En décembre 1966, André Neher, représentant éminent du Judaïsme et de l'Université de France, recevait à Strasbourg l'Israélien Yossef Agnon à qui venait d'être décerné le prix Nobel de Littérature.
Hier, la France et Israël, Jérusalem tout entière, étaient réunis au Campus de l'Université, à la Maison de France, pour honorer André Neher, le philosophe, l'écrivain, le professeur, l'homme de sciences et de courage, qui a mis sa vie au service des plus nobles causes de notre temps.
L'occasion était solennelle puisqu'il s'agissait de lui remettre les insignes de Chevalier de l'Ordre National de la Légion d'Honneur. Son parrain était son ami, le Rabbin Albert Hazan ; il sut tempérer la solennité de l'instant et du cadre d'une pointe d'émotion, qui multipliait l'amitié de deux hommes représentant bien là notre siècle, ses héroïsmes et ses problèmes Lorsqu'Albert Hazan épingla la Croix de la Légion d'Honneur sur la poitrine d'André Néher, en associant à l'hommage Renée Néher, la compagne, la collaboratrice, elle-même écrivain, professeur, historienne, la foule des grands jours présente dans la salle se leva, et marqua par des applaudissements fervents sa joie de saluer l'homme et, son œuvre.
La France était représentée non seulement par des membres du corps diplomatique à Jérusalem et Tel-Aviv, mais aussi dans ses hautes valeurs spirituelles, auxquelles André Néher sut rendre un hommage sans fard dans la conférence qui précéda la remise des insignes de la Légion d'Honneur. Au lieu des discours de circonstance qui accompagnent généralement les remises de décoration, nous eûmes, en effet, le privilège d'entendre une leçon magistrale, inoubliable à bien des égards.
Chacun sait qu'André Néher est un magicien du verbe, un conférencier au charme, à la persuasion, à l'autorité duquel il, est difficile d'échapper. Mais ce soir-là, André Néher fit sortir la Parole de son exil. Sa voix était, à bien des égards, prophétique. L'itinéraire qu'il a décrit, en suivant, le dessein de sa propre vie, est celui de toute une génération confrontée aux grands drames de l'exil et du retour. Sans rien taire ni maquiller, dans ce grand honneur qui est sien - et qui est aussi celui de David Gans, dont l'un de ses derniers livres ressuscite l'œuvre -, ce grand honneur de servir la la vérité, au-delà même de toute prudence.
Le titre de la conférence de Néher était "Enseigner, c'est dire Espérance". En fait Néher, de sa voix grave, au rythme martelé de son propos, a brossé en une heure de temps une vaste fresque historique, articulée sur les trois "impasses" qui marquent notre génération - l'impasse de la défaite de la France une fois de plus envahie par l'Allemagne et, cette-fois, par l'Allemagne nazie ; l'impasse de l'Holocauste où périrent des millions de Français; l'impasse des guerres d'Israël et de la solitude d'un pays qui n'a pas encore trouvé la paix. Et à ces trois impasses, qui sont aussi celles où notre temps menace de se développer, Néher apporte une grande réponse : l'Espérance, Enseigner c'est dire Espérance.
Dès lors, la vie d'un homme s'érige sur notre temps comme un immense symbole.
Néher naît en octobre 1914, à Obernai, au début de la première guerre mondiale. Il a 25 ans lorsqu'il est chassé de l'Université par la loi du 20 décembre 1940, portant sur le statut des Juifs. Par personnes interposées, c'est Hitler qui fait la loi en France et en Europe. Il faut payer le prix du sang : les Allemands déportent professeurs et étudiants de l'Université de Strasbourg réfugiée à Clermont-Ferrand. J'étais présent là où l'École Rabbinique de France s'était également repliée, lorsque le drame éclata : le massacre de 120 Alsaciens déportés d'une ville française par les nazis.
Ces événements précipitent le Retour de notre génération vers sa source biblique, André Néher signe alors un pacte de sang avec les valeurs pour lesquelles il se bat, témoin fidèle, en écrivant sa grande œuvre de philosophe, de bibliste, d'essayiste, d'historien de la pensée.
En collaboration avec sa sa femme, Renée Neher, ils animent, couple exemplaire, la renaissance du Judaïsme français au lendemain des grands massacres hitlériens à Strasbourg, à Paris, par une action dont les fruits sont bientôt goûtés par la France, l'Europe, le monde entier : l'œuvre écrite se diffuse en six langues, atteint des millions de lecteurs, qui découvrent, grâce à André Néher, les horizons insoupçonnés de la pensée juive. Il n'a pas besoin d'être obscur pour être profond, ni pompeux pour être bouleversant. Le livre d'hommage que plusieurs dizaines d'écrivains viennent de lui dédier n'exprime qu'une partie de l'admiration et de la reconnaissance que lui vouent ses amis et lecteurs.
Puisatier de la lumière et de l'espérance, Néher ne pouvait, en devenant membre de l'Ordre National de la Légion d'Honneur, manquer à l'honneur de dire sa plus profonde vérité, sans la masquer, sans la farder. A l'honneur qui lui était fait, il devait ainsi répondre en nous faisant l'honneur d'être vrai et fidèle à l'image la plus noble, la plus belle, la plus généreuse qu'il a de la France.
Néher a des phrases bouleversantes pour dire son émotion de Français, d'Alsacien et de Juif, face au choix de la politique française en 1940 et en 1967, il le fait non pas en politique, mais en serviteur de la vérité ; en porteur non pas d'une critique, mais d'un témoignage dont il connaît le poids du sang. Néher a eu l'honneur et le courage de le dire : les Français d'Israël, les Juifs de France avec tant de Français, tant de Chrétiens amis d'Israël, sont profondément bouleversés par ce qui est 1940 et en 1967, au regard de ses auteurs, un simple changement d'orientation politique.
Mais à la Maison de France, André Néher était entouré d'amis et tous, sans exception, ont compris que son angoisse avait pour objet non seulement la sécurité d'Israël ou l'âme de la France, mais plus profondément, les réalités et les dangers du monde modernes
"L'option du pétrole, a-t-il dit, est chez les Arabes, une insulte à l'Islam !" Or, cette option nous concerne tous, elle engage non seulement l'avenir d'Israël ou l'âme de la France, mais l'avenir de l'Humanité sur laquelle pèse, de nos jours, là très réelle, l'effroyable menace nucléaire.
Mais acculé dans la triple impasse de, notre temps riche en guerres, en persécutions et en menaces, Néher et c'est là sa vraie grandeur -- n'a jamais cessé d'espérer. "Enseigner, dit-il, c'est dire espérance". Au cœur de ses déchirements d'homme, Néher, à longueur de vie, ne cesse d'enseigner, de dire, de chanter l'espérance. La création souligne-t-il, est un pari sur l'espérance. Et dans sa Yeshiva céleste, Dieu ne cesse de nous poser une seule question: "As-tu espéré?"
L'honneur de Néher - et qui l'accorde à l'âme des prophètes et des apôtres qui firent la grandeur de Jérusalem, c'est de ne jamais avoir désespéré, d'espérer même contre toute espérance. Il a tenu, pour sa part, le pari de l'espérance, et il nous l'enseigne gravement, pathétiquement parfois, mais sans jamais nier l'clair d'humour qui émane de son beau regard, ni le sourire, souvent ironique, de sa bouche. Oui, ses "perles-leçons" savent garder la saveur parfois acide des framboises d'Obernai, la bonté généreuse et le goût de l'humanisme français dont il est, en notre génération, l'un des plus authentiques représentants. Il l'a prouvé une fois de plus, de retour auprès de ses sources les plus profondes, lui qui a su redevenir homme de Yérouchalaïm, habitant de la rue Alkalaï.
"As-tu espéré ?", demande le Dieu de Jérusalem à tous ses enfants.
A travers les impasses qui ne réussissent pas à l'emprisonner, chevalier d'un unique amour et d'une vérité unique, merci à vous, André Neher, d'avoir eu le courage de répondre avec force, avec vérité, avec amour :
"Oui, je n'ai jamais cessé d'espérer".