Biographie d'André Spire (suite et fin)

LE NAZISME - L'EXIL ET LE RETOUR

un militant juif

Avec son chien Sartor (1937)
La montée d'Hitler au pouvoir et l'énorme poussée d'antisémitisme qu'elle déclencha outre-Rhin ne tardèrent pas à provoquer en France un afflux sans cesse grossissant de Juifs allemands. Un comité français se forma "pour la protection des intellectuels juifs persécutés". Il s'y trouvait des personnalités aussi diverses que Claude Farrère, Paul Langevin, François Mauriac, le pasteur W. Monod et le R. P. Sanson. Au cours de la séance solennelle que tint ce comité au Palais du Trocadéro, le 10 mai l933, dix orateurs s'élevèrent avec indignation contre l'intransigeance raciste et le sectarisme religieux, exaltant unanimement la vocation de la France à secourir non seulement les intellectuels, mais tous les persécutés juifs. Parmi ces orateurs, André Spire ne manqua pas de rappeler que la France, en dépit de certains Juifs eux-mêmes, avait été, en 1919, "un des artisans de la reconstitution de cette Palestine juive" où s'était "déjà réfugié un certain nombre de victimes de la barbarie hitlérienne" et où devait bientôt "trouver du travail agricole ou industriel une importante partie de la population juive exilée d'Allemagne".

André Spire en effet, sous la pression des événements, venait d'entreprendre une œuvre semblable à celle qu'il avait menée à bien en 1926 en créant, cette fois dans le Blésois et en Touraine, un service de placement agricole pour les Juifs allemands émigrés, soit que ces émigrés eussent l'intention de se fixer dans notre pays, soit qu'ils eussent choisi d'y faire leur apprentissage de "haloutzim". Mais les dirigeants officiels du judaïsme français étaient toujours là. Déjà, en 1932, alors que Spire et ses amis faisaient campagne en faveur d'un Congrès Mondial Juif, ils s'étaient dressés devant eux. Pendant la période troublée qui précéda l'avènement du Front populaire, ils devaient, selon le mot du poète, "détraquer" son placement tourangeau comme ils avaient détraqué, quelques années auparavant, son placement méridional. Encouragés par leur altitude équivoque, les gouvernements qui se succédèrent en France après le 6 février 1934 retirèrent leur appui à l'organisation, puis expulsèrent peu à peu tous les jeunes cultivateurs qu'elle avait placés.

Cette longue lutte "entre le judaïsme honnête" et le "judaïsme masqué", André Spire la dénonça, le 21 mars 1934, dans l'émouvante conférence qu'il prononça aux Sociétés Savantes, sous le titre Souvenirs d'un militant juif. Ce qu'il reprocha essentiellement aux "chefs timides ou égoïstes" du judaïsme français, ce fut de n'avoir pas compris "qu'à la fin du premier tiers du 20ème siècle, dans un monde de nationalisme, de fascisme, d'hitlérisme, de capitalisme à outrance et de concentration économique, la question juive avait un autre aspect que dans la France de petit commerce, de petite industrie, de libéralisme économique et politique de 1789, de 1830 et de 1848". Ces hommes, ajouta-t-il, "je les ai toujours trouvés en travers de ma route dans toutes les circonstances où j'ai été appelé à m'occuper d'intérêts juifs qui n'étaient pas exclusivement ceux des Juifs français".

instants

Les poèmes écrits par Spire entre 1929 et 1936, au milieu de toutes ses batailles antihitlériennes, et publiés sous le titre Instants aux Cahiers du Journal des Poètes à Bruxelles chantent encore un amour actif de la nature. Aussi bien se trouve-t-il plus que jamais vers elle pour y puiser, pour y trouver en lui les forces ou les revanches dont il a besoin. Ne donne-t-elle pas un sens charnel à son rationalisme ? Et n'est-ce pas à elle qu'il peut avouer :
Nature, comprends-tu ?
Tu m'as tout donné,

à elle qu'il peut reprocher :
Où es-tu ?
Que m'as-tu laissé?
Toi que j'ai cru tenir, pour toujours, tout à l'heure,

quand l' "instant" est passé ?

1940 - aux états-unis

Instants devait être le dernier recueil publié avant le début de la deuxième guerre mondiale en septembre 1939. Resté à Paris pendant la triste "drôle de guerre", ce n'est qu'en juin 1940, lorsque l'ennemi fut aux portes, que Spire se résolut à l'exode. Il avait toujours dit et écrit depuis l'Affaire Dreyfus que si par malheur les Juifs français redevenaient des citoyens de seconde classe, il reprendrait la route éternelle des Juifs : l'exil. Invité dès septembre 1939 à faire des cours de littérature française à New York, il avait refusé. Il refusa à nouveau à l'armistice quand le péril se précisait. Mais le jour même de la promulgation des lois juives, il demanda son passeport. Il se trouvait alors à Clermont-Ferrand et la Gestapo était déjà venue plusieurs fois à son domicile parisien.
Lui qui avait tant fait pour des réfugiés, voilà qu'il en était un à son tour !

Mais Spire était connu et aimé aux Etats-Unis dans les milieux culturels amis de la France. Sa vie d'action juive, démocratique et antiraciste, sa poésie y avaient de fidèles admirateurs. Surmontant au jour le jour les problèmes matériels et familiaux qui se posaient à lui (il s'était remarié en 1940, un bébé venait de naître à l'arrivée à New York), dominant l'angoisse qui l'étreignait quand il songeait à ce "là-bas" sous la botte qu'il ne reverrait peut-être pas, il ouvrit un nouveau chapitre d'une existence déjà chargée d'action. Après avoir fait partie pendant une année scolaire du corps enseignant de la New School of Social Research qui, sous l'impulsion de ses deux généreux fondateurs, Alwin Johnson et miss Clara Mayer, était devenu le refuge de tant d'intellectuels européeens traqués par le nazisme, il occupera jusqu'à la fin de son séjour aux Etats-Unis la chaire d'Histoire de la Poésie française à l'Ecole Libre des Hautes Etudes de New York. C'était une université franco-belge, subventionnée conjointement par la France Libre du Général de Gaulle et par le Gouvernement belge en exil. Spire y fut nommé en 1942, dès sa fondation. Il y enseigna jusqu'en mai 1946, à des étudiants de tous âges, de toutes conditions, de toutes couleurs, l'histoire de la poésie française à la lumière de ses propres travaux sur la phonétique expérimentale.

le professeur

Avec sa fille Marie-Brunette (1943)
Quel privilège pour ces amis de la littérature française, venus souvent l'écouter après leur journée de travail, que d'avoir pu suivre ainsi des cours professés par un des pionniers de la libération du vers qui, sans pour cela manquer à l'objectivité indispensable, ne se faisait pas faute de prendre parti, et avec sa fougue habituelle, dans tous les débats qu'il rapportait ! André Spire n'évoque pas sans émotion ces années de "poète-apprenti-professeur". Il avait mis au point une méthode visuelle d'explication des textes. Pour en étuclier l'euphonie, notamment, il les projetait sur un écran, en une copie dactylographiée avec des phonèmes en différentes couleurs. Et, la baguette à la main, il expliquait à ses cinquante ou soixante auditeurs les réussites euphoniques (ou au contraire les effets de "cacophonie"!) obtenus par les auteurs.

Sa femme, entrée en même temps que lui à la New School, ne tarda pas il le rejoindlre à l'Ecole des Hautes Etudes. Leur vie de transplantés se stabilisait, s'orientant de plus en plus vers le rayonnement de la culture française qu'ils savaient représenter. Leur action déborda vite le cadre strict de leur enseignement. Dans les universités et les collèges américains, devant les cercles de l'Alliance Française, ils s'employèrent à mieux faire connaître la France. Spire prit la parole au French Institute, et dans de nombreuses organisations juives, sionistes ou autres. Il collabora, avec Nahum Goldman, Henry Torrès et le rabbin Stephan Wise, au fonctionnement du Congrès Juif Mondial. Il donna des articles, des essais, des poèmes à différentes revues américaines.

poèmes d'ici et de là-bas

Bien sûr, André Spire écrivait des poèmes : nationales ou intimes, les émotions ne lui manquaient pas. Dans France-Amérique du 14 juillet 1943, A la Marseillaise laisse éclater la pitié de l'exilé pour son pays occupé, envahi, trahi. Une pitié agissante qui le fait crier aux Alliés, dans le même journal, un mois plus tard : "Hâtez-vous d'apporter vos armes à mes frères de France !"
Mais regardez dans les sentes des montagnes,
Dans les grottes, sur les clairières des forêts,
Ces yeux brûlants, ces poings dressés,
Et ces bouches crispées qui vous crient :
Ici, ici ! Nuages!
Crevez vos flancs de feu !
Lâchez enfin les éclairs, les tonnerres,
Que depuis tant de temps nous guettons.

Spire retrouvait en lui, dans le langage simple qui était le sien, le souffle d'épopée qui, trente-cinq ans plus tôt, lui avait dicté Ecoute, Israël. Il avait encore dans ses cartons tous ses poèmes écrits depuis 1937. Il y en avait de France, il y en avait d'Amérique. Ce sont ceux-là qui, réunis à d'autres plus anciens déjà connus en France, constituèrent pour le public des Etats-Unis les Poèmes d'ici et de là-bas, édités en 1944 par la Dryden-Press que dirigeait son jeune ami le poète Stanley Burnshaw. Dans ce beau volume, cartonné et toilé de rouge à la mode d'outre-atlantique, nous trouvons, parmi les poèmes inédits, certains souvenirs vivaces de ce "là-bas" passé, si proche encore. Tel cet insouciant Boul-Mich dont les amours volages en préparent de plus "graves". D'autres reflètent, et avec quelle fraîcheur ! la nouvelle jeunesse d' "ici".

Le poète qui soupirait il y a quelque quarante ans : "Ah! je n'ai pas d'enfant !", le voici maintenant qui murmure à Marie-Brunette :
Tu cries, tu ris, tu babilles :
Un mot, deux mot !...
Que c'est long, mon Dieu, que c'est long !
J'ai tant de choses à t'apprendre !
Et toutes les émotions du jeune père, oui vraiment jeune, elles sont là, à côté des appels du citoyen.

plaisir poétique et plaisir musculaire

Mais on peut dire qu'il y a un travail personnel qui n'a cessé d'occuper Spire pendant tout son séjour aux Etats-Unis, c'est la mise au point de son manuscrit de Plaisir poétique et plaisir musculaire. En 1939, le livre était sur le point d'être édité par José Corti quand la guerre éclata. La moitié de l'ouvrage était déjà chez l'imprimeur Aubin, à Ligugé, et l'auteur quitta Paris en emportant l'autre moitié, qu'il avait gardée en vue de dernières retouches. C'est à partir de ce dernier manuscrit que Spire reprit son travail en Amérique.

L'ouvrage était terminé à la fin de 1945. La maison S. F. Vanni de New York accepta, d'accord avec Corti, d'en reprendre l'impression en 1946. Malheureusement le directeur de la maison, André Ragusa, tomba gravement malade. Pendant les longs mois où il fut absent, sa firme fut gérée par un secrétaire et un contremaître italiens sachant mal le français, commandant des typographes, italiens eux aussi, qui ne le savaient pas du tout. Les épreuves successives parvenues à Paris n'apportaient à Spire que de nouvelles coquilles substituées aux anciennes. Il corrigea jusqu'à six épreuves, et dut faire imprimer en France des pages entières. Finalement lassé de voir toujours d'autres fautes, il donna le bon à tirer.

Trois ans plus tard, en 1949, le livre paraissait enfin fut mis en vente à Paris. Il eut un grand retentissement dans les milieux scientifiques et esthétiques. Et s'il n'eut pas, parmi les écrivains et les poètes, toute l'audience qu'il méritait, n'hésitons pas il dire que c'est qu'il bousculait, avec des arguments scientifiques, trop d'habitudes factices et trop de réussites éphémères fondées sur ces habitudes. "C'est", lui écrivit un psychophysiologue du langage, Raoul Husson, "une terrible torpille, un véritable brûlot, que vous avez lancé dans l'arène poétique traditionnelle".

retour en France

Ainsi, rentré en France, André Spire reprenait sa place dans la vie littéraire. A peine achevée une étroite réinstallation dans un Paris de plus en plus tassé, à peine reconstituée une vie détraquée par cinq ans et demi de séjour à l'étranger, il renouait des contacts interrompus, rentrait en relation avec les écrivains, les poètes qui, par d'autres moyens que lui, avaient tenu tête à l'occupant. Parallèlement, il dispensait son aide à diverses organisations, à diverses publications juives.

En 1953, il participa à un numéro spécial d'Europe consacré à Paul Eluard, mort un an plus tôt. Il salua en lui le poète qui, dès 1920, avait su renoncer à "écrire des poèmes sans sujet, sans contenu, eau distillée, sans odeur, sans saveur". Voici en quels termes véhéments il définit la décision que, pour faire une poésie nouvelle par le contenu et par la forme, Eluard avait dû prendre :

Laissons donc au passé les mensonges, les acrobaties de l'Art pour l'Art, les langueurs de la Tour d'Ivoire, cette poésie de jeu qui n'est pas résistance à l'oppression, indignation contre l'injustice, la violence, l'exploitation, la guerre, mais mosaïque de mots, cliquetis d'homophonie, comptage de syllabes…

Spire admettait pourtant qu'on fit usage d'autre chose que du vers libre, auquel allaient ses préférences, "bien campé sur ses accents, senti comme une unité rythmique et euphonique, à la fois solidaire et distincte de celle qui la précède et de celle qui la suit". N'écrivit-il pas à un poète en 1944 :

Ce n'est pas tant l'emploi des formes traditionnelles - syllabisme, césure et rime - que je reprochai à Valéry; c'est d'avoir gardé ces formes, mais non leur contenu. Ce contenu c'était de vraies syllabes, toutes réelles, prononcées par des bouches, entendus par des oreilles entraînées aux sonorités réelles émises par des hommes de leur temps pour des hommes de leur temps.
Et d'appeler son correspondant à se pencher "sur les expériences des phonéticiens, pour qui un son non prononcé est un néant qui ne peut entrer en compte dans la mesure d'un vers".

poèmes d'Hier et d'Aujourd'hui

André Spire avec Pqul Jamati à Avaray, le 28 juillet 1958,
le jour de ses 90 ans
En 1953, André Spire fit paraître, par les soins de son éditeur et ami José Corti, ses Poèmes d'Hier et d'Aujourd'hui. Dans Ce recueil anthologique, le poète remettait au jour la plupart de ces poèmes publiés depuis 1905 et il y ajoutait des "poèmes récents", non encore parus en volume ou inédits.

Il y a Marie-Brunette maintenant et voici toute une gamme nouvelle introduite sur une palette déjà si riche. Devenue Câline depuis le babil de 1942 à New York, c'est bien plus que "deux mots" qu'elle se met à savoir. Comme il a dû s'amuser, ce père émerveillé, à écrire ces charmantes Prières (non orthodoxes) pour Marie-Brunette !

D'autres poèmes, cependant, poursuivent sans défaillance le grand dialogue sans réponse des Poèmes Juifs, qui ne se lassent pas de demander au Seigneur :
Les siècles ont-ils bourré de tant de cire tes oreilles
Que tu es sourd aux cris, aux silences, aux trahisons des torturés ?

Et ils figureront comme tels dans l' "édition définitive" que le poète en donnera en 1959 chez Albin Michel, seulement augmenté de cet extraordinaire Non à la mort et à son "cortège de peurs". Quelques-uns, enfin, parmi les "Poèmes d'aujourd'hui", ne sont autres que de nouveaux "poèmes de Loire". Ainsi Justice, Sur le vent, ou ce sombre Tu ne me parles plus, Loire, poème inédit, écrit en 1960 et qui clôt le présent choix. En réalité, on ne peut enfermer la poésie de Spire dans des boîtes. La pensée des "poèmes de Loire" ne rejoint-elle pas souvent celle des "poèmes juifs" ? Même s'il se croit "rivé à la rive", André Spire est fidèle à lui-même, qui se dit encore :
Chasse toi-même.
Rejoins les durs courants.
et qui refuse crânement de se laisser frustrer "des joies de ses derniers jours".
André Spire a quitté ce monde en 1966, à l'âge de 98 ans.


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