où son judaïsme refoulé joue un rôle au moment où Arnold Schoenberg affirme son judaïsme dans sa vie et dans son art (41).

Quel est donc le secret que Thomas Mann n'a pu saisir dans la musique dodécaphonique d'Arnold Schoenberg ? André Neher estime que ce secret est celui de l'inspiration maharalienne de la dodécaphonie. Certes, Arnold Schoenberg lui-même n'a jamais mentionné directement le Maharal. Mais Neher procède par convergence d'indices. Il relève dans un article du critique musical René Leibowitz sur l'oeuvre d'Arnold Schoenberg, les termes "d'au-milieu" (à propos des oeuvre tonales s'insérant au milieu de ses oeuvres dodécaphoniques) et de "doute radical" à l'égard du nouveau système qu'il avait créé (42). Le terme "au-milieu" paraît à André Neher faire écho à l'emtsa du Maharal. Il en va de même pour ce qui est du passage par le "doute radical". Avec le doute radical, on retrouve le pari, le jeu divin, l'insécurité radicale venue de la Bible et du Midrash, si présents chez le Maharal, si présents également dans le mythe de Faust. Arnold Schoenberg n'a t-il pas renoué avec ce thème maharalien dans les derniers mots de son Psaume 151 resté inachevé : "Und trotzdem bete ich" ("Et pourtant je prie (43)").

Les travaux d'Alexander L. Ringer, qui fournissent des indications sur la réception du hassidisme à travers les écrits de Martin Buber, auprès de l'intelligentsia juive du temps d'Arnold Schoenberg, lui apportent une seconde série d'indices (44). Mais André Neher met plus spécialement l'accent sur l'intérêt porté par Arnold Schoenberg aux nombres. Il estime que l'inspiration des savantes arithmétiques de sa musique atonale est chez lui d'ordre religieux et métaphysique. Ringer évoque lui-même l'influence du Maharal à propos d'une brève méditation écrite par Arnold Schoenberg en 1922, intitulée Kunst-Gole. Il attire aussi l'attention sur l'axe central de tout le système du compositeur : la dodécaphonie, module de douze sons. Le principe de la dodécaphonie reposerait sur les douze tribus d'Israël, ce qui nous renvoie encore une fois au haut-Rabbi Loeb. Et certes, le Maharal opère de nombreuses variations autour du chiffre douze (45). Mais André Neher fait remarquer que le numerus perfectus d'Arnold Schoenberg n'est pas douze mais six : les douze sons n'atteignent leur perfection que par l'effet d'un mouvement simultané de l'élan et de la régression. Six est le nombre parfait. Six, charpenté chez le Maharal selon les six arêtes du cube, est la figure de la plénitude, plénitude atteinte par la tension entre les six pôles (46). Le douze se cache à l'intérieur du cube en son milieu (47). Et l'on sait encore que le Maharal scande ses grandes oeuvres selon ces six dimensions qui correspondent aux solennités de l'année juive (48).

En 1912, à Prague aussi, Arnold Schoenberg écrit les premières lignes de l'Échelle de Jacob, dont il rédige le livret en 1917. L'accompagnement musical n'en sera jamais achevé. Il offrira ce livret en 1943 à Th. Mann. On peut considérer cette oeuvre comme "l'acte créateur de la dodécaphonie". Au commencement du livret, l'archange Gabriel lance en thème guidant l'ensemble du drame, la figure de la plénitude inachevée, celle des six arêtes du cube et de son centre vivant mais caché : "Que ce soit vers la droite, que ce soit vers la gauche, vers l'avant ou vers l'arrière, en montée ou en descente, il faut avancer sans s'interroger sur ce qui est devant ou derrière vous. L'essentiel doit resté caché ; vous aviez le droit, vous aviez le devoir de l'oublier, afin de pouvoir accomplir la tâche." André Neher s'autorise de ce thème pour affirmer qu'il y a eu entre le Maharal et Arnold Schoenberg, rencontre initiatrice de l'oeuvre.

Arrêtons-nous là pour constater que le souci de l'Allemagne a habité la pensée d'André Neher depuis les jours de sa jeunesse jusqu'à ses dernières oeuvres. Issue d'une démarche située d'abord sur le plan de l'esthétique, sa réflexion concernant l'Allemagne s'est infléchie sous le choc produit par la Shoah pour en tirer toutes les conséquences sur le plan personnel comme sur celui de sa pensée. Contrairement à ce que dit l'archange : "il faut avancer sans s'interroger sur ce qui est devant ou derrière vous", André Neher n'a cessé de s'interroger pour nous permettre d'avancer encore et encore, et pour cela nous le remercions.


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