LA COMMUNAUTÉ JUIVE DE WESTHOFFEN
par Anny Bloch et Muriel Klein-Zolty
Extrait de la Revue des Sciences sociales de la France de l'Est, Université des Sciences humaines de Strasbourg, N°18, 1990/91


Anny Bloch CNRS, Laboratoire de sociologie de la culture européenne.
Muriel Klein-Zolty chercheur, Laboratoire de sociologie de la culture européenne.
"Devant la vieille dame, la petite fille racontait des histoires. L'histoire s'arrêta un jour sans que la petite fille sache pourquoi.
Une nuit, elle vit une poupée articulée, toute ridée, la tête nouée d'un fichu s'avançer. La vieille dame lui fit signe. Alors, sans très bien comprendre pourquoi, l'histoire se renoua."
A.B.

Evoquer la communauté juive de Westhoffen à quelques kilomètres de la ville de Wasselonne dans la vallée de Mossig, c'est évoquer un monde disparu, celui du judaïsme rural d'Alsace. En effet, les communautés juives d'Alsace qui sont nées et se sont développées dans les villages se sont urbanisées dès la moitié du 19e siècle. D'autres facteurs contribuent à expliquer leur disparition : immigration, ruptures de guerre et au-delà de ces brèches, le vide essentiel provoqué par le génocide. L'on pourrait presque dire avec André Neher, le juif de la campagne alsacienne est "entré dans la légende".

Westhoffen est une commune essentiellement rurale, agricole et longtemps viticole. Les juifs y exerçaient les métiers de marchands de vins, possédaient quelques arpents de vigne comme l'ensemble de la population de cette vallée, exerçaient aussi les métiers juifs traditionnels de colporteurs, bouchers, marchands de bestiaux et marchands de biens. (…)

Dans ce travail qui représente une première phase de réflexion sous forme d'évocation, nous avons fait appel à des sources orales, la mémoire de ceux qui sont originaires de Westhoffen, de ceux qui y vivent toujours. Mémoire de familles non-juives très éclairantes dans la vision contrastée qu'elles apportent de cette communauté. Nous nous sommes également appuyées sur des références écrites tels les travaux sur les juifs d'Alsace de Freddy Raphael et Robert Weyl (1), l'ouvrage de Vicki Caron, Between France and Germany, the Jews of Alsace-Lorraine, 1871-1918, les monographies sur Westhoffen (2) et la commune voisine de Balbronn, la Revue d'études juives, la revue Pays d'Alsace (3), le Bulletin de nos communautés...

Westhoffen sur une carte postale ancienne - Coll. A. et M. Rothé

A Westhoffen et à Strasbourg, nous avons rencontré une vingtaine de personnes qui ont évoqué l'âpreté de leur vie quotidienne, la jiddishkeit, vie communautaire, clivages et solidarités, les personnages pittoresques, les relations entre juifs et chrétiens, non dénuées de préjugés. Les vingt personnes appartiennent à deux générations différentes : la première, celle du début du 20e siècle, a vécu dans un tissu social juif plus intense, a fréquenté l'école juive. Elle a connu des personnages emblématiques de cette communauté qui sont devenus dans leur mémoire presque mythiques. La deuxième, née après la guerre de 1914, qui ne possède plus d'école juive, subit l'influence de la modernité, le besoin de promotion sociale, aspire à une meilleure formation, une meilleure qualification et à des conditions de vie moins difficiles. Ces deux générations reflètent deux étapes importantes de la vie rurale juive, et plus particulièrement celle de la vallée de la Mossig avant et après la première guerre mondiale. (…)

UNE VIE RELIGIEUSE INTENSE

Intérieur de la synagogue aujourd'hui.
© M. Rothé
Feissel KAHN

La communauté juive de Westhoffen se caractérisait par une vie religieuse intense. Les écrits que nous avons recueillis insistent sur la régularité du temps juif, la répétition attendue des fêtes. Nous ne développerons pas les aspects communs de Westhoffen avec les autres communautés juives d'Alsace, ce que nous voulons souligner, c'est sa spécificité.

Dans la mémoire de nos témoins, une des spécificités de la communauté juive de Westhoffen est son haut degré de piété. Comme signe probant d'une religiosité intense, certains témoins soulignent le fait que la majorité des femmes portaient la perruque, que la plupart des hommes refusaient de se laisser photographier et qu'ils fabriquaient leur cercueil eux-mêmes.

Surnommée "petite Jérusalem", cette communauté a été le berceau du rabbinat français. Parmi les rabbins qui sont nés ou ont exercé leur fonction à Westhoffen, nous pouvons citer le rabbin Debré (grand-père de Michel), le rabbin Joseph Bloch, les rabbins Max et Ernest Gugenheim, ce dernier, très érudit et estimé, le rabbin Isaac Schwartz (né à Balbronn en 1870), le rabbin Jules Bauer né à Balbronn en 1868, devenu Directeur de l'Ecole rabbinique de la rue Vauquelin à Paris, auteur de nombreuses publications (4).

Nous voudrions évoquer un personnage qui sans être un rabbin représentait le pouvoir spirituel de la communauté de Westhoffen jusqu'à la première guerre mondiale. Il s'agit de Feissel Kahn. Né à la fin du 19e siècle, mort après la première guerre mondiale, ce personnage nous paraît essentiel de par la présence constante qu'il occupe dans la mémoire de nos informateurs. Ceux d'entre eux qui ont vécu à Westhoffen avant la guerre de 14, se souviennent avec fascination de sa personnalité charismatique. A la fois vigneron et circonciseur, il jouait un rôle actif dans le contrôle social de la communauté, rôle légitimé par son immense avoir. Si Feissel Kahn jouit d'un tel prestige, c'est à cause de son érudition dont on ne connait pas les limites.

La tombe de Feissel Kahn :
"Ici repose un homme aimant Sion et recherchant les mitswoth, se levant tôt et se couchant tard pour la Torah et la prière. Rabbi Shraga a nourri de son pain et pratiqué la charité. Il a introduit des enfants dans l'alliance d'Abraham.Tes amis ont loué ton nom. Tes fils et petit-fils ont parlé de ta grande bonté. Ta récompense là-haut sera égale à la bonté de ton coeur. Et tu reposes avec les Justes.
Il est allé dans son monde âgé de 85 ans, le 20 iyar..." (1925)
(les deux mains gravées sur la pierre tombale indiquent qu'il s'agit d'un Cohen).
Il se rendait chaque jour à la kahlstub, la salle attenante à la synagogue pour y étudier. Il étudiait d'une part avec son frère, tout comme lui kabbaliste, d'autre part avec les juifs polonais de passage pour lesquels il a fait installer un dortoir chez son fils marchand de vins. Une de nos interlocutrices, originaire de Pologne, se souvient que son père étudiait régulièrement avec Feissel Kahn jusqu'à deux heures du matin.

Sur la question de l'origine du savoir de Feissel Kahn, le mystère plane. Aucun informateur ne nous a proposé de réponse mais ce mystère accroît son rayonnement. Ce personnage est un précieux témoin de la mystique encore bien vivante dans la campagne alsacienne au début du 20e siècle. Une fois par semaine à minuit, nous dit-on, il se levait et récitait des prières. Il s'agit sans doute du "tiqoun 'hazoth", le rite mystique des endeuillés de Sion, rite qui commémore la destruction du Temple.

Son élan mystique le poussa à effectuer deux voyages en Israël. Son premier voyage daterait de 1922. Accompagné de sa soeur Hendele, il est parti avec un sac de nourriture kasher sur le dos. Mais arrivé en Palestine, il aurait regretté l'Alsace et n'aurait pas supporté l'idée d'avoir abandonné sa femme Peyle, femme restée pendant ce temps entièrement à la charge de la communauté. Il est retourné à Westhoffen en rapportant de la terre d'Israël. A la fin de sa vie, il entreprit un deuxième voyage afin d'être enterré en Palestine. Mais son voyage avorta. A Marseille, il se cassa la jambe.

Evoquons l'existence chez les petits enfants du frère de Feissel Kahn d'un ouvrage kabalistique, le Gebole Seifer. Ce livre de mystique était étudié par Feissel et son frère. Autour de ce livre s'est cristallisé un savoir ésotérique traduit d'une manière imagée par notre interlocutrice "il faut savoir parler aux anges" dit-elle. Constat est fait par elle que ce savoir dans sa famille ne s'est pas transmis. Seule la relation sacrée au livre demeure. Celui-ci est emballé dans du papier et notre interlocutrice s'interdit de l'ouvrir ou d'y toucher :
"mes parents aussi n'y touchaient pas. Pour le grand nettoyage de Pessah, Pessahputz, on tapait dessus, on enlevait la poussière mais on n'y touchait pas. Mon père disait qu'on n'a pas le droit de l'ouvrir ".
Seul un membre de la communauté juive, considéré par cette informatrice comme un "rav", un sage, a pu transgresser l'interdit.

Représentant du savoir kabalistique, Feissel Kahn incarne en outre l'autorité orthodoxe de la communauté. Nos interlocuteurs ont gardé en mémoire le rôle central de Feissel Kahn dans le contrôle social de la communauté. Gardien du rite, il voulait maintenir une tradition rigide. Afin de respecter l'interdit de reproduction de la face humaine, il brisait le nez des statuettes dans les familles juives chez lesquels il était invité. Adversaire déterminé de toute innovation dans le rituel et dans le déroulement des prières, il ne toléra pas qu'un 'hassen, un chantre polonais dénommé Warshauer se serve de partitions avec des notes de musique dans l'exercice de sa fonction. Il fut renvoyé malgré sa très belle voix de ténor.

C'est surtout aux enfants que Feissel Kahn voulait imposer ses principes et son rôle dans la transmission est essentiel. Ainsi interdisait-il aux enfants de se découvrir la tête, même pour la chasse aux hannetons ou il les conduisait à la sortie de l'école dans la kahlstub afin de leur enseigner le 'Houmash (Pentateuque). (…)

Une société solidaire

Les informateurs décrivent les réseaux de solidarité, les confréries d'hommes et de femmes qui veillaient les morts, fabriquaient les cercueils, secouraient les démunis, assistaient les malades, organisaient des réunions d'études. Tout un réseau social enserrait le groupe dans sa totalité et pourvoyait à tous ses besoins, spirituels et matériels. Ainsi la vie s'organisait-elle dans un réseau où le sacré n'est jamais séparé du social. La collectivité juive est dépeinte comme une société où chaque individu est intégré.

C'est bien de l'exigence de justice sociale que se réclament les schnorrer, les mendiants. Ceux-ci étaient accueillis soit dans un local communautaire (schlauffstätt), soit dans une famille. Les schnorrer les plus souvent cités sont le Borisch et le Stierfole. Ils venaient tous les deux d'Odratzheim et passaient très souvent par Westhoffen. Le Stierfole était un simplet qui avait une très belle voix. Il avait épousé "die Karlin" (Caroline) alors qu'elle avait déjà un enfant et déclarait à qui voulait l'entendre : "Même sans enfant, je l'aurais prise".

Ainsi les informateurs se plaisent à évoquer une société intégrée où les relations sociales étaient intenses et continues. Ils décrivent avec émotion les parties de dominos entre hommes le Shabath au café où ils mangeaient les bretzels venus de Balbronn ainsi que les rencontres entre jeunes auprès d'un banc, à mi-chemin entre Balbronn et Westhoffen.
Pour autant, ils n'occultent pas les conflits et les tensions dont cette société était également le théâtre.


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