Cette inscription hébraïque se trouve au-dessus de la porte d'entrée intérieure de la synagogue. On y lit : "Les pierres / de la porte de / la maison de Dieu ont été achetées par / David ben Israël" |
Le 30 mars 1762, le marquis Guinot de Monconseil (1695-1782) - depuis 1751 gouverneur militaire de Colmar (1) et commandant pour le roi en Haute-Alsace - envoya au prince-évêque de Bâle, Mgr Joseph Rinck de Baldenstein, la missive suivante (2) :
Monseigneur J’ay l’honneur d’informer Votre Altesse qu’ayant sçû qu’un Juif baptisé, avec une partie des bourgeois de la ville de Rouffach devoient s’assembler le 25 de ce mois, j’ay fait dire au Juif par un cavalier de la marechaussée, de se rendre à Colmar pour me faire connoitre son objet ; comme il s’agissoit de repeter une tragedie, annoncée la Passion de Notre Seigneur Jesus Christ, sur la grande place, où les habitans des communautés du voisinage de Rouffach s’etoient rendus pour assister au spectacle, le cavalier de la marechaussée fit inutilement la demande au prevost de m’envoyer ce Juif baptisé ; les fraix etoient faits, les acteurs ajustés avec des grandes barbes qui leur cachoient la moitié du visage, des robes et un sabre à leur cotté, ce qui ressembloit à une mascarade (3) ; finallement ils repeterent leur tragedie, en disant au cavalier qu’il eut à se retirer, sans quoy il ne seroit pas en sureté ; ce peuple se proposoit de representer cette tragedie dans le meme lieu le dimanche des Rameaux et les jeudy et vendredy saints, c’est pourquoy j’ordonnay le lendemain que le theatre soit defait, et l’on a mis en prison quinse de ces bourgeois qui ont paru le plus mutins ; les motifs qui ont determiné ces bourgeois, ne sont pas criminels, ils ne pretendoient pas agir contre la religion ny l’Etat, mais comme il est arrivé dans les années precedentes que des Juifs ont eté battus et assommés à coups de pierre par des crethiens sortant d’entendre precher la Passion de Jesus Christ, de sorte que fû M. le chevalier de Saint André (4) s’est trouvé dans la necessité de donner main forte aux Juifs pour les mettre en sureté, il y a toute apparence que si j’avois souffert la representation de la tragedie pendant les jours saints, les Juifs qui se seroient montrés dans les rues n’y auroient pas eté en sureté ; vous connoissés mieux que moy, Monseigneur, l’insubordination de tous les etats et la necessité à tenir le peuple dans l’obeissance et la crainte.
Je suis avec un profond respect à Colmar le 30 mars 1762.Monseigneur Votre trés humble et tres obeissant serviteur Monconseil |
En gouverneur militaire avisé, le marquis de Monconseil ne se souciait pas seulement de réprimer des troubles déjà advenus ; il s’attachait également à les prévenir. Ce n’est pas cette prévoyance qui surprend, mais le motif de son intervention, telle que cette lettre nous permet de le connaître : "une tragedie, annoncée la Passion de Notre Seigneur Jesus Christ" interprétée par des bourgeois de Rouffach, en costumes et barbes postiches, dans un louable souci de réalisme historique. On pense immédiatement, dans l’aire germanophone et sur une plus grande échelle, au jeu de la Passion d’Oberammergau. Il faut noter la présence d’un Juif converti, qui paraît jouer un rôle de premier plan (il est en tout cas le seul personnage mentionné à titre individuel, parmi les habitants de Rouffach).
Nous n’avons, semble-t-il, pas conservé le texte que ces acteurs devaient déclamer (y en avait-il seulement un ? au moins un canevas). Mais leur pièce, telle que nous pouvons la connaître à travers cette lettre, évoque curieusement le genre médiéval des mystères. Les points communs sont nombreux : sujet pris à la Bible, représentation à la faveur d’une fête religieuse, "sur la place publique d’une ville, sur un théâtre construit pour l’occasion" (5). Les mystères de la Passion accordaient une place large et peu enviable aux personnages juifs (6). Fut-ce le cas ici ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en ait été, Monconseil avait pris des mesures sévères, dans le louable souci de protéger les Juifs de la ville (7), qui avaient déjà été molestés et lapidés "dans les années precedentes", non à la suite d’une représentation théâtrale, mais d’une prédication. Le mécanisme du bouc émissaire, décrit par René Girard, apparaît pleinement - hélas.
Au-delà de son intérêt pour l’histoire locale, ce document met en évidence un phénomène familier aux historiens des idées ou de la littérature : le décalage intellectuel ou esthétique entre aires géographiques, où chacun ne vit pas à la même heure. Lorsque Kant publia son opuscule Que signifie le progrès des Lumières ? (Was heißt Aufklärung ?), les Lumières étaient déjà terminées en France. De même, à Rouffach, le théâtre populaire perpétuait les mystères médiévaux, tandis qu’à Paris, Marivaux approchait de sa fin.
Notes :
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