Une année d'études en Lituanie

Carnet de route tenu par Samy Klein pendant son voyage de Strasbourg à Telšiai.
Boursier de l'Ecole rabbinique il avait obtenu de passer l'année scolaire 1936-1937 soit en Israël soit à Telsiai , et comme il l'écrit, le visa pour Telsiai est arrivé le premier !
Merci à Madame Annie-Rose Elalouf, fille de Samy Klein de nous avoir communiqué ce document inédit.

Pour lire la traduction des mots sur fond bleu dans le texte, posez le pointeur de la souris sur le mot, sans cliquer : la traduction apparaîtra dans une bulle.

בס"ד

Samy Klein pendant son service militaire (1938)

19 novembre 1936 "enfin seul !"

Dans la petite ville de Telšiai, à 1700 km de Strasbourg, tout déjà est silencieux.
J'ai profité de ce calme pour commencer le journal de mes pérégrinations lituaniennes qui débutent par celui des aventures auxquelles je fus mêlé au cours du voyage.
Me voici pour neuf mois séparé des miens c'est donc au papier que je vais confier toutes les impressions que j'ai recueillies au lieu de les communiquer tout de suite à ceux que cela pourrait intéresser.
Ensuite ils pourront les lire. Si cela les intéresse naturellement ....
Enfin, je tiens à préciser que ces notes jetées hâtivement sur le papier n'ont ni dans la forme ni pour le fond aucune prétention littéraire si l'on peut dire....

Comment, en partant pour Petah-Tiqwah, on aboutit à Telšiai,

Je préviens tout de suite que cette histoire est très compliquée, la dernière chose à faire c'est d'essayer de la comprendre...

J'avais toujours eu l'intention de passer un an dans une yechivah. Celle de Petah-Tiqwah me paraissait tout indiquée pour différentes raisons dont la plus importante est que cette localité se trouve en Palestine. Mais le Palestine Government ne délivre les visas qu'avec la plus grande circonspection. Ainsi fit-il pour moi et au mois de novembre j'attendais toujours un certificat sollicité depuis juillet. De guerre lasse je résolus de partir pour Telšiai. Mais le directeur de l'École Rabbinique de France et une certaine Commission administrative dont on connait le nom plus que l'action ne laissent partir les élèves qu'avec la plus grande circonspection. Ainsi les tergiversations me firent elles perdre un certain nombre de journées. Pourtant je demandai un visa lituanien. Mais le Gouvernement lituanien a cet avantage sur le Gouvernement français qu'il ne laisse pénétrer les étrangers sur son territoire qu'avec la plus grande circonspection. Les pourparlers avec la légation de Lituanie trainèrent donc en longueur. Cependant j'obtins un visa.

Quelque temps après, je reçus également le visa palestinien mais j'étais déjà en Lituanie.
Enfin, après que le Directeur m'eut accordé la permission de partir pour Telšiai, il m'écrit une lettre dans laquelle il émet l'espoir que je n'ai pas profité de cette permission.
Aïe ma pauvre tête !

Tout cela, d'ailleurs, ne m'avait pas empêché de partir pour la Lituanie et ce voyage me donna tout d'abord l'occasion de faire la connaissance du peuple le plus docile de la terre je veux dire les Allemands nationaux-socialistes.

Un pays de bottes

Quand on a franchi le pont de Kehl, sur dix personnes que l'on rencontre, trois au moins sont en uniforme et six portent des bottes. A voir ces garçons de vingt ans marcher fièrement au pas de l'oie d'un air farouche, digne et résolu, les mains dans les poches avant des pantalons de sport on dirait que leur marche a un but précis et qu'il ne manque au tableau qu'un poteau indicateur portant en lettres capitales "Nach Paris" avec bien entendu une flèche et un point d'exclamation adéquats.

La première fois que je fis cette année le voyage de Kehl, le garde-frontière préposé aux "devises" m'ayant dévisagé avec méfiance me fit l'honneur du salon c'est à dire qu'il m'enjoignit de pénétrer dans un petit réduit ou il me suivit et dont il ferma soigneusement toutes les issues. Puis seul devant D., sa conscience moi et la photographie du Führer, il me fouilla. C'est alors que je pus établir mon premier théorème sur les douaniers allemands : "La fureur inquisitrice du douanier est inversement proportionnelle à la positivité du résultat acquis".

Je prie le lecteur de me dispenser de la démonstration. Qu'il suffise de savoir que ce gabelou inspecta tout ce qu'il trouva sur moi de la semelle de mes chaussures à mon calendrier israélite où il ne comprit rien du tout .Mais le règlement n'est-ce-pas, ordonne d'inspecter non pas de comprendre. D'ou mon second théorème de la journée : "Le dépit du douanier croît en raison inverse du calme ironique de la victime ".
Cette fois il s'agit presque d'un axiome.

Les deux premières pages du manuscrit de Samy Klein
Je finis néanmoins par sortir de cette gèhenne (גיהנם) après avoir souhaité au Cerbère plus de chance au prochain coup....

La seconde fois que je me rendis à Kehl ayant cette fois Telšiai pour destination je fus étonné de voir que tout était sombre du côté allemand : ces Messieurs procédaient à des Verdunkelungsubungen (exercices d'obscurissement) pas mal réussis d'ailleurs, mieux en tout cas qu'à Paris où les communistes veulent absolument ne pas savoir comment se protéger en cas d'attaque aérienne, quittes ensuite à accuser le gouvernement d'assassinat et l'armée d'ineptie. Toutes les lampes de tous les édifices non recouverts de la toile imperméable à la lumière portaient un couvre papier s'opposant à la diffusion de la lumière. Dans le train, bien que les stores fussent baissés les lampes avaient été mises en veilleuse. J'aurais voulu voir comment cela se serait passé chez nous ! Entre Kehl et Appenweier (?), tout marcha à merveille : personne ne broncha, tout le monde étant sans doute impressionné par le nombre respectable de bottes et d'uniformes supplémentaires mobilisés pour la circonstance. On remarquait bien qu'on était au pays de l'organisation !

Cela devint encore plus sensible à Appenweier : chez nous qui sommes, comme chacun le sait et comme tout Allemand l'apprend en classe le peuple le moins bien organisé de la terre, un train si long qu'il soit, lorsqu'il entre en gare, y entre non pas à moitié mais tout à fait. Dans la patrie d'organisation soi-même, il arrive que le wagon de Berlin reste en arrière de la gare et que le chef de gare se trompe de quelques trente mètres sur l'emplacement dudit wagon. Or le rapide dont fait partie ce wagon s'arrête trois minutes à Appenweier. Donc, lorsqu'on est habitué à voyager en un pays désorganisé où les wagons arrivent à quai, on a juste le temps une fois le train arrivé, de se hisser dans le wagon. Autre chose : en France un employé passe avant le départ du train pour vérifier que les portes de chaque wagon sont closes. En Allemagne, c'est parfaitement inutile puisque les journaux, comme je ne tardai pas à l'apprendre, n'ont pas le droit de révéler les accidents de chemin de fer. Mais cela c'est une autre histoire.

Le train file à travers le pays de Bade : en face de moi un sous-officier des SA qui doit méditer quelque discours du Führer (le pôvre). A Mannheim une jeune femme monte avec son petit garçon. Celui-ci qui se révèle berlinois à son accent et par son culot, amuse tous les voyageurs qui, par la mère sont promus au grade de "onkel" ou de "tante" s'il s'agit d'une dame. Moi-même, j'ai cet insigne honneur. Après tout ma famille est si grande qu'on ne sait jamais ! Cependant, j'aimerais mieux dormir plutôt que de divertir un jeune aryen. Aussi à Fft je déménage et vais rejoindre dans un autre wagon un jeune allemand qui se morfond dans sa solitude.

L'on dit souvent au-delà du Rhin que le Français a le défaut de raconter sans coup férir toute sa vie même à des inconnus. C'est possible : toujours est-il qu'au bout de cinq minutes je sais tout de mon compagnon de route alors que lui en est encore à se demander de quelle nationalité je peux être. Après que nous ayons, chacun sur notre banquette, fait un bon somme de cinq heures, ce monsieur me raconte qu'il est employé comme civil à un bureau militaire ; qu'il aimerait bien voyager mais qu'avant d'accepter son poste il a dû jurer de ne pas quitter l'Allemagne. J'apprends successivement des choses fort intéressantes : l'Allemagne me dit-on est un très beau pays. Malheureusement les Allemands d'aujourd'hui sont bien à plaindre, ils ne savent pas ce qui se passe au dehors, on leur cache tout ce qui est susceptible de les intéresser. Ainsi avant-hier encore, s'est produit prés de Fft/m un grand accident de chemin de fer : aucun journal n'a pu le rapporter (ce n'était sans doute pas le moment de me dire ce fait divers mais en tout cas il corrobore mon hypothèse sur l'inutilité de faire vérifier la fermeture des wagons). Ce jeune homme est charmant du reste et pousse l'amabilité au point de me dire que l'antisémitisme était la plus grande bêtise du Troisième Reich (à ce moment il savait que j'étais Français mais ignorait ma religion.) On me dira que ce quidam loquace était peut-être un espion: je ne le crois pas.

A Brandebourg il descendit et fut remplacé par un petit vieux qui allait pour la première fois à Berlin et un grand maigre, tous deux quelque peu originaux. Le vieux nous expliqua tout de suite que la conversation est le plus grand bienfait des voyages, théorie qu'il mit intégralement en pratique puisqu'il ne cessa de bavarder qu'au moment où le train arriva à quai. Je sus bientôt que ce sympathique individu avait 62 ans, qu'il se rendait chez un ami habitant le quartier Nord de Berlin, qu'il aimait le tabac à priser et abhorrait les personnes peu communicatives. Son acolyte me dit fort aimablement sans que je l'en eusse prié qu'il remplissait à Königsberg les honorables fonctions de maitre d'hôtel, qu'il avait 54 ans, possédait une fille, un gendre et un adorable petit fils. En réponse à toutes ces confidences je me contentais de dire que j'étais du pays de Léon Blum. Immédiatement deux têtes se penchèrent vers moi, anxieuses et empreintes de la plus grande curiosité. Cette mimique je l'ai remarquée à chaque fois que je révélais ma nationalité. Même le nazi militant que je rencontrai entre Berlin et Tilsitt n'y coupa pas. Pour revenir à mes compagnons de route, j'oubliai de dire que le petit vieux portait à sa boutonnière une immense croix gammée. Après dix minutes de conversation je pus formuler mon troisième et dernier théorème sur l'Allemagne moderne. Le voici sous forme originale :
"Les dimensions de la croix gammée arborée par un individu en Allemagne sont inversement proportionnelles à celles de ses convictions nationales-socialistes".

Du reste, ce fut le maître d'hôtel surtout qui critiqua le régime pour vanter celui des Hohenzollern. "Hitler dit-il en substance a mis contre nous la France, la Russie, la Belgique, la Hollande, la majeure partie de l'Angleterre et la Pologne. A part cela nous n'avons que des amis sans compter l'Italie modèle de constance et le Japon notre frère de lait". Le vieux jetait à droite et à gauche des regards horrifiés et cherchait à calmer son voisin qui y allait de plus en plus fort. Moi-même, comme vous pouvez vous l'imaginer je me tordais. Encore un espion ce maître d'hôtel ? Je suis plutôt porté à croire que le régime allemand tend à craquer en pas mal de points et que le mécontentement augmente. Quand même je veux bien admettre que le SR de Hitler fonctionne à merveille mais de là à conclure que sur trois allemands, deux sont des espions il y a de la marge!

Avant d'arriver à Berlin encore un incident bien caractéristique : l'on sait qu'en Allemagne existe entre autres le système des Raucher et Nichtraucher. Nous nous trouvions dans une troisième catégorie de compartiments où aucune inscription ne mentionnait la qualité du nôtre. En bon allemand, en excellent allemand, le maître d'hôtel admit que l'inscription Rauchen gestattet faisant défaut ce devait être défendu ou Verboten ce qui était méconnaître profondément le génie allemand qui fait le plus grand usage du terme Verboten sans jamais utiliser son contraire. Après que j'eus dit au monsieur qu'on pouvait en toute conscience admettre qu'une chose est permise jusqu'à ce qu'on dise ou fasse connaître qu'elle est défendue, il se mit à allumer un cigare. Tout-à-coup, le contrôleur entre et regarde le monsieur d'un air sévère. Le maître d'hôtel alors fut ineffable : il tint le cigare au bout du bras caché derrière le dos et à son tour regarda le contrôleur avec la mine de quelqu'un qui veut faire "l'agneau cinq minutes avant sa naissance" et arriverait à se faire condamner par le juge le plus miséricordieux rien que sur la foi de cette mine. Le contrôleur fut correct : il se contenta de demander si le compartiment était fumeur ou non fumeur. "Fumeur", répondirent en chœur les deux bonshommes qui n'en savaient rien. "Fumistes" dis-je in petto. Le contrôleur se retira dignement. Les deux messieurs me firent remarquer combien était grande la mansuétude du contrôleur qui avait bien voulu ne pas infliger une amende de 2M au contrevenant (à quoi on se le demande) comme c'était non pas son droit mais son devoir...Quelle mentalité !

A Berlin

Il pleuvait à fendre l'âme quand je sortis de la gare, un chômeur me prit les bagages et les transporta à l'arrêt du tramway. J'étais frappé par le calme qui à cette heure relativement tardive pour un allemand (8h1/2) régnait aux abords du Polsdamer Baluhof. J'attendis le tram cinq minutes, dix, puis quinze, enfin vingt minutes. A la vingt-et-unième je perdis patience et montai un peu au hasard dans un tram où le contrôleur m'apprit que le dimanche et les jours de fête le tram que je demandai ne marchait pas. Or nous étions mercredi le 18 novembre. Mais il paraît que cette date est mémorable : on fête en ce jour le Buss und Bettag (encore un) .Notons en passant que l'Organisation avait oublié de mentionner sur le tableau de la Haltestelle que le tram numéro 67 (celui que je désirais prendre) ne marchait que les jours ouvrables.

La forme des autobus de Berlin me rappelle les chapeaux que portaient les Incroyables. Je préfère ne pas dire ce à quoi par associations d'idées me fait songer leur couleur. Le nombre de boutiques est considérable. Je ne tarde pas à connaître la raison de cette multiplicité de sièges commerciaux. " Berlin - me dit un jeune homme qui m'accompagna toute cette journée que je passai dans la capitale du Reich - Berlin est la ville où l'on travaille : à Paris on ne fait que s'amuser" textuellement. Je préfère ne pas entreprendre une polémique qui risquerait de mal tourner. Dans le même ordre d'idées je me tais quand mon aimable cicerone sur le Kurfurstendamm me déclare péremptoirement que d'ici un ou deux ans Strasbourg sera une ville allemande. Une discussion bruyante sur la voie publique n'aurait pu qu'amener des désagréments à mon compagnon qui est israélite.

Le Kurfurstendamm d'ailleurs ne me fait pas l'impression profonde que l'on me prédisait. Pas davantage les Linden qu'on me présente comme étant "les Champs Elysées de Berlin" : ce titre prouve plus que toute autre démonstration que cette artère ne peut se comparer à notre avenue nationale, en effet a-t-on jamais eu l'idée de nommer les Champs Elysées les "Linden de Paris" ?. Il est possible que c'est la pluie persistante qui a gâté l'impression ressentie à la vue de Berlin. Quoiqu'il en soit, si je compare le quartier de Charlottenbourg à Auteuil et celui des Linden à la Concorde, la France l'emporte et de loin.

Une invention très commode des Berlinois c'est la Stadtbahn qui complète agréablement le métro et les automates qui se trouvent un peu partout : automates pour cigares, cigarettes, chocolat, cartes postales etc... Le génie pratique de l'allemand trouve là une éclatante confirmation. Mais les T.R.C coûtent cher : 20 pf. (1,60 f.) un parcours simple de troisième classe en métro ou dans la Stadtbahn, 25 pf. un parcours en tramway qui à Paris reviendrait à 0,90 f. . Néanmoins on a l'impression à Berlin que tout marche comme sur des roulettes. Sur le quai de la gare où je m'embarque pour Tilsitt des hauts parleurs annoncent l'entrée en gare de chaque train, son itinéraire et l'heure de départ. Encore une idée très pratique et ce fut ainsi que je partis pour Šiauliai, avant-dernière étape de mon voyage.

De Berlin à Telšiai

Plus encore, que la nuit précédente, je suis fermement décidé à dormir : ni le nazi militant ni le monteur de machines tchécoslovaque, encore moins le bourgeois de Berlin, bref aucun de mes compagnons de route ne s'y oppose. Avant de sombrer dans le sommeil j'entends encore confusément le nazi demander au tchèque pourquoi son pays trahissait la "sœur germaine". Je n'entends plus la réponse... Lorsque je me réveille le jour commence à poindre. Le Tchèque m'apprend qu'avant de franchir le couloir polonais les voyageurs ont du subir un second contrôle des billets. En effet, comme on plombe les wagons qui vont en Prusse orientale, le contrôleur doit s'assurer que ces wagons ne contiennent aucun voyageur s'arrêtant en Pologne. Mais se rappelant que j'allais plus loin, ce brave employé a respecté la béatitude où je semblais plongé. Je lui en saurai une gratitude aussi éternelle que possible.

La conversation s'engage : dès qu'on apprend que je suis Français même réaction que précédemment. Le nazi surtout est prodigieusement intéressé. Le bourgeois se révèle tiède, trop tiède à mon avis pour ne pas risquer quelque jour un séjour gratuit dans une de ces succursales du Paradis nommées Dachau, Holzminden etc...Mais à mon grand ébahissement, le nazi lui-même déclare qu'en Allemagne on n'est quand même au courant de rien et que je serais bien aimable d'éclairer sa religion. Encore un espion ? Tant pis. J'y vais carrément et lui dit tout bonnement que si Hitler s'imagine recevoir des colonies françaises ou l'Alsace-Lorraine sans coup férir il pose la botte de l'Erreur sur l'autostrade de la Confusion. Après Königsberg quand je reste en tète à tête avec le Tchèque, il consent à me dire que j'ai bien défendu mon pays. Dont acte. C'est un homme très cultivé que cet ouvrier. Il m'apprend que sa maison l'envoie à l'étranger monter les machines qu'elle a vendues. Il est au courant de l'histoire et de la géographie françaises à tel point que pas mal de nos bacheliers pourraient lui envier ses connaissances. Ils sont tous comme cela en Tchécoslovaquie, paraît-il, car ce pays n'oublie pas ce qu'il doit au nôtre. Le temps passe ainsi très agréablement. A Tilsitt frontière allemande, je reste seul, mon compagnon étant obligé de passer dans le wagon de Memel.

Au sortir de l'Allemagne on trouve un pont tout comme à l'entrée avec cette différence que celui-ci enjambe le Rhin alors que l'autre franchit le Nilmen. Celui de Tilsitt est même un peu plus long vu qu'il ne s'arrête pas tout de suite à la berge mais continue encore une centaine de mètres sur terre ferme si l'on peut dire, à cause des marécages. Des marécages il y en a à perte de vue tant que si l'Anglais de Calais venait jusqu'à Paggiai (frontière lituanienne) il ne manquerait pas de déclarer : " la Lituanie, c'est un marécage".

Après la ville frontière commence une randonnée monotone de quatre heures (environ 150 km !) à travers la steppe russe. Au début assez varié - plus en tout cas que celui de la Prusse orientale - le paysage devient bientôt d'une "platitude" extraordinaire : des plaines à perte de vue. Un bon point pour un moulin à vent, le premier que j'aie jamais vue en "chair et en os !". Le rapide a été dégradé et n'est plus maintenant qu'un pauvre omnibus s'arrêtant à tous les villages. Quand je dis village j'exagère légèrement, En effet l'arrêt s'effectue devant une maison flambant neuve (la ligne date de l'après-guerre !) : la gare. Les gares lituaniennes ont ceci de particulier qu'elles ne possèdent pas de montre, du moins, visible. Le patelin d'ailleurs n'est pas visible non plus il s'étend à quelque 10 ou 20 km à la ronde. On n'en voit que le nom inscrit sur la gare qui est sans contexte la plus belle maison de chaque agglomération, d'après ce qu'on me dit.

De montre, on n'en a pas besoin d'ailleurs car le train arrive quand il est là et repart quand tout le monde est là. Il arrive aussi que tout le monde ne soit pas "là" ; alors cela se complique. Il arrive notamment qu'un voyageur ait posé ses bagages sur le marchepied du wagon (la notion de quai paraissant inconnue en Lituanie) et que le train reparte, sur le signal de ce qui sert de chef de gare, au moment où le voyageur s'apprête à monter. Alors c'est bien simple : un employé de la gare, héroïque, monte en marche, aide le voyageur et en profite pour faire un petit tour aux frais de la Compagnie. Disons en passant que les employés font bien leur service : toutes les demi-heures on vient nettoyer le wagon bien que l'on ne soit pas en Allemagne.

A propos d'organisation, j'oubliais de dire que de Kehl à Berlin on suffoquait dans le train, tant il faisait chaud et il fallait constamment tenir la fenêtre ouverte. Mais dès Berlin, fini: le chauffage est moins que tiède sans doute parce que à Königsberg le climat est plus méridional qu'à Fft/m .Ici cela va à peu prés. Dehors il fait bien froid et l'on voit les paysans chaudement habillés de lainage voire de fourrures. D'autre part reconnaissons qu'il y a en Lituanie plus de bottes - mais moins d'uniformes - qu'en Allemagne, ceci à cause de la rigueur du climat, des marécages, des neiges etc... Parfois même le haut de ces bottes est recouvert de laine. Ces paysans ont l'air bien misérable....

Le train va tout droit entre deux immenses champs déserts sous un ciel bleu et clair .Pour tuer le temps je fais des paris sur la terminaison du village qui va venir. Cette terminaison est "ai" ou "as". Je perds à tous les coups. C'est bien fait pour moi qui me moque sans raison des noms lituaniens plus variées qu'on ne le croirait. En effet un village porte un nom se terminant en "aias" : cette fois là en tout cas j'ai gagné.

Je demande à divers employés - en allemand car aucun d'entre eux ne comprend le français, quelques-uns l'allemand - à quelle heure le train sera à Šiauliai où je dois changer de train. On me répond: "13h30" ou "vers 14 h" ou bien encore : "entre 14h et 15h": la notion de l'heure exacte paraît avoir dans ce pays une consonance particulièrement exotique. L'inconvénient, c'est qu'à chaque arrêt je suis obligé de faire des efforts inouïs pour lire le nom de la ville, vu la grandeur de la gare et parce que je suis en queue. En effet, le train ne s'arrête que quelques instants en général sauf quand il manœuvre, et avec mes trois valises j'ai du travail. Cependant, Šiauliai où je finis par arriver à 14h20 est une grande localité et on y a tout le temps. Je réussis le prodige de porter mes trois valises tout seul : il m'eut été impossible de faire autrement n'ayant pas d'argent lituanien sur moi car nulle part à l'étranger on n'en vend. Entre temps j'ai fait connaissance avec un détachement de l'armée lituanienne : les soldats sont des géants.

Telšiai sur une carte postale ancienne - coll. Yad Vashem

Arrivée à Telšiai

Dans le petit train-train qui fait la navette entre Šiauliai et Klaïpeda (alias Memel) par Telšiai il m'est impossible de poser ma grande valise dans ce que, pour simplifier nous appellerons le filet. Je suis donc obligé de la poser sur la banquette car par terre elle barrerait le compartiment en longueur et en largeur. Je sens que les voyageurs ne sont pas contents, jaloux sans doute qu'une vulgaire valise siège là où se pose leur auguste séant. Pour la première fois de ma vie je regrette de ne pas savoir parler le lituanien. A tout hasard, je hausse les épaules. Un voyageur, croyant sans doute que j'avais compris ses récriminations m'adresse alors la parole. Hélas. Le concert de protestations recommence. La proximité des champs de bataille du premier Empire m'incite à dire un mot désagréable. J'arrive à me dominer et me lève pour bien montrer que si ma valise prend une place illégale, je renonce moi à un siège légal et l'incident est clos. Il y a pas mal de yids dans le wagon dont les compartiments communiquent sans porte. Je lie conversation avec l'un d'entre eux qui me renseigne sur tout ce que je veux. La vue est toujours la même avec cette différence que non seulement les villages mais encore les gares sont à peu prés invisibles. Sauf dans les grands centres comme Telšiai où nous arrivons peu après 16h par un magnifique coucher de soleil comme rarement j'en ai vu : toute la plaine en est rougie. Une jeune fille juive de Telšiai que j'ai rencontré dans le train, veut bien payer le porteur pour moi qui ne possède toujours pas un likas ni même une fraction de likas. Deux de mes camarades m'attendent à la gare : je suis arrivé.

Jetons maintenant un petit coup d'œil en arrière, notamment sur l'Allemagne. Ce que j'y ai vu me rassure et m'inquiète. Me rassure parce que malgré tout un certain mécontentement se fait jour plus ou moins ouvertement qui ne tardera pas à exploser avec ou sans succès, D. Seul le sait. Par ailleurs l'Allemand moyen dont les vues sont très bornées à cause de la pénurie de journaux étrangers ressent une crainte salutaire devant l'étranger, surtout le français. Mais d'un autre côté la mentalité prussienne paraît encore bien ancrée au-delà du Rhin, le militarisme de Fréderic-Guillaume est plus fort que jamais : j'ai observé à plusieurs reprises que de simples employés des wagons-lits marchent au pas militaire, sans doute parce qu'ils ont une casquette à visière. Enfin l'allemand est convaincu de la réussite des coups de force du Führer. Un jeune homme ne me dit-il pas qu'en classe, après la guerre, de 1925 à1930, en plein gouvernement social-démocrate, on enseignait dans les lycées de l'Etat : "D'abord nous prendrons la Sarre puis Memel et Dantzig, enfin l'Alsace-Lorraine". (par discrétion sans doute, on omettait alors de mentionner les colonies aujourd'hui, D. merci, ce n'est plus le cas). Pour ce qui est de la question juive, j'ai été obligé de constater que sur dix coreligionnaires que j'ai vus à Berlin, il y a dix patriotes allemands qui ne regrettent qu'une chose que le Führer soit antisémite. D'après ce qu'ils disent eux-mêmes la torture des juifs allemands est morale et non pas matérielle. Naturellement, on ne saurait assez se garder de la généralisation. Toujours est-il que dans une confiserie de Berlin on sert aux clients, avec la consommation, une feuille de papier priant les non-aryens de s'éloigner. (J'ai voulu y entrer et me retirer ensuite après avoir bien spécifié que je suis étranger, mais on m'en a dissuadé.) Les juifs subissent des vexations continuelles. Mais le moral est bon, il est même excellent.

Nous sommes donc à Telšiai. Mes bagages sont chargés sur une petite voiture hippomobile et mes deux cicerones - Paul Oppenheimer de Francfort s/m et Max Munk de Cologne me mènent à mon logement (que je partagerai avec M. Munk) qui est tout prés de la gare. Ma chambre se trouve dans une toute nouvelle maison qui abrite au premier et dans une partie du rez-de-chaussée le lycée de jeunes-filles juif : "Yabneh". Je suis assez surpris par le confort de l'appartement qui contient une T.S.F et une installation électrique des plus modernes. L'eau courante cependant n'a pas encore fait son entrée dans la maison construite il y a deux ans. Ma chambre elle même est spacieuse et claire. Elle comporte deux grandes fenêtres donnant l'une sur le S.O. et l'autre sur le N.O. En été cette chambre doit être bien abritée du soleil puisque, du côté Est, une grande colline où apparaît une croix (car elle héberge le cimetière chrétien) la protège de la canicule. En face, sur un autre monticule le cimetière juif. Mais ce n'en est pas lugubre pour cela. Bien au contraire. En somme je suis très agréablement surpris par Telšiai.

Premières formalités

Les ba'hourim (étudiants) de la Yechivah de Telšiai (Telshe) en 1937.
Samy Klein est entouré d'un cercle orange - coll © A-R. Elalouf
Celles-ci s'avèrent nombreuses: il me faut aller voir successivement Rabbi Eliahou Meir Blochas, vice-directeur de la yechivah à défaut de son frère aîné le "Rav" actuellement en voyage ; le second des frères "machguiah" (préfet des études), Rabbi Zalmann Blochas : enfin Rabbi Ezriel Rabbinowicz, le plus jeune et le plus savant des quatre. Seul Rabbi Eliahou Meir est chez lui. Il est en train d'étudier du Talmud avec Rabbi Abner, le directeur de la yechivah mechinah (préparatoire). Il me reçoit très aimablement. Il est d'ailleurs tout-à-fait européen, ce "Roch yechivah" vêtu de noir avec une indéniable élégance. Il me donne une impression de "déjà vu" ce qui me laisse assez perplexe.

Enfin, j'arrive à la yechivah : une grande salle de 20m sur 16m environ, comportant sur les faces antérieures et latérales ; chaque fois six grandes fenêtres doublées, à l'arrière de chaque côté de la porte, deux grands fourneaux de porcelaine. Dans cette salle environ trois cents jeunes gens discutent par groupes à haute et intelligible voix : le bruit est assourdissant. J'ai la chance d'entendre dès le premier soir un discours de morale du machguiah : au signal - un coup du plat de la main donné par le chamech sur la table - l'on se rassemble autour de Rabbi Zalmann qui fait une causerie assez complexe ! Après la prière de Maariv et quelques présentations je vais dîner et me reposer ! Après deux nuits de chemin de fer, cela fait du bien.

Le lendemain, vendredi, après l'office, qui a lieu à 7h30, l'on apprend une demi-heure de "dinim" (prescriptions halachiques). Après quoi l'on est libre jusqu'à l'heure de Min'ha : 12h. Maariv, cette semaine à 15h20. Les autres jours de la semaine, le "seder" du matin va de 10h à 14h15. Puis Min'ha. Après l'on va déjeuner. L'on reprend à 16h15 jusqu'à 20h30. De 20h30 à 21h 1/2 heure de "morale" .Enfin pour clôturer, Maariv.

Je vais terminer la série de mes visites d'introduction, Rabbi Zalmann me pose plusieurs questions sur mes études, sur Paris et me congédie. Chez Rabbi Ezriel, cela dure encore moins longtemps.

Puis on veut bien me mettre au courant de certaines coutumes bizarres : défense de porter un béret basque (l'on porte chapeau ou casquette) défense de fumer la pipe aux abords de tout endroit animé mais par contre obligation de s'acheter un pupitre et de se procurer une Guemarah - ce qui d'ailleurs est tout à fait naturel.

*Je fais plus ample connaissance avec Telšiai: ces quelques collines au milieu de la grande steppe plate, qu'agrémentent de petites maisons, généralement en brique rouge, sont du plus bel effet. Sur la place du marché des paysans venus des environs, se tiennent en rangs serrés et tâchent de vendre leur marchandise : les hommes sont des géants, les femmes également grandes et fortes (quel contraste avec les petits juifs!) mais tous ces goyim sont d'une saleté repoussante. Les bêtes qu'ils ont amenées avec eux leur ressemblent sous ce rapport sinon sous celui de la taille : hommes et bêtes dégagent une odeur indéfinissable mais qui n'a rien d'un parfum exotique.

Le vendredi soir finit par arriver : l'office est très émouvant, notamment cette coutume observée à chaque office de se recueillir une demi-minute avant de dire le Chema. Les psaumes que nous avons l'habitude de chanter, chacun les dit pour soi. L'on ne dit pas le "Bamé Madeliquim".

Le matin du chabbos l'office commence à la même heure que les autres jours. Il dure près de 2h1/2. Après la prière, comme le soir, on passe devant les maîtres assis du côté Est ou avec à leurs côtés les élèves qui ont des connaissances approfondies. L'on salue ces messieurs d'une inclinaison de la tête, sans leur serrer la main. L'on ne serre jamais la main à personne ici. Et, au début pour plus de sûreté, je mets les mains ou derrière le dos ou dans les poches. En effet une poignée de mains inconsidérée peut amener une catastrophe : les gens sont tellement simples dans ce pays!
Après avoir été chercher le courrier, l'on va déjeuner. Après Min'ha, l'on goûte ! A noter que pour Maariv l'on n'utilise pas de bessomim : personne ne sait pourquoi et n'ose le demander à qui de droit.

En rentrant j'apprends que la police municipale m'a fait l'honneur de me convoquer. Je me présente au poste de police : rien de grave: les employés n'ayant jamais vu de passeport français n'arrivent pas à déchiffrer le contenu du mien. On me regarde comme une bête curieuse. Répondant à une question d'un agent, je déclare que je suis EOR en sursis. Effet de bombe sur les assistants. Le lendemain toute la yechivah me croyait lieutenant. Le soir de ce beau lendemain, l'agent de police me rencontrant dans la rue, me salue militairement le jour suivant tout Telšiai me croit général. C'est fou ce que l'on papote par ici. Tout le monde veut me voir. Je conjugue le verbe "se m'arracher" à tous les temps et sur tous les modes. Serait-ce la célébrité ? Déjà ?...
Avec le temps on s'habitue à moi comme aux autres. Les indigènes veulent bien me dire souvent que je leur suis plus sympathique que les jeunes allemands. Et en effet, à bien de points de vue, le Français a plus de parenté avec le juif lituanien que l'israélite d'Allemagne : souplesse d'esprit, manque d'organisation, esprit démocratique de liberté, curiosité intellectuelle etc...L'on raconte sur moi des histoires très flatteuses, hélas peu vraies : que je sais bien le Talmud, que j'ai un savoir immense (sic) en judaïsme, sans parler de la culture générale. J'ai besoin de toute mon énergie pour faire cesser ces racontars. Il est vrai par ailleurs que les Allemands de Telšiai manquent un peu de culture. Je ne parle pas des Lituaniens qui en sont parfois encore à ignorer quel fut le vainqueur de la grande guerre. Avouons qu'on ne s'y reconnaîit plus trop avec les coups de poing du Führer....

Un peu d'histoire passée et contemporaine.
La yechivah est sans conteste une institution admirable : on y travaille du matin au soir. Si vous y allez à 7h même en plein hiver, vous y trouverez déjà quelques mathmidim, et les derniers ne quittent le local que vers 2h de la nuit. On n'a qu'un but : savoir le Talmud, un moyen : étudier le Talmud. Aucune distraction n'est permise dans ce travail : la Direction veille à ce qu'on ne s'occupe que de l'étude....

Janvier 1937

Je suis on ne peut plus content de mon séjour...
Que s'est-il passé depuis un mois ?
Il m'est arrivé tout d'abord ce que je pourrais nommer un complexe de maladies. En effet, je m'enfonce une aiguille rouillée dans le haut du pouce en voulant me servir d'un tube de seccotine. J'iode la plaie et n'y songe plus. Deux jours après elle enfle et commence à présenter une tumeur pleine de pus. Comme un agrément ne vient jamais seul, je suis pris à la même époque d'un terrible mal des dents et, pour corser le tout, le déjeuner du Viesbutis ne passe pas sans douleur à travers mes entrailles. Je passe plusieurs nuits blanches durant lesquelles je dois parfois serrer les poings (à défaut des dents) pour ne pas crier de douleur. Les dents sont arrangées par le dentiste, la plaie mettra quatre semaines à guérir et les coliques s'en vont bientôt.

C'est à ce moment, vers la mi-janvier, que commencèrent les grands froids le thermomètre descend jusque vers -20. Peu de neige mais beaucoup de glace. Le fourneau de notre appartement, bien qu'il soit tout neuf et toujours bouillant, n'irradie pas beaucoup de chaleur. Ma chambre, par ailleurs, a deux grandes fenêtres et des murs en pierre, ce dernier fait a l'avantage de vous dispenser de certaines démangeaisons. Et, en fait de punaises nous n'avons que celles qui fixent nos photos (Telšiai est en effet un nid de punaises, c'est pourquoi les nouvelles maisons n'ont pas de papiers peints). L'inconvénient de cet état de choses, c'est qu'en ce moment il y fait bigrement frigo, le matin surtout: ainsi l'autre jour, ma pâte dentifrice qui avait passé la nuit près de la fenêtre, bien que celle ci soit doublée est gelée.

A la yechivah les fourneaux ont à peu près la température que l'on donne chez nous par -2. Mais, comme il y a toujours beaucoup de monde, il n'y fait guère froid. Un de ces quatre matins, je me suis réveillé avec un rhume de cerveau auquel une toux bien balancée vient bientôt tenir compagnie. J'en suis là. Ajoutons enfin que le paysage est magnifique soit le jour soit la nuit. Je commence à comprendre que les hivers nordiques ont leur charme....

En ce qui concerne la yechivah, un שבת soir après un "schmuess" (le שבת, celui-ci a lieu au premier étage dans la salle des שיעורים où l'on fait ensuite מנין). Comme personne ne savait faire הבדלה par cœur, j'y vais de mon air habituel, ce qui fait s'esclaffer toute la salle. Soit dit en passant : si nous en Occident, nous nous payions ainsi la tête d'un "Polak" qui n'est pas accoutumé à nos airs on nous traiterait de tous les noms d'oiseaux inimaginables.

Mais je vois que je commence de nouveau à faire de la logique. Malheur à moi ! Quinze jours après ce mémorable évènement, au schmuess suivant, tout le monde me presse de recommencer. Je refuse : R. E. Meir insiste lui-même. Cette fois, je leur sors à peu près leur ניגון mais ce n'est pas encore çà. La fois prochaine je tâcherai de me débiner avant מעריב. Le שבת בשלח on m'offre de faire la קריאת התורה au second service de lecture (régulièrement fait pour les retardataires professionnels) ; je préfère pourtant m'abstenir, plutôt que de servir de sujet de conversation, puisque là encore je ne savais - pauvre malheureux - que notre ניגון....

Au Viesbutis, les patrons se révèlent de plus en plus personnages de comédie. Madame commande à tout. Monsieur a le rôle d'un figurant qui obéit sans ronchonner. Dans les circonstances délicates c'est toujours Madame qui intervient aupres du client. Ce dernier est d'ailleurs traité parfois comme le dernier des domestiques. Ainsi, un de mes amis ayant confidentiellement déclaré au patron, que la viande ne paraissait pas être de toute fraîcheur, Monsieur se déclara offensé et fit une retraite savante à la cuisine où il alla rendre compte au P.C. Le colon-patronne ne tarda pas à faire une sortie après avoir déchaîné le feu de ses grosses batteries et suivi à distance respectueuses par Monsieur qui s'accrochait aux jupes de Madame. Finalement on pria mon ami de ne plus revenir. Celui-ci pourtant revint (c'est un Allemand!). Je suis le petit chouchou de la patronne sans doute parce que je suis le seul client qui n'ait jamais rouspété. C'est donc moi qui ai l'honneur de recevoir le premier "comme étant le plus raisonnable " (sic), la communication du décret qui hausse le prix du repas de 15 cents (1.25 au lieu de 1.10) ; est-ce pour cela que j'ais des coliques ce jour là ? Remarque encore que l'hôtelier se sert avec une parfaite désinvolture des chambres qu'il a louées pour y écrire des factures, y parler aux clients etc...Quelle boutique !...

En politique intérieure, un grave événement : les Polonais ont reculé de 4 m. Le poteau frontière. Devant les mitrailleuses les gardes lituaniens ont dû se retirer sacrés polonais, va ! Le Gouvernement arrange l'affaire par la voix diplomatique, en gardant un sang-froid imperturbable. Personnellement je crois que les Polonais ont fait le coup pour avoir le plaisir de garder plus longtemps Isaac Breuer actuellement à Warszawa (Varsovie) et qui doit ensuite se rendre en Lituanie. On ne sait jamais. A propos des Polonais je me demande pourquoi la France a consenti 1.250 millions à Beck, maître-chanteur et germanophile qui ne semble pas digne de la confiance que l'on place en lui chez nous. Cet essai d'infiltration en Lituanie ressemble trop à ceux du Führer pour que l'on ne se méfie pas. Si un beau jour Hitler faisait le même coup du côté de Memel (Klaïpeda), les armées allemande et polonaise finiraient bien par se rencontrer à Telšiai. Heureusement que nous sommes là et un peu là.

En effet, j'ai aujourd'hui sorti du pétrin un Suisse en conflit avec l'autorité. Cette histoire est trop longue pour que je la transcrive. Le fait n'en reste pas moins vrai.

Sur le domaine de la politique extérieure : j'ai envoyé un article sur Telšiai à la Tribune Juive qui l'imprime et m'en demande d'autres avec des photos si possibles. J'apprends entretemps que Madame Brunschwig a bien voulu approuver ma prose et le reste. Du coup je suis lancé ?......

Pour terminer cette rapide esquisse, quelques mots sur mon camarade de chambre garçon très intelligent, travailleur, mais ayant une façon de discuter de certaines choses sans les connaître, qui peut vous mettre le sang en ébullition. Ce monsieur n'a pas beaucoup d'ordre, mais est plus maniaque que le plus vieux des célibataires (19 ans). Çà promet. Il prétend que c'est le seul truc qui lui permette de travailler régulièrement. Chacun son idée. Ci-dessous un petit aperçu de la vie quotidienne de mon ami.

Lever : 7h30. A 7h34 (entre la chemise et le pantalon) prononciation à mon adresse de la phrase suivante : "שמואל il fait temps" régulièrement corrigée par moi et parfois suivie d'un résultat positif. Puis lavage. Promenade au petit endroit. Brossage de dents. Office. Au retour quelques notes rapides sur un cahier plein de considérations germano-philosophiques. Petit déjeuner avec une lecture (généralement l'Israélite). Le lundi et le jeudi omelette. A 9h55 coiffer. Départ à la yechivah après avoir pris une cigarette destinée à être fumée à la yechivah. Après-midi sieste de 25 minutes. Cigarette yechivah. Le soir dîner. Il prend une cigarette, après m'avoir dit d'en faire autant. Il repart. Je reste seul. Quand il rentre, il se fourre au plumard, vers les minuits. A partir de 0h15 il faut dormir même quand on ne peut pas. En tout cas, interdiction absolue de bavarder passé ce moment. Le lendemain lever à 7h30. A 7h34 (entre la chemise et le pantalon) etc... 365 fois par an. Une solution : le mariage à brève échéance. Au demeurant, ce garçon m'est bien sympathique et quand je le blague sur ses manies il le prend de la bonne manière. On s'entend à merveille, ce qui est déjà quelque chose...

Janvier déjà se termine. Les journées s'allongent. Le soleil commence à chauffer. Si les journées de printemps sont aussi belles et pittoresques que celles de l'hiver j'en connais un qui sera content. D'ici-là, patientons...

Février 1937 (Vasaris)

Si nous reparlions un peu des jeunes allemands de Telšiai, pour commencer ? Ces messieurs d'une part s'assimilent très facilement les mœurs de la yechivah et d'un autre côté gardent leurs manies "nationales" ce qui donne un curieux mélange assez hilarant parfois. L'un d'entre eux notamment quand il prie a l'air de dire aux spectateurs : "Regardez tous comme je suis pieux, mais regardez-donc comme je suis pieux" et de se balancer et de gigoter et de fermer les yeux et de prononcer tout à la litvak : "mais sacré nom de mille millions de tonnerres vous ne voulez pas voir combien grande est ma piété ?" Un autre, quand on discute avec lui, étire son visage, semble se plonger dans une profonde méditation et vous sort ensuite un de ces laïus fantastiques! En effet il se croit malin lorsqu'il déclare un jour que la veille il a lu jusqu'à 2h de la nuit la seconde partie de Faust (la première, c'est bon pour les petits gosses de dix ans).

En général les yeckes se croient capables d'apprendre en deux ou trois ans ce que les litvaks ont mis quinze ans à apprendre. Par ailleurs, ces derniers sont un peu trop fiers de leurs connaissances talmudiques : il me semble que si toute ma vie je n'avais étudié que le Talmud j'en saurais autant qu'eux, peut-être même un peu plus. Pour ce qui est de moi, les litvaks prétendent que mon esprit est plus conforme au leur mais par mon éducation juive et mes connaissances je suis naturellement un "Daïtch". A noter enfin que les בחורים d'ici s'étonnent de ce que je sache le français, l'anglais, l'allemand, le latin et le grec : des Allemands en effet, peu savent le français et le latin, aucun n'a appris le grec. J'avais d'ailleurs remarqué déjà que les "humanités" sont très peu poussées en Allemagne. La culture générale des lycéens semble y être déplorable : un garçon qui était jusqu'en troisième ne m'a-t-il pas demandé l'autre jour si l'Australie est au sud ou au nord de l'équateur ! Freud, Schopenhauer et Breuer, voilà leur domaine.
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Le Mardi-gras, des masques circulent à travers la ville en rossant certaines personnes pour leur extorquer de l'argent. Les gosses se contentent de quêter. Remarqué :
1) La brutalité de ces paysans.
2) La frousse de nos coreligionnaires qui sont encore sous l'impression de récents pogroms pour avoir seulement l'idée de réagir quand on leur tombe dessus. J'ai noté encore que certains gosses se déguisent en yids ce qui est un vestige du ghetto. A Rome et à Venise les bacchanales païennes christianisées du Mardi-gras ne se passaient-elles pas à humilier, molester et martyriser les juifs ? Ceux d'ici paraissent avoir perdu quelque peu le sentiment de leur dignité par suite de la FROUSSE. Mais c'est compréhensible avec tous ces pogroms !

Lorsque le bureau des Douanes de Virbalis vous adresse une lettre à propos d'un paquet, il ne prend pas une enveloppe neuve. Pensez ! On ne jette pas l'argent par la fenêtre : on se contente de retourner une vieille enveloppe. Economies...de bouts de papier. Que Monsieur Vincent Auriol en prenne de la graine ! D'autres administrations municipales et nationales font de même. Chiche que la prochaine fois, j'emploierai ce procédé pour écrire au Ministère à Kaunas !

Pour se procurer de l'argent, on recourt à pas mal d'expédients. Ainsi l'autre soir (vendredi) un paysan pénétra chez un vieux juif, tenancier de pension, lui demanda 60 litres, sa montre en or plus quelques peccadilles de ce genre puis il le menaça de le fusiller s'il le dénonçait à la police. Ceci se passait à 20h .A 21h30 le bandit était sous les verrous: il s'était empressé d'aller "arroser" son coup d'éclat. Ce fait divers prouve d'une part que la police est bien faite à Telšiai et d'un autre côté qu'être en possession d'un petit automatique n'est pas un luxe quand on tient à son argent et à sa peau...

Je me demande ce que les P.T.T font avec les timbres-poste qu'ils émettent : ils doivent les mettre en conserve dans du vinaigre puisqu'à part les 60, 10, 15 et 5 cents il est impossible d'en recevoir.

4 Février
Qu'est ce qui m'arrive ? Je sens des douleurs inconnues au côté droit de la poitrine et du dos (partie supérieure) rhumatismes ! Je ne me croyais pas si vieux. Attendons que ça passe.

15 Février
"Ça" n'a pas passé au contraire. Je commence à croire que j'ai la pleurésie. Charmant.

17 Février
Cette fois j'écris au lit. Lundi soir 15, j'ai dû à 18h quitter la ישיבה. Température: 37,2 "ce ne peut donc être terrible". Néanmoins, le lendemain, fête nationale, je reste au lit. Le médecin vient confirmer qu'il s'agit d'un début de plévrite, conséquence d'un refroidissement. Quelques jours de chambre obligatoires. Ce soir, comme hier soir, j'ai 37,6. Les douleurs continuent. Ma patronne me soigne on ne peut mieux. L'avantage - si l'on peut dire - de ma maladie c'est que je me dispenserai ces quelques jours des menus super-gras du Viebutis. De plus en plus dégoûtants ces gens là qui disent au client mécontent :"Vous n'est-ce pas, on vous demande de bouffer, de payer et puis de nous f. la paix. La rouspétance, ce n'est pas vôtre rôle. Si on vous déplaît, la concurrence est en face. Vous savez bien qu'on vous y recevra de la même façon (ce qui n'est pas toujours vrai)". L'espoir, il est vrai nous soulage...

Mars (Kocas), avril (Baland ), Mai (
Ce journal, à ce que je vois, ne sera jamais complet. Mais aussi, que puis-je signaler de bien intéressant. Les évènements se suivent et se ressemblent plus ou moins. Et puis, la flemme, n'est ce pas. Enfin, maintenant on utilise les loisirs pour aller se promener et ça vous change un peu des soirées d'hiver où l'on passait son temps à écrire.

Juin 1937

Je n'essaie même plus de donner une unité à ce journal fragmentaire. A quoi bon ?

Aujourd'hui, 21 Juin, la T.S.F nous apprend que Léon Blum a démissionné. Depuis quelques jours on s'alarme des évènements de Russie ; Franco a pris Bilbao et marche sur Madrid qu'il occupera sans doute d'ici un mois au plus tard. Et avec ça, Madame ? Avec ça le chef d'Etat Major allemand tente à Paris de briser l'alliance franco-soviétique et Von Ribbentrop essaie de ramener Londres à une politique d'entente. Après quoi, Monsieur Hitler posera un petit ultimatum - oh un tout petit ultimatum à la République d'avoir à restituer les trois départements, les anciennes colonies allemandes (+ le Maroc comme garantie de change) et à rester neutre dans un conflit éventuel de l'Allemagne avec l'URSS, d'avoir à céder comme garantie de neutralité... mettons - pour être coulant - Toul , Verdun et les principaux fortins de la ligne Maginot - uniquement comme garantie de neutralité s'entend et non pas חו"ש pour permettre à von Seekt de marcher "éventuellement" sur Paris. Une petite guéguerre d'ici le mois d'août ? Bien possible...

Au moment même de l'exposition Internationale pour la Science et la Paix.
Heureusement, je suis optimiste !


Le bâtiment de la Yechiva de Telšiai (Telshe) en Lituanie
Avant la guerre, elle comptait plus de 400 étudiants. Une partie d'entre eux réussit à s'enfuir aux Etats-Unis sous
la conduite du Rabbin Haïm Stein, et à reconstruire la yechivah à Cleveland, Ohio.
Après l'arrivée des Allemands, ceux qui étaient restés sur place furent enfermés dans le ghetto de Telsiai avec les 500 juifs de la région. ,
Fin décembre 1941, le ghetto fut liquidé : tous ses habitants furent assassinés dans la forêt de Rainaiai.
Quant à Samy Klein, il sera fusillé le vendredi 7 juillet 1944, veille du 17 Tamouz
Voir les articles
rédigés par
Samy Klein
pour Tribune juive
pendant son
séjour à Telšiai


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