André Spire en effet, sous la pression des événements, venait d'entreprendre une œuvre semblable à celle qu'il avait menée à bien en 1926 en créant, cette fois dans le Blésois et en Touraine, un service de placement agricole pour les Juifs allemands émigrés, soit que ces émigrés eussent l'intention de se fixer dans notre pays, soit qu'ils eussent choisi d'y faire leur apprentissage de "haloutzim". Mais les dirigeants officiels du judaïsme français étaient toujours là. Déjà, en 1932, alors que Spire et ses amis faisaient campagne en faveur d'un Congrès Mondial Juif, ils s'étaient dressés devant eux. Pendant la période troublée qui précéda l'avènement du Front populaire, ils devaient, selon le mot du poète, "détraquer" son placement tourangeau comme ils avaient détraqué, quelques années auparavant, son placement méridional. Encouragés par leur altitude équivoque, les gouvernements qui se succédèrent en France après le 6 février 1934 retirèrent leur appui à l'organisation, puis expulsèrent peu à peu tous les jeunes cultivateurs qu'elle avait placés.
Cette longue lutte "entre le judaïsme honnête" et le "judaïsme masqué", André Spire la dénonça, le 21 mars 1934, dans l'émouvante conférence qu'il prononça aux Sociétés Savantes, sous le titre Souvenirs d'un militant juif. Ce qu'il reprocha essentiellement aux "chefs timides ou égoïstes" du judaïsme français, ce fut de n'avoir pas compris "qu'à la fin du premier tiers du 20ème siècle, dans un monde de nationalisme, de fascisme, d'hitlérisme, de capitalisme à outrance et de concentration économique, la question juive avait un autre aspect que dans la France de petit commerce, de petite industrie, de libéralisme économique et politique de 1789, de 1830 et de 1848". Ces hommes, ajouta-t-il, "je les ai toujours trouvés en travers de ma route dans toutes les circonstances où j'ai été appelé à m'occuper d'intérêts juifs qui n'étaient pas exclusivement ceux des Juifs français".
Mais Spire était connu et aimé aux Etats-Unis dans les milieux culturels amis de la France. Sa vie d'action juive, démocratique et antiraciste, sa poésie y avaient de fidèles admirateurs. Surmontant au jour le jour les problèmes matériels et familiaux qui se posaient à lui (il s'était remarié en 1940, un bébé venait de naître à l'arrivée à New York), dominant l'angoisse qui l'étreignait quand il songeait à ce "là-bas" sous la botte qu'il ne reverrait peut-être pas, il ouvrit un nouveau chapitre d'une existence déjà chargée d'action. Après avoir fait partie pendant une année scolaire du corps enseignant de la New School of Social Research qui, sous l'impulsion de ses deux généreux fondateurs, Alwin Johnson et miss Clara Mayer, était devenu le refuge de tant d'intellectuels européeens traqués par le nazisme, il occupera jusqu'à la fin de son séjour aux Etats-Unis la chaire d'Histoire de la Poésie française à l'Ecole Libre des Hautes Etudes de New York. C'était une université franco-belge, subventionnée conjointement par la France Libre du Général de Gaulle et par le Gouvernement belge en exil. Spire y fut nommé en 1942, dès sa fondation. Il y enseigna jusqu'en mai 1946, à des étudiants de tous âges, de toutes conditions, de toutes couleurs, l'histoire de la poésie française à la lumière de ses propres travaux sur la phonétique expérimentale.
Sa femme, entrée en même temps que lui à la New School, ne tarda pas il le rejoindlre à l'Ecole des Hautes Etudes. Leur vie de transplantés se stabilisait, s'orientant de plus en plus vers le rayonnement de la culture française qu'ils savaient représenter. Leur action déborda vite le cadre strict de leur enseignement. Dans les universités et les collèges américains, devant les cercles de l'Alliance Française, ils s'employèrent à mieux faire connaître la France. Spire prit la parole au French Institute, et dans de nombreuses organisations juives, sionistes ou autres. Il collabora, avec Nahum Goldman, Henry Torrès et le rabbin Stephan Wise, au fonctionnement du Congrès Juif Mondial. Il donna des articles, des essais, des poèmes à différentes revues américaines.
Mais regardez dans les sentes des montagnes, Dans les grottes, sur les clairières des forêts, Ces yeux brûlants, ces poings dressés, Et ces bouches crispées qui vous crient : Ici, ici ! Nuages! Crevez vos flancs de feu ! Lâchez enfin les éclairs, les tonnerres, Que depuis tant de temps nous guettons. |
Spire retrouvait en lui, dans le langage simple qui était le sien, le souffle d'épopée qui, trente-cinq ans plus tôt, lui avait dicté Ecoute, Israël. Il avait encore dans ses cartons tous ses poèmes écrits depuis 1937. Il y en avait de France, il y en avait d'Amérique. Ce sont ceux-là qui, réunis à d'autres plus anciens déjà connus en France, constituèrent pour le public des Etats-Unis les Poèmes d'ici et de là-bas, édités en 1944 par la Dryden-Press que dirigeait son jeune ami le poète Stanley Burnshaw. Dans ce beau volume, cartonné et toilé de rouge à la mode d'outre-atlantique, nous trouvons, parmi les poèmes inédits, certains souvenirs vivaces de ce "là-bas" passé, si proche encore. Tel cet insouciant Boul-Mich dont les amours volages en préparent de plus "graves". D'autres reflètent, et avec quelle fraîcheur ! la nouvelle jeunesse d' "ici".
Le poète qui soupirait il y a quelque quarante ans : "Ah! je n'ai pas d'enfant !", le voici maintenant qui murmure à Marie-Brunette :
Tu cries, tu ris, tu babilles : Un mot, deux mot !... Que c'est long, mon Dieu, que c'est long ! J'ai tant de choses à t'apprendre ! |
L'ouvrage était terminé à la fin de 1945. La maison S. F. Vanni de New York accepta, d'accord avec Corti, d'en reprendre l'impression en 1946. Malheureusement le directeur de la maison, André Ragusa, tomba gravement malade. Pendant les longs mois où il fut absent, sa firme fut gérée par un secrétaire et un contremaître italiens sachant mal le français, commandant des typographes, italiens eux aussi, qui ne le savaient pas du tout. Les épreuves successives parvenues à Paris n'apportaient à Spire que de nouvelles coquilles substituées aux anciennes. Il corrigea jusqu'à six épreuves, et dut faire imprimer en France des pages entières. Finalement lassé de voir toujours d'autres fautes, il donna le bon à tirer.
Trois ans plus tard, en 1949, le livre paraissait enfin fut mis en vente à Paris. Il eut un grand retentissement dans les milieux scientifiques et esthétiques. Et s'il n'eut pas, parmi les écrivains et les poètes, toute l'audience qu'il méritait, n'hésitons pas il dire que c'est qu'il bousculait, avec des arguments scientifiques, trop d'habitudes factices et trop de réussites éphémères fondées sur ces habitudes. "C'est", lui écrivit un psychophysiologue du langage, Raoul Husson, "une terrible torpille, un véritable brûlot, que vous avez lancé dans l'arène poétique traditionnelle".
En 1953, il participa à un numéro spécial d'Europe consacré à Paul Eluard, mort un an plus tôt. Il salua en lui le poète qui, dès 1920, avait su renoncer à "écrire des poèmes sans sujet, sans contenu, eau distillée, sans odeur, sans saveur". Voici en quels termes véhéments il définit la décision que, pour faire une poésie nouvelle par le contenu et par la forme, Eluard avait dû prendre :
Laissons donc au passé les mensonges, les acrobaties de l'Art pour l'Art, les langueurs de la Tour d'Ivoire, cette poésie de jeu qui n'est pas résistance à l'oppression, indignation contre l'injustice, la violence, l'exploitation, la guerre, mais mosaïque de mots, cliquetis d'homophonie, comptage de syllabes…
Spire admettait pourtant qu'on fit usage d'autre chose que du vers libre, auquel allaient ses préférences, "bien campé sur ses accents, senti comme une unité rythmique et euphonique, à la fois solidaire et distincte de celle qui la précède et de celle qui la suit". N'écrivit-il pas à un poète en 1944 :
Ce n'est pas tant l'emploi des formes traditionnelles - syllabisme, césure et rime - que je reprochai à Valéry; c'est d'avoir gardé ces formes, mais non leur contenu. Ce contenu c'était de vraies syllabes, toutes réelles, prononcées par des bouches, entendus par des oreilles entraînées aux sonorités réelles émises par des hommes de leur temps pour des hommes de leur temps.Et d'appeler son correspondant à se pencher "sur les expériences des phonéticiens, pour qui un son non prononcé est un néant qui ne peut entrer en compte dans la mesure d'un vers".
Il y a Marie-Brunette maintenant et voici toute une gamme nouvelle introduite sur une palette déjà si riche. Devenue Câline depuis le babil de 1942 à New York, c'est bien plus que "deux mots" qu'elle se met à savoir. Comme il a dû s'amuser, ce père émerveillé, à écrire ces charmantes Prières (non orthodoxes) pour Marie-Brunette !
D'autres poèmes, cependant, poursuivent sans défaillance le grand dialogue sans réponse des Poèmes Juifs, qui ne se lassent pas de demander au Seigneur :
Les siècles ont-ils bourré de tant de cire
tes oreilles Que tu es sourd aux cris, aux silences, aux trahisons des torturés ? |
Et ils figureront comme tels dans l' "édition définitive" que le poète en donnera en 1959 chez Albin Michel, seulement augmenté de cet extraordinaire Non à la mort et à son "cortège de peurs". Quelques-uns, enfin, parmi les "Poèmes d'aujourd'hui", ne sont autres que de nouveaux "poèmes de Loire". Ainsi Justice, Sur le vent, ou ce sombre Tu ne me parles plus, Loire, poème inédit, écrit en 1960 et qui clôt le présent choix. En réalité, on ne peut enfermer la poésie de Spire dans des boîtes. La pensée des "poèmes de Loire" ne rejoint-elle pas souvent celle des "poèmes juifs" ? Même s'il se croit "rivé à la rive", André Spire est fidèle à lui-même, qui se dit encore :
Chasse toi-même. Rejoins les durs courants. |
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