CONFLITS ET TENSIONS
On devine un monde étroit, circonscrit, province dans la province où l'on s'entreregarde, où le paraître est tyrannique. Ainsi, selon les informateurs, l'harmonie n'était pas totale entre les juifs du crû et certains juifs d'Allemagne ou de Pologne qui au début du siècle sont venus vivre à Westhoffen. "Les Polaks, on les regardait parfois de haut", nous dit une informatrice. Néanmoins, le rejet des Polaks semble avoir été moins outrancier qu'en ville. Ceux-ci étaient également respectés pour leur savoir, pour la considération que Feissel Kahn qui étudiait avec eux leur manifestait, et lorsqu'ils étaient de passage, on n'hésitait pas à les loger. "Nous avions une grande maison, on avait une chambre pour eux qu'on appelait la Polakestub", se souvient un de nos témoins.
Les conflits les plus acerbes semblent avoir été ceux qui ont opposé les juifs pro-allemands et les juifs pro-français. A Westhoffen, il y aurait eu quelques juifs pro-allemands, d'une part pour des raisons économiques, d'autre part parce que descendants des juifs allemands, ils auraient gardé des sentiments germanophiles. Un des juifs pro-allemands, marchand de vins, l'homme le plus riche du village était tellement haï par les juifs pro-français qu'ils auraient refusé de lui faire la toilette des morts. Cas extrême sans doute. Il faudrait ajouter que le statut des fonctionnaires allemands était souvent bien plus avantageux que sous le régime français nomment pour les officiers du culte. Ainsi en allait-il de certains rabbins qui avaient peur de perdre leur position avantageuse de fonctionnaires acquise lors de l'annexion allemande.
Dans une veine anecdotique et intimiste, nos informateurs décrivent les personnages emblématiques de cette société, qui les a marqués en frappant leur imagination. Ainsi l'instituteur Gustav Kroon, Allemand, célibataire, il habitait avec sa mère au 2e étage de l'école. Il n'aimait pas le judéo-alsacien, langue pratiquée par l'ensemble de la communauté et s'appliquait à enseigner l'allemand - langue devenue obligatoire - ou l'hébreu à ses élèves.
Autre personnage emblématique, la Schnupfrose ainsi
surnommée parce qu'elle avait une tabatière et elle prisait. Elle
enseignait le tricot aux enfants de l'école juive et semble parfois avoir
été victime de leurs moqueries. Ainsi la Kofer
(de Kafer, cercueil). Elle accompagnait les juifs sur les tombes et
s'occupait du cimetière. Elle poussait sa Kitschele (charrette).
Emerge également de la mémoire un personnage marquant du patriotisme
français, Frohle Kahn, grand-oncle de Michel
Debré. Mort à 102 ou 105 ans en 1930, il est né français
et de ce fait aurait été décoré par Poincaré
ou Clémenceau comme patriote français. Une médaille a été
posée sur sa tombe.
Cette mobilité se marque également par la plus grande exogamie des mariages juifs que celle des communautés rurales, catholiques et protestantes, exogamie déjà observée au 18e siècle, à travers les contrats de mariage examinés entre 1721-1790. Les deux-tiers des mariages - 73 sur 114 contractés le sont par des hommes originaires de Westhoffen et avec des jeunes filles du Bas-Rhin, Haut-Rhin, Moselle mais aussi du Palatinat, du pays de Bade, de Souabe pour cinq d'entre eux. Si l'on sait que les accords de mariage se passaient entre les familles dont les pères entretenaient des relations d'affaires, on présuppose le rayonnement de celles-ci.
Déjà avant la Révolution, le schirmgeld, le droit de manance, fait mention de trois grandes catégories de métiers : négociants, marchands, changeurs, 2e catégorie, marchands de bestiaux, commerce des chevaux et des bêtes à cornes, qui se cumule avec celui de boucher. Cela est vrai encore dans les années 1920-1930. Troisième catégorie de fonctions, celle de rabbins, 'hassen (chantre), maîtres d'école, souvent peu rémunérés qui complètent alors à cette époque leur revenu par du négoce. Enfin, non négligeables, les auberges où sont célébrés les mariages juifs et où l'on n'est autorisé entre temps à ne servir que du vin.
Après la Révolution, le recensement de 1841 laisse apparaître une plus grande variété de métiers et notamment ceux d'artisans, marchands de lunettes, marchands de peaux, relieurs, cordonniers.
Les protestants et catholiques ne prêtaient pas en général d'argent. C'était les juifs qui faisaient, pour les raisons historiques que nous connaissons, fructifier l'argent. Et dans ces cas-là, les prêteurs d'argent n'avaient pas toujours de statut spécifique. Il arrivait que les marchands de meubles prêtent aussi. Cette pratique était si généralisée qu'il n'est pas rare d'entendre dire encore à une personne qui porte un "nom juif" : "avec le nom que tu portes, tu peux être sûr qu'on va croire qu'on te doit encore de l'argent".
Le commerce de biens, lui, nécessitait une plus grande spécialisation.
C'était le cas de membres de la famille Debré.
Les banquiers étaient rares dans le pays. Mais en 1870, il en existait
un à Wasselonne. C'est lui qui va financer le départ de trois
membres de sa famille à Santa Cruz.
Les commerces, trois marchands de bestiaux, les deux boucheries kasher, quincaillerie, épicerie sont utiles à la vie de la communauté. La variété des marchandises vendues dénotent les nécessités économiques de l'époque : il arrive que le même marchand vende meubles, vélos, machines à coudre.
Quant au traditionnel métier de colportage (5), si deux sont signalés à Westhoffen en 1841, il n'en est plus fait mention que d'un seul au début du siècle venant de Balbronn. Il vend tissus, chemises, mouchoirs mais aussi tableaux jusqu'à Stihl et Molsheim. Ceux qui réussissent sont des colporteurs qui prennent ensuite boutique. Cependant, par nécessité, ils continuent à vendre dans toute la région. Une vieille famille juive de Westhoffen installe un commerce en 1905. Les hommes y sont marchands de père en fils mais aussi talmudistes, ils vendent d'abord tissus et bonneterie puis s'adaptent à la modernité et après la deuxième guerre développent le décor de la maison, tissus d'ameublement, rideaux, literies. Une grande partie de l'activité reste à l'extérieur. C'est la femme ou la soeur qui tient boutique. D'ailleurs, notre marchand ne dit-il pas, rappel d'une errance atavique : "moi je suis toujours en route sauf quand je dors".
Il faut ajouter à cette énumération la situation, des jeunes filles "placées en condition" dans des familles juives comme gouvernantes, à Nancy ou à Paris, apprenant ainsi dans les maisons bourgeoises, le français et l'art de tenir une maison en attendant mariage. Quand les familles en avaient les moyens, les filles allaient suivre des cours à la ville.
Dire pour autant que les modèles culturels empruntés par les femmes en Alsace étaient français comme l'affirment d'aucuns à l'heure actuelle me paraît simpliste et fait aux femmes en Alsace un procès d'intention (6). Tout travail d'investigation sérieux sur le sujet montrerait que les modèles d'adoption ne sont pas si simples à analyser : il faut en effet, prendre en compte l'influence des courants culturels, hygiénistes et sociaux allemands en Alsace dans l'organisation de la vie quotidienne, la place réservée à la femme dans la vie associative, son rôle prépondérant dans la décision et gestion des entreprises familiales dès la fin du 19e siècle et ce également, dans les familles juives...
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