La communauté juive de Mackenheim (Bas-Rhin)
Le village de Mackenheim, à 17 kilomètres au nord de Vieux-Brisach dans le Ried alsacien, est connu pour avoir abrité une population juive dès le 16ème siècle (1). Sa présence peut être suivie sans discontinuité depuis le début du 18ème siècle (2). Le droit de protection des juifs, qui appartenait à l'évêché de Strasbourg, échut par la vente, en 1693, de la partie inférieure du village par le cardinal Guillaume-Egon de Fürstenberg (1629-1704), à la lignée savernoise des seigneurs de Flaxlanden (3). Le registre établi en 1725, des juifs vivant dans les villages de la Noblesse de Basse-Alsace (360 familles), signale les noms de sept chefs de famille habitant Mackenheim "et la date de l'établissement de chaque famille" (4) :
1- Salomon Ach, y a été reçu en 1699
2 - Sissel Jacob, en 1708
3 - Meyer Joseph, en 1710
4 - Mennel Joseph, en 1714
5 - Isaac Ach, en 1715
6 - Meyer Ach, en 1719
7 - Mennel Nathan, en 1723.
Huit ans avant la fin de l'Ancien Régime, Mackenheim comptait 322 catholiques et 87 juifs (5). La plupart des familles juives vivaient du commerce de bestiaux. Peu d'entre elles étaient aisées et moins encore, riches. Un asile pour colporteurs itinérants ou pour mendiants est signalé en 1830, à l'occasion de l'accouchement d'une juive étrangère au village, dans le "logement des Juifs mendiants" (6). La population juive fut à son apogée dans les années 1848-1852 où elle comptait 150 à 160 âmes. A cette époque, David Rosenberg, natif d'Oberdorf dans le Sundgau, était le "sacrificateur et instituteur" de la communauté (7). L'exode rural, amorcé dès les années 1860, a conduit à une diminution des naissances et à un vieillissement progressif de la population juive. Vers 1934, il n'y avait plus que neuf foyers juifs à Mackenheim (8). La communauté a perduré jusqu'à l'évacuation de 1939. Son dernier président fut le négociant Salomon Roos (18831946). Sa fille Carmen, épouse Geismar (1915-1944) ainsi que six autres femmes et six hommes natifs de Mackenheim entre 1860 et 1905, ont été victimes des persécutions nazies. La plupart d'entre eux furent déportés en 1943-1944 de Drancy à Auschwitz et assassinés (9).
Le village bas-rhinois de Mackenheim compte environ 700 habitants. Rien, en dehors de l'étoile de David sur le monument aux victimes de la Guerre, ne rappelle la fin violente de la communauté juive. Seul, sur leur cimetière plusieurs fois centenaire, caché dans la forêt rhénane, loin du village, des survivants de la Shoah ont évoqué sur des pierres tombales récentes le souvenir de ceux dont les cendres ne reposent nulle part :
"En mémoire de mon cher époux Alfred Weill, mort en déportation à Auschwitz 1944".
"Que ce lieu est redoutable ! C'est ici la maison de Dieu, c'est ici la porte des cieux !" (Genèse 28:17).
Le sens que donna Jacob à l'échelle reliant ciel et terre, qu'il avait vue en rêve, figure toujours au dessus de l'entrée de l'ancienne synagogue des juifs de Mackenheim. L'aménagement intérieur de l'édifice, construit en 1867, a été démoli après l'entrée des troupes de la Wehrmacht en juin 1940. Des témoins non-juifs, qui à l'époque étaient encore des enfants, rappellent qu'un membre de la "Commission de Sauvegarde" du village évacué, aurait proposé aux occupants d'utiliser l'imposant immeuble comme salle de gymnastique pour la Hitlerjugend, afin d'éviter son dynamitage. Le bâtiment a été racheté en 1981 par la municipalité et rénové pour en faire une "Maison des Jeunes et de la Culture". A l'étage, au dessus de la galerie des femmes se trouve actuellement la bibliothèque communale. L'aspect extérieur de l'immeuble n'a pas subi de modifications notables. Seule la décoration de la façade - un sanglier et d'autres animaux sauvages sautillant autour d'un bûcheron - ne cadre pas avec un lieu où ont prié des hommes pour lesquels le porc était un animal impur (Lévitique 11:7).
"Notre maison sainte et glorieuse, où nos pères célébraient Tes louanges est devenue la proie des flammes ; tout ce que nous avions de précieux a été dévasté" (Isaïe 64:10).
Le 21 février 1981, samedi après-midi. Quatre heures sonnent du clocher de l'église toute proche. A travers les lucarnes du pignon de la synagogue, une lumière trouble tombe sur le plancher du grenier couvert de fientes de pigeons. Voilà deux heures que je suis monté là-haut. L'instant auparavant la neige avait commencé à tomber. Maintenant, au dehors, tout est blanc et sur le rebord des lucarnes la neige s'est accumulée, depuis que le vent s'est calmé.
Devant moi s'étend, dans un tas informe qui couvre près du quart du sol, ce qui subsiste - mêlé aux fientes d'oiseaux et à des débris de tuiles - du "trésor caché" de la vénérable communauté juive de Mackenheim, éteinte depuis quarante ans : livres de prière, calendriers, mappoth, mezouzoth, des feuillets imprimés et manuscrits, certains trois fois séculaires, et encore, dans ce désordre indescriptible, parmi les cadavres d'oiseaux, des phylactères et un "mantelet" de Torah en velours rouge, en lambeaux.
Aucun des livres n'est en bon état ; la plupart d'entre eux sont entièrement ou partiellement déchirés et leurs feuillets ont été dispersés par le vent sur toute la surface du sol. Souvent on trouve à la face interne de couverture ou sur la page de garde, des marques de propriété en hébreu ou en allemand, des dessins et des gribouillages d'enfants : "Cette Tefilla appartient au Parnass et Manhig Leib bar Yitzhak de Mackene", "Gebet-Buch für Ivonne Weill". Sur une des pages recouvertes de poussière, une main anonyme a mis son paraphe, la date de 1845 et le dessin d'une clé ; en-dessous, cette phrase pleine d'espoir, en allemand et en français : "Bald wird der Winter vorüber seyn", "L'hiver passera bientôt".
Aussi respectueux qu'est le juif pour le plus saint de ses livres, la Torah, aussi plein d'affection est-il dans ses rapports avec le livre religieux. Un rituel de prières, quel que soit son état d'usure, ne doit jamais être jeté, "car même s'ils ne sont pas écrits en hébreu, mais dans une langue vulgaire, ils doivent être entreposés à la Geniza" (Mishna Shabath, 16:1).
"Il existe un rapport tout particulier entre le juif et le livre", écrit en 1926 le poète Karl Wolfskehl (1869-1948), "il l'aime et 1'apprécie ; il l'aime comme on aime tout ce en quoi on a confiance et il compense beaucoup de ce que la vie lui a refusé. Cependant il n'est pas l'objet de soins méticuleux. Quel que soit son état, quels que soient les taches ou les graffiti qui le couvrent, quelle que soit l'étroitesse des marges à force d'avoir été souvent relié et l'usure de sa couverture, ces stigmates ne sont-ils pas les témoins du sort souvent tragique qu'il a partagé avec son possesseur ?".
"Tu la connais l'immobilité
quand tu vois les jours passés
répandus sur la plaine
ça et là
tu vois en surgir des syllabes.
(Walter Helmut Fritz)
Le 5 mars 1981 : Bientôt l'hiver sera passé. Dans les jardins des villages du Ried, les premières perce-neiges fleurissent. Avec la terre s'épanouissent également les visages renfrognés des paysans et dans les yeux des femmes luit, indomptable, la rage du nettoyage réveillée de son sommeil hivernal.
C'est à un nettoyage d'une méticulosité particulière qu'a été soumis l'inventaire de la Geniza sous le toit de la synagogue de Mackenheim. Le propriétaire de la ferme attenant à la synagogue, que j'ai interrogé sur les raisons de cette initiative, m'a informé que le Conseil Municipal avait décidé de faire à l'étage de cet édifice désaffecté une salle communale.
Sept voyages, a-t-il ajouté, entre la synagogue et le dépôt d'ordures, ont été nécessaires pour enlever tout ce débarras.
En bordure de la forêt, derrière le stade, se trouvent trois imposants bouleaux. Non loin d'eux, derrière le couloir formé par des acacias entourés de lierre, s'élève une fine fumée bleuâtre : c'est là qu'est le dépôt d'ordures de Mackenheim. A voir cette fumée dont la nuance se distingue à peine de l'azur du ciel, je me remémore instinctivement la légende du martyre sur le bûcher de Rabbi Hanina ben Tradyon, que les Romains ont jeté dans le brasier avec le rouleau de la Loi qu'il tenait. "Maître, que vois-tu ?" lui crièrent ses élèves obligés d'assister à la mort de leur maître vénéré. "Je vois" dit le rabbi "le parchemin qui brûle, mais les lettres s'envolent !".
Les Mappoth de Mackenheim
Tableau 1 : mappoth brodées et peintes | |||
Dates | Mappoth brodées |
Mappoth peintes |
Total |
1669 | 1 |
||
1676-1700 | 2 |
2 |
|
1701-1725 | 7 |
7 |
|
1726-1750 | 10 |
10 |
|
1751-1775 | 15 |
1 |
16 |
1776-1800 | 13 |
13 |
|
1801-1825 | 9 |
15 |
24 |
1826-1850 | 4 |
28 |
32 |
1851-1875 | 18 |
18 |
|
1876-1900 | 6 |
6 |
|
1904 | 1 |
1 |
|
Total | 61 |
69 |
130 |
Des huit mappoth les plus anciennes (tableau 2), celle de Jehuda bar Yitzhak (n° 6), peut être attribuée à Leib Ach, préposé des juifs de Mackenheim en 1784, et celle de Shlomo bar Mer (n° 8), à Schlummen Ach, décédé avant 1785. La veuve de ce dernier, Marium Meyer, décédée à Mackenheim en 1804, était la fille de Joseph Meyer, le destinataire de la mappa de Joseph bar Meir (n° 5). La représentation de l'aigle bicéphale des Habsbourg sur la Mappa d'Elhanan bar Joseph, né en 1693 (n° 2), laisse supposer qu'elle provient d'Autriche antérieure, peut-être de Vieux Brisach.
Tableau 2 : Les mappoth les plus anciennes (1669-1720) | ||||
N° | Nom hébraïque | Né le | S. Zod. | Long./Larg. en cm |
1 | Yitzhak bar Moshe shalit | 25.04.1669 | 278/15-16 | |
2 | Elhanan bar Joseph shalit | 01.09.1693 | vierge | 363 de 372/14-15 |
3 | ? | 17.11.1698 | sagittaire | 129 de 274/13-14 |
4 | ? bar Abraham shalit | 25.07.1703 | lion | 236 de 252/13-15 |
5 | Joseph bar Meïr shalit | 09.10.1711 | 258/17-18 | |
6 | Jehuda (Leib) bar Yitzhak shalit | 25.02.1717 | poissons | 270/ 15 |
7 | Jacob b[en] ha-r[av] r[abbi] Moshén n[éro] y[aïr] | 16.07.1718 | cancer | 187 de 324/14-15 |
8 | Shlomo (Bonef) bar Meïr shalit | 27.07.1720 | 200 de ? 114-15 |
La confection de la mappa et son usage rituel ont été décrits par le regretté Robert Weyl (Strasbourg) dans son étude sur Les mappoth d'Alsace (10) : "La mappa se présente dans nos régions sous la forme d'une bande de toile de lin, de douze à vingt centimètres de large et de deux à trois mètres de long Elle porte une inscription en lettres hébraïques carrées. Ces lettres sont brodées ou peintes. La bande est destinée à être enroulée autour d'un rouleau de la Torah pour le maintenir fermé. Pour la confection de la mappa on se sert du lange recouvrant le coussin sur lequel on maintient l'enfant au moment de la circoncision. Le lange est découpé en quatre morceaux d'égale largeur, qui sont cousus bout à bout pour former une bande qui sera soigneusement ourlée avant d'être remise entre les mains d'un scribe qui tracera le nom de l'enfant, celui de son père, sa date de naissance et le souhait de voir l'enfant grandir pour l'étude de la Torah, pour le mariage et les bonnes actions. En plus du texte traditionnel, qui n'a pratiquement pas varié au cours des trois siècles faisant l'objet de cette étude, le scribe ajoutera de nombreux éléments décoratifs. Puis, c'est au sein de la famille que la mappa sera brodée par la mère et les sœurs aînées du nouveau-né. A une date qu'il est fort difficile de préciser, apparaît la mappa peinte entièrement de la main du scribe. Mais elle ne devait vraiment entrer dans les mœurs qu'au début du 19ème siècle, sans éliminer entièrement la Mappa brodée, dont nous trouvons encore au 20ème siècle quelques rares mais beaux exemplaires. La tradition nous enseigne que le garçonnet apporte sa mappa à la synagogue le premier samedi qui suit son troisième anniversaire".
Détail d'une mappa brodée du 18èmesiècle (n° 14) : à droite : Hagbaha (élévation des rouleaux de la Torah ; ) età gauche 'Huppa (dais nuptial). Mappa de Mathis MOYSE (Zadoq bar Moshe), né le 11 novembre 1740 à Boesenbiesen, fils de Moïse Mathis, "juif demeurant au petit Biesheim", et de Rachle Bicker. |
Deux tiers des mappoth réalisées après l'introduction, en 1793, de l'Etat-Civil, se rapportent à 55 garçons nés à Mackenheim et à 1 né à Boesenbiesen. Ce dernier village, situé à cinq kilomètres de Mackenheim, est nommé "Petit-Biesen" sur la mappa peinte d'Eliézer bar Moshe mi-katan Bise (n° 102), pour le distinguer de Biesheim (ou "Grossenbiesen") dans le département du Haut-Rhin. Eliézer, alias Léopold Marx, est né le 7 mars 1848 à Boesenbiesen, de Moïse Marx, boucher, et d'Henriette Netter (12). Le fait que cette mappa ait été conservée à la Geniza de Mackenheim semble prouver que la petite communauté juive de Boesenbiesen, qui figure encore au Dénombrement de 1784, avait perdu entre temps son autonomie. Deux fils de son ancien préposé, Hirtzel Ach, sont décédés à Mackenheim (Moïse en 1845 et Paul en 1855), où ils s'étaient fixés après la mort de leurs parents.
Dans cette Geniza, pareillement, ont été conservées les mappoth d'enfants nés à Mackenheim, de parents étrangers au village, comme celle de Isaac Joseph Levy (n° 78) et celle de Goerschen Jacques (n° 80). Les parents du premier étaient originaires de Hégenheim, alors que la mère du dernier "circulant dans le pays avec son mary et leurs enfants, ayant leur domicile à Hochfeld", a accouché le 12 novembre 1830 à onze heures du soir "dans la maison portant n° 20" à l'hospice des pauvres de la communauté juive (tableau 3).
Tableau 3 : Mappoth peintes (1826-1830) | |||
N° | Nom hébraïque - Nom vulgaire | Date de naissance | Noms et domicile des parents |
78 | Yitzhak (Eisig) bar Joseph Ségal - Isaac Joseph Levy | 24.02.1826 |
Joseph Meyer Levy, "colporteur voyageur", et Judith Simon de Hégenheim (Haut-Rhin) |
79 | Joëz (Gottlieb) bar Jeltuda (Leib) - Gottlieb Schnerb | 15.03.1830 |
Léopold Schnerb, "revendeur", et Victoire Blum de Mackenheim (Bas-Rhin) |
80 | Gershon bar Jacob - Goerschen Jacques | 12.11.1830 |
Samuel Jacques, ''juif roulant le monde", et Eve Kahn de Hochfelden (Bas-Rhin) |
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