Les Juifs et le commerce du houblon à Haguenau
aux 19ème et 20ème siècles
Jean-Paul GRASSER
Extrait de CINQ CENTS ANS D'HISTOIRE JUIVE A HAGUENAU
Etudes haguenoviennes, tome XVIII - 1992 - Société d'Histoire et d'Archéologie de Haguenau


Lorsque M. le rabbin Claude Heymann et moi-même avons élaboré programme de ce colloque, j'ai lancé l'idée d'une communication sur juifs de Haguenau et le commerce du houblon. Entreprise qui s'est révélée plus complexe que je ne pouvais le supposer, surtout quant à la collecte des informations et des sources. L'étude qui suit donnera, je espère, un certain nombre d'indications intéressantes sur le sujet, mais fournira surtout des pistes de recherche à approfondir, pistes qui, comme le rappelait M. le maire Heinrich dans son introduction d'hier soir, pourraient intéresser des étudiants, juifs ou non-juifs. Je pense notamment à tous les actes notariaux dont il n'existe pas d'inventaire sommaire, et dont l'exploitation est dès lors très longue. Rien que les dépôts d'une Etude haguenovienne, pour la période avant 1890, représentent 115 boîtes, avec des documents classés chronologiquement.

Depuis le 18ème siècle, la région de Haguenau s'est tournée vers des cultures commerciales spéculatives. C'est tout d'abord la grande époque de la garance, avec la famille Hoffmann (1), mais le rouge de Haguenau connaît un déclin rapide après 1830-1840. C'est le houblon qui prend le relais, et Haguenau devient dans les années 1860 et jusqu'après la seconde guerre mondiale, le grand centre de la culture et surtout du commerce du houblon en Alsace, et un des principaux centres en Europe.

Mais alors que les juifs n'ont pas été impliqués dans le commerce la garance, ils ont très vite contrôlé l'essentiel du commerce du houblon haguenovien. L'explication n'est pas simple ; j'y verrai personnellement deux facteurs : d'une part une certaine désaffection de la bourgeoisie non-juive pour des activités spéculatives, surtout après la faillite des Hoffmann quelques années avant la Révolution (2) ; d'autre part, des possibilités accrues pour les juifs après la Révolution et Empire, et notamment l'accession à la propriété. Toujours est-il qu'il existe un parallélisme étroit entre les vicissitudes de la culture du houblon dans notre région et les aléas de la prospérité des maisons juives consacrées à cette activité. Quelles sont les grandes phases de cette activité ? Comment s'organisent, dans la pratique, le commerce, la préparation, la conservation du houblon ? Enfin, quelle est la place ces marchands de houblons juifs dans la vie de la cité ?

1. Prospérité et déclin du houblon et de son commerce à Haguenau du milieu du 19ème au milieu du 20ème siècle

a) L'essor jusqu'à la guerre de 1870

La culture du houblon se développe à Haguenau à l'initiative du brasseur Derendinger après 1830, et jusqu'en 1850 cette culture en Alsace reste limitée à Haguenau et à ses alentours immédiats. Sur le territoire de Haguenau, la surface consacrée au houblon passe de 75 ha en 1837 à 514 ha en 1866, ou si l'on parle en perches, de 120 000 en 1834 à 1 500 000 en 1867. Les registres de la patente à Haguenau (3) mentionnent un premier marchand de houblon à Haguenau en 1832, Louis Sénil, mais il ne s'agit pas d'un marchand juif (et il cesse son activité dès 1844). Tous les registres de la contribution personnelle ou mobilière ou de la patente, antérieurs à 1845, signalent de nombreux juifs dans des activités commerciales, et notamment beaucoup de colporteurs, mais pas de marchands de houblon (4).

La consultation des listes d'électeurs communaux à la fin de la Monarchie de Juillet fait apparaître les premiers marchands de houblons juifs en 1847, avec Heumann Jacques et Heumann Elie ; sur une liste de moins de 500 électeurs (pour une population de quelque 10 000 habitants), ils apparaissent aux 205 ème et 246 ème rangs, et ne font donc certainement pas partie des grosses fortunes de la ville Jacques Heumann paie 76 francs d'impôts, alors que qu'Isaac Weill, marchand d'huile, qui est 40 ème sur la liste, paie lui 207 francs (5). Remarquons qu'en 1846, Jacques Heumann et Elie Heumann figurent encore sur la liste comme agents d'affaires (6). Relevons encore que sur la liste de 1834, Jacques Hirsch est indiqué comme maquignon, Simon Scheid comme ferrailleur, Aron Moch comme colporteur (7).

A partir du 1er octobre 1863 se tient un marché hebdomadaire du houblon à Haguenau, du 1er octobre au 31 décembre de chaque année, tous les mardis. A partir de 1867 ce marché se tient dans la halle aux houblons spécialement construite à cette fin, et se prolonge jusqu'au 1er avril. Le syndicat des planteurs et commerçants du houblon à Haguenau, créé en 1863, a été associé à la construction de la halle dont l'inauguration, en octobre 1867, est l'occasion d'une vaste exposition internationale de houblons, bières et articles de brasserie.

La volonté des responsables haguenoviens de créer un important marché du houblon dans les nouvelles installations n'est pas immédiatement couronnée de succès : le 29 août 1867 sont vendus en tout 1931 kg de houblon (8), le marché du mardi 29 octobre ne porte que sur 70 balles (environ 4200 kg), et le 8 novembre on ne traite que 58 balles (contre 3 à 4000 à Nuremberg). Mais dès octobre 1869, la situation est retournée, et les transactions hebdomadaires portent sur 500 balles, soit 30.000 kg.

Les réponses à deux demandes de renseignements provenant de la Belgique nous donnent des indications sur les principaux négociants en houblons de la ville avant la guerre de 1870. Dans les deux cas, le maire de la ville, sollicité par des correspondants de Gand en avril 1867 et de Tournai en avril 1869, transmet la demande au président du syndicat des planteurs de houblons qui fournit la réponse. En 1867, le syndicat donne la liste complète en faisant observer que les trois premières maisons (Heymann frères, Hirsch frères et Weill jeune et Cie), "également recommandables", ont des relations très étendues et que les sept autres (Weill père et fils, Christophel et Lefebvre, Simon Weill, Albert Weill, Lantzenberg frères, Jules Gougenheim, Eisenmann et Gougenheim), recommandables aussi, s'occupent plus spécialement de la commission (9). En 1869, la liste des marchands de houblons fournie est établie suivant le degré de solvabilité qui leur est généralement attribué, tout en précisant que "tous sont solvables et méritent la confiance" Heymann frères, Hirsch frères et Cie, Jules Gougenheim, Léopold Aron, Weill père et fils, Lantzenberg frères, Adolphe Weill, Eisenmann Gougenheim, Simon Weill, Albert Weill, Weill jeune (10). Certains d'entre eux ont quitté leur village d'origine pour s'installer à Haguenau, comme l'indique la liste ci-dessous.

Toutes ces maisons figurent évidemment parmi les exposants de 1867 (11). Certains de leurs dirigeants apparaissent dans les jurys : Elie Heymann dans la première section (houblon), Jules Gougenheim et Léopold Aron dans la section bières et appareils de brasserie (12). Au concours international de houblons et de bières de Dijon, en octobre 1866, figure parmi les exposants la maison Weill jeune et Cie (13).

La guerre de 1870-71 va marquer une coupure importante dans la mesure où, conformément aux dispositions du traité de Francfort, de nombreux juifs alsaciens et haguenoviens, attachés à la patrie française choisissent de quitter l'Alsace pour s'installer en France. C'est le cas de la plupart des marchands de houblons cités en 1867 et 1869. Nous en avons dénombré une bonne douzaine (14) :

Mais ces départs, pour importants qu'ils aient été, ne marquent absolument pas le déclin de la culture et du commerce du houblon à Haguenau, ni la fin du dynamisme des négociants juifs.

b) L'apogée à l'époque allemande

Après 1871, le houblon d'Alsace, bien que concurrencé par celui de Bohême ou de Bavière, trouve des débouchés en France, en Belgique, en Angleterre ; les surfaces dépassent toujours 4 000 ha jusqu'en 1914, et en 1887 l'Alsace produit le cinquième de la production allemande de houblon. Comme l'explique M. Georges Ehrlich, dernier responsable de la maison Ehrlich, qui a eu l'amabilité de nous recevoir, le marché du houblon est très spéculatif : la variation des houblonnières dépend des fluctuations des rendements financiers d'une année à l'autre (cf. le graphique de l'évolution du prix du quintal de houblon en Marks dans l'arrondissement de Haguenau entre 1872 et 1907). La défense des intérêts des planteurs est alors assurée par la Société des planteurs de houblon créée en 1883 et siégeant à Haguenau.

Le marché de Haguenau gagne chaque année en importance. Durant la période d'achat les prix payés et le volume des transactions font l'objet de comptes-rendus quotidiens. La ville de Haguenau est le siège des commerçants de houblon et centralise la plus grande partie des affaires traitées. Tel est le cas de la maison Arthur Moch, Léon Moch et Cie, fondée en 1872 par Arthur Moch qui a également introduit le houblon en Belgique ; la firme possède des succursales à Bruxelles, Londres et New-York. Les négociants se réunissent périodiquement pour discuter de la situation du marché et des oscillations des prix. Haguenau joue en quelque sorte le rôle de la bourse du houblon alsacien. Ce rôle est encore relevé davantage par un procédé que les marchands répandent de plus en plus et qui consiste à offrir la marchandise en échantillons parfois prélevés sur les différents lots à vendre.

Pourtant à Haguenau même la culture du houblon connaît un déclin relatif à partir de 1900. Alors qu'on y comptait près de 300 hectares en 1888, il n'y en a plus que 228 en 1908 et surtout 130 en 1912 ; mais comme la culture reste stable en Basse-Alsace et notamment dans les villages des environs (15), le négoce haguenovien arrive à garder toute son importance (16). Un annuaire de 1900 indique pour Haguenau 18 négociants en houblon, 18 courtiers et 2 commissionnaires en houblon, 5 maisons spécialisées dans l'emballage, et 2 marchands de perches ; en 1910, le commerce du houblon est représenté par 21 négociants et 13 courtiers. A quelques rares exceptions près, tous ces professionnels du houblon, surtout les négociants, sont des juifs. Le commerce qu'ils contrôlent s'effectue à la halle aux houblons, agrandie en 1881, ou dans leurs magasins privés, les "greniers à houblon".

Les principales maisons juives de cette époque sont :

Les registres de la taxe professionnelle (Gewerbesteuer) montrent qu'au début du 20ème siècle, cet impôt est versé à Haguenau par plusieurs entreprises établies à l'extérieur, mais disposant de succursales dans la ville : c'est le cas des frères Ehrlich, de Herrlisheim, dont la firme a été créée en 1868 (très modestement à l'origine) et qui, en 1907 et 1908, sont imposés sur un chiffre d'affaires estimé à 5 000 Mk à Herrlisheim et 4 000 Mk à Haguenau ; c'est le cas également de Salomon Heimendinger de Grussenheim, qui est imposé pour sa succursale haguenovienne, ou de Félix Mandel, de Dauendorf ("Metzger und Hopfenheindler"), taxé sur une somme totale de 4 500 Mk, dont 1 000 à Haguenau (21).

Encarts publicitaires parus dans le Livre d'or de l'agriculture en Alsace
de A. Herrmann, 1927, pp. 177 et 182

c) Le déclin progressif

Après la crise de la culture pendant la première guerre mondiale, on assiste à un nouvel essor entre 1919 et 1929. Parmi les principaux établissements figurent toujours Arthur Moch, Léon Moch et Cie, qui possède des succursales à Bruxelles, Londres et New York, Baer et Baumgart, Jacques Ehrlich, S. Heimendinger, Jacques Hirsch, L. et M. Kauffmann, Edouard Lévy, J. Loew et Cie, Meyer, Lévy et fils, Jacques Zillr, Klein frères. Une liste complète se trouve dans un Annuaire de 1926, confirmée par des états officiels. Les commerçants de houblon de Haguenau et environs ont formé un syndicat qui en 1930 est présidé par Sylvain Lévy, et qui collabore étroitement avec le syndicat des planteurs.

L'Alsace subit de plus en plus la concurrence de la Bohème (22) et de l'Allemagne (23), et le recul se dessine à partir de 1929, malgré les efforts du Syndicat des planteurs, puis de la Cophoudal, créée en 1939 pour assurer la collecte de la récolte de ses membres et en assurer le conditionnement et la vente, et qui concurrence donc les marchands juifs ; toutefois, il existe encore une douzaine de commerces juifs à la veille de la guerre. Le papier à en-tête de la maison Ehrlich, en 1937, fait état de maisons d'achats à Nuremberg, en Bavière, à Saaz en Bohême et à Prague, et d'agences à Lille, Nancy, Lyon, Bruxelles et New-York ; la firme a obtenu un diplôme d'honneur à l'exposition internationale de Strasbourg en 1923, et le Grand prix à l'exposition de Nancy en 1929 ; à Nancy toujours, mais en 1927, la maison Ehrlich a fait partie du jury et a été classée hors concours (24). Après 1945, le houblon recule fortement dans la région de Haguenau, provoquant la fermeture successive des différents greniers à houblon, notamment celui de la firme Ehrlich, ainsi que le départ de la Cophoudal.


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