Introduction
Nous n'avons que peu d'éléments biographiques d'Henri Frank.
Henri Franck est né le 4 septembre 1844 à Hégenheim. Il est le fils de Lazare Franck marchand de bestiaux à Hégenheim. Les recherches sur la mère d' Henri n'ont jusqu'à présent pas abouti.
Henri a épousé sa cousine, Florine Ullmann décédée à Paris en 1918.
De leur union naîtra Marthe Franck une des cinq filles d'Henri, qui épousa Lucien Picard (1882-1926). Le père de Léon Picard horloger à la Chaux-de-Fonds,et la mère de Léon, Florine Picard née Picard, originaire de Hégenheim en1824 est enterrée au Père Lachaise à Paris.
Henri dans le livre de ses souvenirs d'enfance indique qu'il part en Suisse. Une partie de la famille venait de la Chaux-de-Fonds où il avait établi un commerce de plumes vestimentaires. Henri Franck fut secrétaire de l'historien et académicien Charles de Mazade. Engagé volontaire à la guerre de 1870 il était lieutenant de francs-tireurs à la Légion Bombonnel.
Enfin, grâce à la description du voisinage, j'ai pu retrouver la trace d'une famille d'horlogers de Hégenheim, les Schwob que vous retrouverez dans ce bulletin.
Ma mère avait été appelée une dernière fois au tribunal civil qui siégeait à Altkirch, et avait profité du char-à-bancs des Walter pour s'y rendre. Ces Walter tenaient le bureau de tabac, nous étions en première zone de frontière ; la quantité de tabac à débiter était basée sur le nombre des habitants car il était vendu à prix réduit ; aussi, à certains moments, impossible d'avoir du tabac. Pour mon père, cela ne tirait pas à conséquence, il ne fumait pas, par contre, il était enragé priseur ; la petite tabatière en écorce ne le quittait ni jour ni nuit, où je l'entendais prendre sa prise, cela au grand désespoir de ma mère, qui, avec raison, craignait pour les suites de cette passion pourtant bien anodine.
Donc, à certains jours, les Walter attelaient pour aller chercher du tabac au chef-lieu de notre arrondissement qui se trouvait être Altkirch. Mme Walter, la fermière, faisait alors grande toilette, car elle accompagnait son mari. Monsieur et Madame étaient assis sur le devant, derrière leur banc, un grand tonneau pour contenir le tabac et à côté une toute petite place garnie de paille pour ma mère qui voyageait ainsi gratis, mais aussi au prix de quelques fatigues.
Mais la voilà revenue avec le bienheureux jugement qui mettait en notre possession une maison et quelle maison ! Celle où elle était née et dans laquelle elle devait un jour fermer les yeux à jamais. C'était une vaillante créature, fière dans sa pauvreté, et nous élevant dans des principes qui m'ont toujours servi de ligne de conduite.
Quelques jours plus tard, une grande nouvelle nous fut apportée par un voisin de notre future demeure. Tante Reitzele avait déménagé, l'appartement était libre et j'accompagnai ma mère lors de sa première visite à notre futur home.
Jusqu'à présent, je n'avais pu voir que le vestibule et la grande chambre dans laquelle se tenait grand-père de son vivant. Aussi, quelle joie pour moi de pouvoir visiter tout, de la cave au grenier, et ce dernier était énorme. Mais je tiens à vous donner la description de cette maison, que ma mère n'aurait pas vendue pour une fortune, une de ces maisons familiales où de longues générations de nos ancêtres ont vécu.
Près du fourneau, une porte donnait sur une petite chambre qui devait être notre chambre à coucher, à mon père et à moi. Dans le vestibule, à droite, une autre petite chambre donnant sur un jardin, mais qui appartenait à nos futurs voisins, la famille Schwob, marchand de chevaux. Toutefois, sur un mètre de largeur, existait un terrain inculte longeant la maison, que je me proposai aussitôt de transformer en jardin potager.
A la suite du vestibule, mais sans séparation, se trouve la cuisine, éclairée par une petite fenêtre, donnant également sur le jardin. Dans cette cuisine, tout de suite à gauche, un petit fourneau construit en briques, et, à la suite, la porte en fer du grand Kachelofen ; un peu plus loin, l'escalier conduisant au grenier et la porte qui menait à la "heubihn", espèce de grenier à foin sans fenêtre, avec une ouverture fermée par un volet plein, donnant sur le devant de la maison, qu'il fallait ouvrir pour donner un peu de jour et qui devait être mon atelier.
Nous étions les locataires de Mme Vve Weil jusqu'après les grandes fêtes et il ne fallait pas songer à déménager de suite, mais le moment finit quand même par arriver et vous pouvez penser si j'ai mis les mains à la pâte pour transporter nos pauvres meubles dans notre maison.
Dans la grande chambre, près d'une des fenêtres de face, on plaça le lit de ma mère ; en entrant et à gauche un grand canapé , dont les ressorts étaient cassés ; au fond et à droite, la table et la commode à quatre tiroirs. Je n'aurai garde d'omettre un meuble formant buffet avec un grand emplacement au centre, où se trouvait placée la fontaine avec son bassin en cuivre.
Dès le premier jour de notre installation, je remarquai dans un coin de notre grande chambre et près de la fenêtre, encastrée dans le mur une espèce de niche fermée par une porte cintrée et fermant à clef. Je demandai à mes parents de pouvoir en faire ma propriété absolue, ce qui me fut bien vite accordé ; aussi vous pouvez vous faire une idée de ma joie d'avoir un petit meuble fermant à clef, et d'y pouvoir enfermer de bien minces objets, comme mes boutons de jeu ou mes noix, car il ne fallait pas penser à tous ces petits objets, beaucoup trop chers pour nous, comme boîtes mathématiques et à couleurs.
Dans nos meubles réduits en miettes dont nous avions conservé quelques planches en cas de besoin, j'avais remarqué, au moment de notre déménagement, une épaisse planche en bois rouge, qui avait dû figurer à un des côtés d'un bois de lit, je vous laisse à deviner entre mille à quoi je la destinais. C'était pour me faire un traîneau. La planche coupée en deux devrait faire les deux montants, et une planche mince clouée en travers servir à la maintenir. Vous allez me demander pourquoi cette envie subite de traîneau.
Il était tombé de la neige et Louis, notre nouveau voisin, avait sorti son traîneau, un vrai celui-là, d'une forme élégante, les côtés peints avec de belles fleurs bleues et rouges, et en-dessous de la barre en fer, dans laquelle se trouvaient enfilés une vingtaine d'anneaux, également en fer, qui faisaient un bruit délicieux au moment de la course. Je n'oublierai pas d'ajouter que ce beau traîneau était monté sur des patins étroits en acier fin et poli. Louis avait reçu ce magnifique objet de son riche oncle Laukefle.
Mon traîneau sans patins faisait un bruit sourd en glissant dans notre cour qui était en pente, mais il avait en outre le grand inconvénient de glisser péniblement sur des patins en bois ; j'eus alors une idée, que je peux qualifier aujourd'hui de géniale.
D'un vieux seau hors d'usage qui gisait dans le grenier, je détachai deux cercles en fer fortement rouillés, je les redressai pour le mieux et j'essayai de les appliquer sur les patins en bois de mon traîneau ; mais sans expérience et surtout sans outils, je perdis mon temps. J'allai alors trouver un voisin qui demeurait sur le petit chemin qui mène sur la colline, qui se trouve derrière notre demeure ; il s'appelait Dreher Seppi et je lui exposai mon cas. Je savais qu'il avait marteau, tenaille et vieux clous ; il voulut bien se charger de clouer les cercles mais seulement moyennant deux sous et je n'avais pas d'argent. J'allai implorer ma mère de me donner ces deux sous, mais je ne sus en obtenir qu'un seul. Je ne dis rien et, retournant chez Seppi je lui dis de se mettre à l'œuvre ; quand tout fut fait, je lui tendis mon petit sou ; il trouva que c'était bien peu mais je lui répondis que c'était tout ce que je possédais. Me voilà à l'ouvrage pour enlever la rouille de mes bienheureux patins, qui bien entendu étaient larges comme deux doigts mais qui malgré tout allaient me permettre de lutter dans une certaine mesure avec le traîneau de Louis.
Mais je vais vous faire la description de tous nos nouveaux voisins, petits et grands. A gauche et faisant suite à notre maison se trouve celle de Etzig Schwob, un riche marchand de chevaux, ayant une grande écurie qui justement séparait nos deux habitations. Cette écurie a depuis été transformée en un appartement qui existe toujours, tandis que notre maison a été démolie plus tard et rebâtie dans l'état actuel que vous connaissez. Etzig avait plusieurs garçons plus âgés que moi qui étaient déjà installés en Suisse, pour la fabrication d'horlogerie ; c'était Théodore, Moïse et Abraham, ce dernier de mon âge.
A droite, séparé à peine de nous par un petit chemin demeurait Eissik Lewal, le père de mon ami Salomon. Ils étaient, en dehors du père et de leur mère Gauless, cinq enfants, deux garçons et trois filles, soit Etteleh, Henriette, Salomon, Pauline et un petit frère mort jeune. Salomon devait devenir mon grand camarade de jeu et quelquefois de dispute ; car, en dehors des classes, les gamins étaient toujours dans la rue.
Droit devant notre maison, un jardinet, et, à la suite, la grande bâtisse Reb-Wolf ou plutôt des Sommer. Cette famille se composait de la grand'mère Madel, une grande femme maigre, ridée, parcheminée, âgée de soixante-quinze ans, toujours sur pied, allant de la cave au grenier, et ses deux enfants, Jaukeflé (Jacob) et Jedelé (Julie) qui avait épousé Mausche Sommer (Moïse), le père de Louis : ils étaient trois enfants, deux garçons et une fille, que vous avez connus.
En face, à droite de notre demeure, se trouve la maison Rhein, occupant le rez-de-chaussée avec un magasin d'épicerie et de tissus. Au premier, la famille Dreyfus, parents de "Meyer-Dreyfus" l'antiquaire, qui eux avaient cinq enfants, trois garçons et deux filles. Nous formions ainsi un clan de plusieurs garçons du même âge jouant ensemble, mais n'empêchant pas notre trio, Simon, Samuel et moi.
Dès la première nuit de notre emménagement, nous entendîmes des bruits répétés, soit dans les plafonds, soit sur le grand fourneau et je pensai aux fantômes qui hantent les vieilles maisons qui, comme la nôtre, sont restées quelque temps sans locataires ; mais mes parents empruntèrent une grande souricière comme une cage avec des trous pour permettre aux souris d'entrer et la placèrent sur le Kachelofen. Bientôt, on entendit un bruit infernal, mon père se leva et constata que six gros rats étaient pris et se battaient dans la cage, il remplit d'eau le bassin en cuivre, il y plongea la souricière et tout bruit cessa bien vite, ce manège plusieurs fois répété nous débarrassa de beaucoup de souris, mais ma mère se mit en quête d'un chat.
Clara venait de finir ses classes et mes parents décidèrent qu'elle apprendrait le métier de modiste à Bâle. Mon père connaissait un M.Koch, demeurant dans la Schneidergasse, qui avait un magasin de modes et de lingeries. Ma sœur fut donc présentée et acceptée. Aux termes du contrat, elle devait travailler trois ans sans salaire, de huit heures du matin à sept heures du soir. Il fallait donc partir le matin à sept heures pour être rendu à Bâle à huit heures, avec les préparatifs du déjeuner et la toilette, c'était dès 6 heures qu'elle était tenue de se lever, et cela tous les jours excepté le samedi, mes parents n'auraient pas transigé quant au repos du Sabbat. Cela lui faisait deux jours de repos et ce n'était pas trop pour une jeune fille de treize ans. Mais déjà, elle était vaillante et ne boudait pas au travail.
Dès les premiers jours de son apprentissage, Clara nous rapporta un joli petit chat noir, taché de blanc, auquel je m'étais bien vite attaché et qui finit par nous débarrasser de souris et de rats.
Nous avions eu quelques ouvriers pour réparer un peu notre maison que tante Reizele, sachant qu'elle était bien forcée de quitter notre maison, avait laissée dans un état complet d'abandon ; les planchers étaient de véritables fondrières, mais c'était surtout le fameux Kachelofen qui ne voulait pas marcher. On fit venir le maçon et celui-ci, après l'examen, déclara qu'il serait nécessaire de le démolir et de le remonter à neuf. Ce qui fut fait.
Dès qu'il fut prêt et pour l'inaugurer, ma mère déclara que, par la suite, elle ferait elle-même la cuisson de notre pain, et, dès le premier jeudi, elle fit les préparatifs nécessaires. Nous avions un seau de forme allongée et, après l'avoir rempli de farine achetée chez Mehlherz, elle la pétrit et, préparant son levain, elle plaça le tout à proximité du poêle, légèrement chauffé. Le vendredi matin, dès quatre heures, ma mère était debout pour chauffer le fourneau et faire les préparatifs de la cuisson du pain, la pâte étant levée et à point.
Après avoir retiré du fourneau bien chauffé, charbon et cendres, elle formait avec la pâte des pains ronds d'environ quatre livres, qui posés sur une pelle en bois, prirent successivement place sur notre grand poêle, en ayant soin de se baser sur les sept jours de la semaine, soit un pain par jour.
Vous saurez que le pain de ménage se fait pour une semaine entière, mais en le tenant dans un endroit frais il est aussi bon, si ce n'est meilleur au bout de la semaine. Je dois vous avouer que je le préférais tout frais et chaud. Vers 7 heures, la cuisson du pain étant achevée et sorti du four, ma mère en profitait pour nous régaler de ces célèbres freitigkuchen, qu'un pâtissier ne peut imiter. Elle avait réservé une certaine quantité de pâte et formait des gâteaux minces comme des pains azymes. Sur cette pâte suivant la saison elle posait des pommes, des quetsches, mais le plus souvent du beurre et du lait, et ces gâteaux mis dans le four encore chaud cuisaient en un rien de temps.
En nous mettant à table pour le café, ces gâteaux formaient un supplément qui était un vrai régal ; je me rappelle que j'avais l'habitude de plier un grand morceau en quatre, de le plonger dans le bol de café brûlant et de le manger avec délices. Quand je pense à quelles fatigues ma pauvre mère se soumettait pour nous donner du bien-être que notre situation si précaire ne nous permettait pas, je ne peux la comparer qu'à une sainte, à un de ces êtres dont la vie n'est qu'abnégation et dévouement pour les siens. Car à peine le déjeuner pris, il lui fallait songer à préparer la maison pour la sainte journée du samedi, qui comme vous savez se célèbre la veille au soir. Il faut qu'à ce moment tout soit préparé, lavé, nettoyé, et ce n'est pas une petite affaire. Vous savez déjà que les mets de samedi doivent être préparés la veille, aucun feu ne devant être allumé ce jour-là pour leur préparation. Ceux-ci mis dès le vendredi soir dans les fours des boulangers, sont retirés le samedi au moment des repas.
Toute la semaine nous nous contentions de repas sommaires, composés, soit de café et de pain, le matin à sept heures ; à midi, repas maigre, consistant surtout en plats préparés à la farine ou aux pommes de terre, le soir, invariablement, le pot-au-feu avec un légume. Je vous dirai que jamais depuis, je n'ai mangé des potages meilleurs que ceux préparés par votre grand-mère.
La viande cuite, bien entendu, était moins que succulente, mais je n'étais pas difficile et je n'y tenais guère, un bon plat de légumes faisant bien mieux mon affaire. Mais la veille au soir et dans la journée du samedi tout ménage au village faisait deux bons repas. Dès le vendredi matin, mon père, en arrivant à Bâle, se rendait au Fischmarkt, et achetait généralement deux nases, qu'il plaçait dans un petit sac qu'il avait le soin d'emporter, et le remettait à Fischmauschele. Ce petit homme que j'ai toujours connu entre deux âges, ni vieux ni jeune, ce qui ne l'a pas empêché de mourir nonagénaire, n'a jamais fait autre chose, dès son plus jeune âge, que de se charger, tous les vendredis, du transport, jusqu'au village, des poissons que les Hégenheimer allaient acheter ce jour, au marché aux poissons de Bâle.
Bien connu des pêcheurs qui vendent directement leurs produits, il était installé de grand matin à cette fontaine monumentale qui orne cette place, attendant ses clients. Vers 9 heures, tous les achats étant généralement faits, il plaçait les provisions dans un grand sac fendu vers le milieu dans le sens de la longueur et, partageant également la charge, il la plaçait sur ses petites épaules et en route pour Hégenheim, où déjà les ménagères guettaient son retour. C'était son gagne-pain et cela lui suffisait, bien que j'estime que son profit ne pouvait guère dépasser quelques francs. Mes revenons à nos nases.
Ce poisson est de peu de valeur, mais comme poisson du Rhin il était très présentable et avec une bonne sauce orientale, comme ma mère en avait le secret, c'était excellent.
Ajoutez-y une poule fricassée, après un court passage dans le pot-au-feu, agrémentée d'une sauce et de fruits cuits ; je n'aurais cru qu'il n'existait pas de meilleure cuisine et c'était justifié, j'ai depuis mangé des plats plus raffinés mais qui n'arrivaient pas à effacer le souvenir de la cuisine maternelle. Quant au repas de midi préparé dès la veille au matin, il consistait généralement en un potage au riz ou aux pois secs et quelquefois des deux, pour être mêlés et mangés en même temps, et d'un Kokel (plum-pudding à la farine et graisse de bœuf) dont je n'ai pas à vous faire la description : au riz on ajoutait un morceau de bœuf bien gras et aux pois secs un morceau de bœuf fumé. Tous ces plats cuits au four du boulanger où ils séjournaient depuis la veille jusqu'au lendemain vers les 10 heures, étaient parfaits et je les mange encore avec grand plaisir, aujourd'hui quand je vais au pays.
Vous allez faire la réflexion que pour les pauvres gens qu'étaient nos grands-parents, ils faisaient des repas à la poule-au-pot, comme l'aurait voulu Henri IV.
Cela tenait surtout au commerce de mon père qui avait affaire à des paysans et à des fermiers. Chaque fois qu'il leur procurait une tête de bétail, il ne manquait pas de demander une volaille par-dessus le marché ; car la remise d'un vieux coq ou d'une poule, pour les paysans représentait une mince valeur. A défaut de volaille, c'étaient des pommes, poires et autres fruits. En fait de fruits, j'ai toujours été un enfant gâté ; nous en avions bien souvent un panier ou deux placés sous les bois de lit ; c'était le mode de conservation dans mon pays, et, en rentrant de l'école, mon goûter consistait toujours en fruits accompagnés d'un large morceau de pain.
Mais reprenons la description des travaux de ma mère dans la journée de vendredi. Après la préparation du repas, elle faisait un nettoyage à fond de notre maison ; tous les planchers étaient récurés à l'eau de savon, les cuivres surtout, la lampe juive était frottée et brillait comme de l'or et on la suspendait au-dessus de la table réservée.
C'était l'heure d'allumer la lampe juive à sept becs en récitant la bénédiction y ayant trait. J'avais toujours remarqué une particularité qui m'avait frappé : ma mère plaçait une toute petite mèche à l'intérieur d'une des sept branches et l'allumait ; nous avions donc huit lumières. Plusieurs fois, je l'avais questionnée à ce sujet, mais elle avait toujours évité de me donner une réponse plausible et je n'ai pu savoir pourquoi et à quel sujet l'adjonction de cette petite lumière dans notre maison et nulle autre part ailleurs. Elle a emporté son secret dans la tombe et je n'ai pu faire que des suppositions et voici peut-être l'explication vraisemblable.
Je vous dirai que mon père avait été marié deux fois avec deux sœurs. Quelque temps après la mort de sa première femme, qui lui laissa une petite fille, qui est votre tante Marie, mon père se remaria avec celle qui est devenue votre grand-mère ; je me figure donc que ma mère a allumé la petite lumière en souvenir de la sœur défunte dont elle avait pris la place et dont le souvenir se trouvait ainsi perpétué dans ce foyer ; ne trouvez-vous pas mes chers enfants, sublime l'acte de celle dont le cœur ne savait qu'aimer vivants et défunts ?
La lampe avait une ample provision d'huile ; car elle devait brûler fort avant dans la soirée ; et nul ne devait y toucher, et seule la Schavesgoyé qui se trouvait être la femme de celui qui avait travaillé à mon traîneau, venait tard dans la soirée moucher les mèches qui en charbonnant, répandaient une mauvaise odeur dans l'appartement. Vous ignorez sans doute que cette lampe à sept becs est une réduction des lampadaires du temple de Jérusalem. C'était un spectacle réjouissant que ces petites flammes qui brillaient dans toutes les maisons juives, et donnaient un air de fête à nos humbles logis, ce qui j'estime, a puissamment contribué à me faire garder un souvenir si vivace de mes années de jeunesse.
Mais il était temps de partir pour la synagogue, non sans qu'au préalable ma mère nous eût préparé la table en y plaçant ce que nous avions de mieux en vaisselle et en verrerie ; il ne pouvait plus être question d'argenterie, qui avait depuis longtemps pris le chemin d' Allschwyller.
Les berchès (pain saupoudré de graines de pavot) pour la bénédiction étaient placés sous une serviette, au centre de la table.
En rentrant du temple, tout était prêt, nous n'avions qu'à nous mettre à table et faire la bénédiction du vendredi avec quelques gouttes de vin blanc, que mon père versait dans chaque verre. En dehors du samedi et des fêtes, jamais le vin ne faisait son apparition sur la table, c'était un objet de luxe bon pour les gens fortunés, nous nous contentions de cette bonne eau que la fontaine, qui se trouvait devant la maison à Eisig, nous octroyait à jets continus, et que vous-mêmes avez bue avec délices, lors de votre séjour dans mon cher petit village, l'été de 1902.
Tous les vendredis, j‘étais chargé de l'achat du vin qui consistait en un quarterlé (1/4 de litre) chez les Sommer, mais qui ne servait que pour les Kedischs du vendredi soir, du samedi matin et pour l'Haptaute, qui clôturait le Sabbat. Tout ce qui restait était versé dans la grande bonbonne entourée de paille, qui se trouvait placée sur le poêle et qui contenait notre provision de vinaigre, qui, par ce fait, se trouvait être d'une quantité inappréciable.
Après l'Haphtaute, nos ménagères pouvaient de nouveau vaquer aux soins du ménage, et allumer du feu ; les messieurs étaient pressés, eux, d'allumer leurs pipe, cigare et cigarette, car personne ne se souciait de fumer le samedi et je me rappelle que de jeunes israélites de passage à Bâle, étant venus en promenade à Hégenheim, le cigare à la bouche, furent hués et des pierres commencèrent à pleuvoir sur leurs chapeaux ; aussi prudemment, déguerpirent-ils. Aujourd'hui encore, les rares personnes qui fument s'enferment chez elles, ou vont se promener aux environs, afin d'échapper aux regards indiscrets.
L'hiver s'annonçait comme extrêmement rigoureux et ma petite chambre à coucher, qui n'était séparée du grenier que par une mince cloison de briques séchées au soleil, était glaciale. Aussi, mes parents avaient décidé que mon lit serait également dressé dans la grande chambre bien chaude et prendrait la place du canapé ; vous pouvez penser comme j'avais hâte de me coucher et voir de mon lit mes parents et Clara vaquer à leurs affaires. On ne connaissait pas alors les sommiers à ressorts ni les couvertures ! Les lits consistaient en une paillasse bien bourrée dont on renouvelait le contenu tous les ans pour Pâques, d'un matelas en crin et d'un énorme édredon qui recouvrait entièrement le lit.
Cet édredon était enveloppé d'un fourreau en toile à petits carreaux et remplaçait en même temps un drap, car on n'aurait jamais compris le luxe de deux draps de lit, un seul devait suffire. C'était surtout le matin, au lever, que j'appréciais notre grand poêle bien chaud, car on était matinal chez nous. Ma sœur Clara qui devait être rendue à huit heures à son magasin, à Bâle, était tenue de partir dès sept heures, pour faire le trajet qui est d'une petite heure.
A 6 heures, ma mère se levait pour allumer le poêle et faire le café au lait, que l'on prenait toujours en famille, car mon père partait également pour ses affaires. Quant à moi, je n'étais tenu d'être à l'école qu'à huit heures, j'en profitais pour faire quelques glissades avec mon cher traîneau, sans oublier de repasser mes leçons apprises la veille. J'étais un petit garçon assez studieux, mais ayant beaucoup de mal à apprendre ses leçons ; j'avais la tête dure et j'étais tenu à un travail plus prolongé que bien des camarades qui apprenaient leurs leçons en un tour de main, mais, une fois, dans mon cerveau, elles étaient sûres d'y rester.
Donc, départ vers huit heures pour l'école, qui durait jusqu'à midi, et de nouveau de une heure à quatre heures. Le matin, nous avions les cours d'allemand et d'hébreu et l'après-midi le français. Vous voyez que le travail ne manquait pas, car il fallait y ajouter l'arithmétique, et même quelques notions de chant. Comme l'on donnait à l'hébreu une importance aussi grande qu'au français et à l'allemand, j'ai su en quittant l'école, lire et traduire couramment cette langue morte, qui ne devait m'être d'aucune utilité dans la vie, et j'ai toujours regretté cette langue, car par exemple un peu d'anglais m'aurait bien plus servi dans le cours de mon existence, mais mes parents tenaient à la vieille langue de nos aïeux et auraient cru commettre un gros péché de me laisser ignorer ce symbole de notre religion. Notre professeur de français a toujours été M. Isaac, qui a séjourné plus de dix ans dans notre village et qui a fait l'éducation de ma génération ; en quittant Hégenheim, il s'était marié à Paris et je l'ai vu quelquefois ; il était père de M. Le Pic, le journaliste dont il a été question au moment de l'affaire Dreyfus. Quant aux professeurs d'allemand et d'hébreu, après le départ de M. Kahn, j'en ai connu plusieurs mais leurs noms m'échappent. A côté de ces deux maîtres, il y en avait un troisième qui s'occupait exclusivement des commençants. Il s'appelait Maïer Guntzbourger et était connu sous le sobriquet de Monsieur. En résumé, l'enseignement de Hégenheim a suffi pour me tirer d'embarras, et, à part mes regrets de n'avoir pas appris un peu d'anglais, plutôt que tout mon bagage d'hébreu, je dois ma plus vive reconnaissance à mes parents sur ce point.
L'enseignement était payant, mais les frais d'études étaient appropriés aux ressources de chaque ménage et calculés de la sorte, que les très pauvres ne payaient point, la classe moyenne payait moitié moins que les gens fortunés. Le montant était encaissé tous les dimanches par Leval, un vieux soldat retraité, qui avait épousé une demoiselle de Hégenheim et faisait toutes les recettes de la Communauté.
J'ai depuis compris et admiré toute l'énergie de mes parents qui, faute de ressources et d'organisation, se trouvant illettrés, voulaient éviter à leurs enfants cette cause qui les avait forcés à rester au pays où les ressources sont à peu près nulles.
Nos maîtres avaient décidé de jouer la comédie et l'on s'était mis à l'œuvre ; la classe des petits avait été aménagée pour la circonstance ; on avait dressé une petite scène et Eberlé, le peintre en bâtiments, avait brossé une toile de fond ; le nom de la pièce, tiré certainement de l'histoire d'une sainte, m'échappe, je sais seulement que j'ai représenté un nègre et je ne sais plus de quelle substance l'on m'avait enduit la figure, mais j'ai failli rester nègre pendant longtemps, la teinture s'obstinant à vouloir orner ma grosse figure. J'étais un petit garçon gros et court avec de bonnes joues roses de bébé et ce n'est qu'à partir de 16 ans que ma taille s'est élancée pour me faire devenir ce que je suis. Mes parents pourtant étaient plutôt petits, surtout votre grand-mère qui était de la taille de votre mère, mais plus fortement charpentée.
Quant à votre grand-père, c'était un homme de taille moyenne, maigre, sec, d'une santé à toute épreuve, d'un caractère enjoué, ayant toujours un sourire sur sa bonne figure sans barbe ni moustache.
J'ajouterai que la même semaine les grandes jeunes filles jouèrent également une pièce de Schiller ; mais je n'y ai pas assisté faute d'argent.
Notre provision de bois avait rapidement diminué et il était question entre mes parents de faire un achat de bois de chauffage. Tous les jours, des paysans des villages des environs et souvent même d'une certaine distance, amenaient sur les chariots à échelles, le plus souvent attelés de vaches et quelquefois d'un vieux cheval et d'une vache, des fagots et du bois à brûler, généralement du hêtre. Les ménagères en quête de bois ou de fagots se présentaient et entraient en pourparlers, qui duraient souvent des heures, car elles commençaient par offrir un prix dérisoire et s'éloignaient. Mais c'était pour revenir en faisant semblant de vouloir s'adresser à un concurrent ; le marché est enfin conclu et le bois déchargé devant la maison. Mais un homme rôde autour de la voiture, c'est le scieur de bois, Holzspalter Totterlé, un vieux garçon, un peu simplet d'esprit qui avec ce métier cumulait les fonctions de Schuleklopfer. Vous ignorez en quoi consistaient ces fonctions quasi officielles. Les communautés israélites n'ayant pas de cloches à leur disposition pour appeler les fidèles pour la prière, c'était lui qui parcourait le village en frappant avec un marteau de bois contre la porte ou au volet des maisons juives, il jetait le cri "Schulo" qui veut dire "Temple", et tout le monde savait qu'il était l'heure de se rendre à la synagogue.
Mais revenons à notre achat de bois ; le prix du sciage étant établi depuis un temps immémorial, Totterlé se mettait aussitôt à l'ouvrage et réduisait les pièces de bois en morceaux d'environ trente centimètres de longueur et en avant la hache pour réduire ceux-ci en plusieurs morceaux plus petits. Cela faisait un beau tas et c'était à mon tour d'entrer en scène. La heubihn était tout indiquée pour recevoir ce bois, mais il fallait pour cela monter l'escalier, traverser vestibule et cuisine, pour y arriver. Je trouvais cela trop long et trop pénible et voici comment j'ai opéré : une poulie que j'avais dénichée dans notre grenier était attachée au toit, qui dépassait de beaucoup le mur et cela droit devant la porte de la heubihn, dont je vous ai fait la description. Nous ne manquions pas de vieilles cordes car pour les lessives et pour suspendre le linge, chaque ménage devait en avoir sa provision. Je passais donc la longueur de la corde voulue dans la poulie, dont un bout était attaché à un grand panier, qui rempli de bois, était hissé jusqu'à la hauteur de l'ouverture. Bien entendu, il fallait être deux, l'un restant en bas pour tirer et l'autre pour recevoir le chargement. Mon ami Salomon était alors mon aide; dans ses travaux à lui j'étais heureux de lui prêter main forte.
Le temps se maintenant au beau, mon père m'emmena un matin chez son ami, le fermier de Birsfeld pour ramener deux jeunes oies qu'il avait l'habitude d'acheter chez lui, à ce moment.
Presque chaque ménage engraissait une ou deux oies, pour avoir de cette bonne graisse dont on fait une consommation exclusive pendant la Pâque. A cette fête, où tout mets farineux était défendu, l'on usait, faute de beurre, pour toute la cuisine de Pâque, de cette délicieuse graisse, mais d'un prix de revient assez élevé. Donc, le soir nous revînmes, mon père et moi, bien fatigués, chacun portant une oie, mais tout de même heureux de cette longue course. Ma mère se mit aussitôt à l'ouvrage, elle avait fait provision de maïs, dont une certaine quantité avait été mélangée d'huile et d'une forte poignée de sel.
L'animal était placé sur une chaise, enveloppé d'un sac de toile sur les deux bouts duquel ma mère prenait place. De la main gauche, tenant le bec ouvert, elle gavait la pauvre bête jusqu'au cou. Le maïs très salé, invitait l'oie à se servir souvent du récipient d'eau placé à sa portée et dans une étroite prison de planches que j'avais préparée à cet effet. Ce manège durait environ depuis quatre semaines, l'animal prenait de plus en plus de l'embonpoint, mais qu'il avait la respiration difficile ! Je l'entendais râler de mon lit, placé, il est vrai, contre le mur où s'appuyait la cage. Il arrive assez souvent qu'une oie meure étouffée.
Je n'ai jamais vu pareil accident arriver aux oies de ma mère et, toujours elles allaient jusqu'au bout, c'est à dire chez le chasen (ministre officiant), qui était en même temps chauchet (sacrificateur). Un homme très connu occupait ce poste depuis quarante ans.
Chasenschmuhle se trouvait être mon grand-oncle maternel par alliance, car il avait épousé une sœur de mon grand-père. A titre de parent, il soignait spécialement nos oies qui devaient passer de vie à trépas. L'oie étant placée entre ses jambes, il appuyait ses semelles sur ses pattes roses et lui allongeait le cou qu'il tenait de la main gauche ; de la main droite, armé du chalef (couteau) soigneusement effilé, en disant une bénédiction de circonstance, il tranchait l'artère carotide. Il en fit autant de notre seconde oie, qui était destinée à ma tante Hendelé, votre grand-mère, qui habitait alors Renan.
L'oie était alors plumée et dépouillée de ses intestins ; on avait soin d'enlever le foie sans le détériorer, qui était généralement d'une très belle grosseur ; quant à la graisse, elle était fondue et versée dans des pots, mais au préalable, ma mère retirait de larges morceaux de peau, qui figés, donnaient ces fameux griven (rillettes) qui sont toujours recherchés au pays.
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