Hegenheim et la révolution de 1848
par Philippe BAUMLIN
Extrait de HEGENHEIM BUSCHWILLER 2017
BULLETIN DU CERCLE D'HISTOIRE DE HEGENHEIM BUSCHWILLER
- Les raisons de la révolution
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La corruption des députés (de nombreux hauts fonctionnaires à la botte de Guizot) et une loi électorale qui empêche la plupart des bourgeois de voter est à la base d’un mécontentement de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrière. Comme les réunions sont interdites les réformateurs organisent des banquets regroupant des milliers de personnes pour promouvoir leurs idées dont la réforme électorale. L’annulation d’un de ces banquets, le 22 février 1848 à Paris, et la manifestation qui suivit furent les détonateurs de la révolution. Le 23 février la garde nationale se joignit aux manifestants et une échauffourée fit 52 morts ce qui provoqua l’abdication de Louis Philippe.
Néanmoins ce changement, qui offrit plus de liberté au peuple français, ne fit qu’empirer les choses au niveau économique. L’augmentation des impôts et la fuite des capitaux provoquèrent de nombreuses faillites et attisèrent le mécontentement des socialistes.
- La révolution et l’Alsace
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"Judebügle" : tableau satirique contre les Juifs, Durmenach et Steinsoultz, fin 19ème siècle. Aquarelle sur papier, coll. Musée Alsacien, Strasbourg
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L’Alsace ayant prospéré pendant les dix-huit années de la Monarchie de Juillet, on n’y désirait pas la révolution. Il n’y avait pas réellement de distinction de classe. Les esprits y étaient familiarisés avec l’égalité républicaine. Néanmoins dans la petite bourgeoisie et chez les ouvriers on était prêt à fêter la république. L’Alsace ne connut pas non plus de grandes faillites, et la période du 24 février au 23 avril y fut donc dans l’ensemble calme. Ce calme ne fut troublé que dans quelques villes ou villages. Les paysans profitèrent de l’instabilité pour s’attaquer aux usuriers, presque tous des israélites. Ils leur reprochaient en effet de s’être enrichis sur leur dos en pratiquant le prêt à intérêt ou "le commerce de chair humaine" (les transactiofns relatives au remplacement militaire). Le Sundgau, notamment Altkirch, Durmenach, Hagenthal, Hegenheim Hirsingue, fut très touché par ses exactions car de nombreux israélites y avaient élu domicile.
Les raisons des troubles en Alsace n’avaient donc rien à voir avec des problèmes de politique, des idées socialistes ou des tendances déicides. Ce ne fut rien qu’une vengeance brutale du débiteur sur le créancier chez qui on brûlait en premier lieu les registres et les papiers.
- La révolution et Hegenheim
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Selon la provenance des documents (israélites ou conseil municipal) la responsabilité des actes, que tous reconnaissent comme étant avérés, n’est pas perçue de la même façon.
- 1841 - 1847
- Lors de divers conseil municipaux les israélites ne sont pas décrits comme étant des citoyens au-dessus de tout soupçon.
En 1841 le conseil propose de mettre place de bons gardes car la ville est exposée à recevoir de nombreux étrangers, surtout des israélites qui sont pour la plupart de mauvais sujets qu’on nomme les "Beutelschneider".
En 1842 et 1843 la demande de mise à disposition d’un logement pour le rabbin est refusée pour la raison suivante :
"on ne peut demander à la communauté catholique de supporter une dépense pour le culte israélite".
En 1846 le conseil regrette que les israélites refusent que les enfants des deux cultes soient regroupés dans la même école et décrit les israélites comme étant des personnes
"imbues de sots préjugés ne connaissant d’autre industrie qu’un trafic souvent honteux et répugnant à se livrer à la culture des terres".
C’est dans ce contexte qu’ont lieu les exactions liées à la Révolution de 1848.
- Février 1848
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A Hegenheim les exactions contre les israélites nommées "Judenrumpel" ont commencé le 27 février, dès que l’on connut l’avènement de la République. Pendant toute une semaine une bande de pillards menaça Hegenheim. Sous la houlette de M. Nordmann, rabbin, 80 hommes furent réunis, le maire leur ajouta 25 pompiers. Ils protégèrent le village jour et nuit. La petite troupe était divisée en quatre pelotons. Ceux-ci montèrent le guet, firent des patrouilles de reconnaissance. Le 2 mars les défenseurs apprirent que les pillards, se trouvant à Hagenthal, avaient l’intention d’attaquer Hegenheim le lendemain. Se sachant trop faible pour se défendre la petite troupe décida de passer à l’attaque. Le 3 mars à 6h du matin, avec l’appui de 3 gendarmes et d’environ 40 bourgeois venus de St-Louis et Bourgfelden elle se dirigea vers Hagenthal.
A la vue des fusils chargés, bien que plus nombreux, les pillards prirent la fuite. Néanmoins, sous l’impulsion de M. Nordmann (son guide) et M. Zimermann (son chef) la troupe poursuivit les fuyards de maison en maison, à travers champs et bois. Elle fit 35 prisonniers. Les fuyards se ressaisirent et plusieurs centaines d’entre eux se dirigèrent vers Hegenheim.
Heureusement pour la petite troupe 40 chasseurs et 50 gardes nationaux de Huningue avaient été envoyés pour leur venir en aide. Ceux-ci réussirent à tenir les pilleurs en respect et à faire 40 prisonniers supplémentaires qui furent enfermés dans la prison de Hagenthal.
Pendant cinq jours les femmes et les enfants de Hegenheim avaient déménagé à Allschwil avec tout ce qui pouvait être emporté. Les habitants de ce village suisse qui voulaient voler au secours des israélites avaient été stoppés à la frontière pour éviter un problème diplomatique.
- Avril-mai 1848
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Les Archives israélites rapportent les faits et écrits suivants.
Le 30 avril le rabbin Nordmann relate les faits survenus dans sa commune le 23 du même mois. En voici un résumé édifiant :
"Une bande de paysans venus d’Hagenthal-le-haut fut repoussé par les israélites. Le lendemain, vers 11h, six paysans attaquèrent un jeune de Hegenheim à coup de bâtons. Les voisins, désarmés, qui vinrent à son secours furent reçus à coup de masse. 4 ou 5 israélites sont gravement blessés, parmi eux le père d’un ancien militaire qui a servi en Afrique. Celui-ci sortit son sabre et coupa deux doigts d’un chrétien. Ces doigts perdus provoquèrent l’explosion. Le blessé fut montré à des centaines de paysans au milieu du village. La foule, composée d’une centaine de paysans et ressemblant à une mer en fureur, s’en prit aux 25 gardes nationaux qui protégeaient le marché. Elle les désarma et les frappa à coup de crosses et de baïonnettes. Plusieurs des gardes furent grièvement blessés. Seul le rabbin pouvait encore se promener librement sans être molesté.
Ceux qui essayaient de fuir en Suisse furent maltraités avec grande cruauté, ainsi :
- une famille entière fut jetée dans la rivière où elle faillit se noyer
- un enfant de 9 mois reçut tellement de coups de bâtons qu’il fut impossible de le sauver.
Les voyous firent sonner le tocsin pour attirer les malfrats des villages environnants. Vers 2h de l’après-midi les portes des maisons israéliennes sont enfoncées. Tout ce qui se trouve dans les maisons est saccagé.
Je réussis à m’échapper avec ma femme et mes trois enfants et à rejoindre Allschwil. Après avoir mis ma famille en sécurité je partis pour Colmar mais ne put qu’atteindre Mulhouse avant la nuit. Là, grâce à l’aide du pasteur Baum, je fus introduit chez son cousin M. Emile Dolfus qui m’accompagna chez Nicolas Koechlin. Suite à cette réunion qui dura une heure, un gendarme à cheval fut envoyé au sous-préfet d’Altkirch. Celui-ci, réveillé à minuit fit immédiatement parvenir l’ordre de se transporter à Hegenheim au commandant de la garde mobile. Le lendemain, en rentrant au village j’y trouvai un piquet de lanciers. Ils étaient arrivés peu avant qu’une bande de paysans d’Hagenthal ne tentât d’attaquer de nouveau le village. Celle-ci fut repoussée mais on ne procéda à aucune arrestation. Presque tous les israélites ont quitté le village et dorment dans des granges, des corridors d’un village suisse. Environ 20 maisons ont été pillées, vidées de tout. Les personnes furent maltraitées. Un jeune homme serait mort asphyxié dans la prison dans laquelle on l’avait enfermé et à laquelle on avait mis le feu si le précepteur ne lui avait pas ouvert discrètement la porte. Une femme mourut en voyant comme on maltraitait son fils. Bien que le conseiller de la cour d’appel soit arrivé pour instruire le dossier, seule une personne fut arrêtée."
Dans la séance 9 mai 1848 le conseil municipal sollicite la remise en liberté des membres du conseil municipal Spenlihauer et Walter ainsi que des meuniers Joseph et Jean Jaeck faisant partie des habitants contre qui les citoyens Laurent et Dillemann avaient décernés des mandats d’amener. Laurent et Dillemann avaient été envoyés à Hegenheim par la Cour d’Appel de Colmar comme procureur général, respectivement conseiller instructeur suites aux dévastations faites par des habitants des villages environnants sur quelques maisons israélites. Ses exactions, selon le conseil municipal, sont dues aux voies de fait exercées le 24 avril par les israélites de Hegenheim sur trois jeunes gens d’Hagenthal-le-bas.
- Juin 1848
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Les hommes qui avaient attaqué les israélites ont comparu devant la cour d’assises de Colmar. Ils ont tous été acquittés et cela en a étonné plus d’un. Le fait que les deux doigts d’un chrétien furent présentés comme la cause du désastre est une des raisons principales de la décision.
Par ailleurs M. Desèze, avocat général à Colmar, est allé jusqu’à dire que les accusés pouvaient être fiers de ce qu’ils avaient fait, les israélites n’étant pas des citoyens français.
- Juillet 1848
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Se sentant confortés par le verdict de la cour de Colmar des fanatiques coupèrent les vignes et brûlèrent les moissons des israélites.
- Octobre 1851
- Isaac Brunschwig négociant, Abraham Bloch marchand de chevaux, Léopold Woog négociant, Marc Epstein commerçant, Lazare Franck marchand de bétail, Théodore Picard propriétaire, Baruch Weil commerçant, Marc Jonas fabricant d’horlogerie, Marc Bloch relieur, Théodore Picard trafiquant, Jeannette Ducas veuve de Hirsch Weill, Jacques Nordeman négociant, Adèle Grumbach veuve d’Isaïe Nordemann annoncent au conseil municipal qu’ils veulent se pourvoir contre la commune d’Hegenheim pour se faire indemniser des pertes et dommages dues à la dévastation. Le conseil constate que les dévastations ont été causées par les israélites car ils n’ont pas prêté main forte aux habitants de Hegenheim qui se sont opposés aux pilleurs. Les scènes de désordre n’auraient pas eu lieu si les israélites s’étaient conduits avec prudence et modération. Ce sont des propos insultants et railleurs proférés par des israélites à leur encontre qui ont poussé des habitants d’Hagenthal-le-bas passant par Hegenheim pour aller voter à Huningue à se jeter sur eux. Dans l’échauffourée un doigt a été coupé à Nicolas Niglis. Les "Juifs" ayant pris la fuite, et la demande de renfort adressée à Huningue ayant été refusée, les habitants d’Hégenheim ne purent s’opposer au retour des électeurs renforcés par d’autres personnes. Ceux-ci entrèrent dans le village à 2 heures de l’après-midi et dévastèrent les maisons abandonnées. Le conseil refuse de payer une indemnité car :
- les auteurs des faits sont étrangers à la commune
- ce serait donner une prime à la lâcheté
- les israélites avaient enlevé tous les objets de valeur
- les dégradations étaient presque nulles.
- 1851 - 1852
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Six habitants, dont Isaac Brunschwig, Marc Bloch, Théodore Bloch fils de Meinrad et la veuve Weill, attaquèrent la commune en justice pour réparation des préjudices subis causés par les troubles et les dévastations qui ont suivi le 24 février 1848.
Le 13 août 1851, ils obtinrent gain de cause devant le tribunal de Première instance d’Altkirch. Celui-ci condamna la commune à payer 14956 fr., avec intérêts à partir du 20 novembre 1850.
La cour impériale de Colmar sous la présidence de M. Dumoulin confirma le jugement le 23 juillet 1852.
- Avril 1859
- Suite à la condamnation de la commune à indemniser les israélites, le maire de la commune adressa une lettre au sous-préfet dans laquelle il relate les faits en expliquant que les chrétiens d’Hegenheim n’y étaient pour rien. Il minimise également les pertes des israélites en les évaluant au maximum à 2000 fr. En effet selon le registre du receveur des douanes d’Hegenheim les israélites ont transportés 60 voitures de meubles vers Bâle et Allschwil. Par ailleurs de nombreuses maisons de chrétiens contenaient de nombreux objet que les "Juifs" y avaient déposés.Les Juifs avaient aussi déposé plusieurs milliers de valeurs dans la maison des frères Dreyfus à Bâle.
"Nous estimons que les sommes allouées par le tribunal sont bien trop élevées. Pour preuve, la demande de M, Wahl, qui a été déposé un an après les autres a été ramenée de 12000 frs à 1200 frs. Le conseil municipal a unanimement décidé d’offrir 10% de la valeur demandée et de la payée sur les fonds libres de la caisse municipale."
- Mars 1864
- Après avoir demandé l’aide au préfet du Haut-Rhin (31.12.1861), ils s’adressèrent au ministre de l’Intérieur. Celui-ci convint qu’il fallait donner satisfaction aux demandeurs et par une dépêche du 1er février 1864 il invita le préfet du Haut Rhin à mettre le conseil municipal en demeure de voter une imposition extraordinaire de 10 centimes pendant 10 ans. Par la suite les six personnes s’adressèrent au Sénat. Lors de sa séance du 15 mars 1864 celui-ci examina le cas des six habitants d’Hegenheim et constata que les faits mentionnés étaient exacts. Le Sénat examina également la situation financière de la commune et conclut que celle-ci était actuellement dans l’incapacité de payer la dette qui s’élevait alors à 26000 fr. avec les intérêts. Le Sénat décida de renvoyer la pétition au ministre de l’Intérieur.
- Bibliographie
- La révolution de 1848 en Alsace par Paul Muller, 1912
- L’Alsace française de 1789 à 1870 de Georges Weill
- Larousse (sur internet)
- Archives israélites revue mensuelle sous la direction de S. Cahen 1848 tome IX
- "Les pillards de l’Alsace" p. 214-222 de G. Ben Levi
- "Nouveaux détails sur les troubles en Alsace" p.227-229 extrait de la "Gazette nationale de la Suisses" N° des 18 et 22 mars 1848 Aron Ditisheim
- "Les troubles en Alsace" p. 297-301 signé R.
- "Attaques contre les israélites en Alsace" p. 353-354
- "Encore sur l’acquittement des accusés dans les troubles de l’Alsace" p. 465-467 Auguste Widal
- Histoire de la révolution de 1848 de Daniel Stern, 1851 tome II
- Annales du Sénat et du corps législatif du 11 mars au 15 avril 1864 de Mavidal et Laurent 1864
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Répertoire des pétitions adressées au sénat entre 1852 et 1861.
- Arrêts et décision de la cour royale de Colmar et des tribunaux du ressort de MM. Meyer et Neyremand
- Bulletin de la Société d’histoire de Huningue et Village Neuf tome VI (extraits du registre des délibérations du conseil municipal de Hegenheim)