En charge des manuscrits hébreux et des fonds de livres hébreux anciens à la bibliothèque de l'Alliance israélite universelle à Paris, c'est principalement en explorant les fonds de livres anciens que j'ai découvert plusieurs listes de circoncision de différents pays. Elles dormaient sagement sur les rayons de notre institution en attendant que quelqu'un veuille bien les exhumer et se pencher sur elles.
Dépouiller ces listes de circoncision manuscrites et les publier sont véritablement à mes yeux l'accomplissement d'une grande mitswa. En effet, ces Mohelbücher sont les témoins vivants de communautés aujourd'hui disparues ou, pour la plupart, anéanties pendant la Shoah. Et c'est en quelque sorte les faire revivre que de les dépouiller, identifier les nimolim et les publier.
Il ne m'est pas de plus grande joie que de retrouver des descendants de ces garçons, en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Israël ou ailleurs. Mon salaire sera la joie et l'émotion ainsi procurées.
Comment se présentent ces recueils ?
En général, les circoncisions sont inscrites par le mohel sur des feuilles blanches prévues à cet effet à la fin de certains petits ouvrages bien connus des mohalim :
Je voudrais présenter ici, parmi les découvertes extraordinaires que j'y ai faites, quelques "célébrités" et quelques "curiosités" :
Dans le manuscrit ER 141 de l'Ecole rabbinique de France, Mohelbuch d'Ocher Blumenthal d'Altenschönbach, Basse-Franconie, Bavière, j'ai eu l'immense émotion d'y découvrir l'acte de circoncision du Würzburger Rov, "Herr Doktor Rabbiner" Séligmann-Ber Bamberger :
144 - Le 6e jour, veille du saint Shabath, le 12 Mar′hechvan [568] (4), j'ai circoncis le prépuce d'Isaac-Dov, surnommé Séligmann-Ber, fils de son honneur le rav Sim′ha, de Wiesenbronn. Qu'Hashem le fasse grandir pour la Torah, la ′houppa et les œuvres charitables, Amen. |
Il succédera à une autre célébrité allemande à la tête de la communauté de Wurzbourg, le rav Abraham Bing, qui figure aussi dans ce Mohelbuch, au N° 291, folio 25 recto ; voici ce que dit cette notice :
Dans un autre Mohelbuch de la même région, celui de Hirsch Katz-Neumann de Sulzdorf an der Lederhecke, Basse-Franconie, Bavière, on trouve également des circoncisions de familles rabbiniques allemandes bien connues, dont celles des fils du rav Moses Sonn, de Schweinshaupten. Voici l'acte de circoncision de son fils Nathan/Natel, qui sera 'hazan dans la communauté de Mönschsdeggingen et qu'il quittera vers 1875. Il épousa Sara Sternberger, née à Mönschsdeggingen le 13 mai 1829 ; elle était la fille du ′hazan Hirtz Sternberger.
N°29, folio 4 verso – Schweinshaupten (verticalement, dans la marge) 29 - Le 6e jour, veille de Rosh-'Hodesh Tamouz 584, j'ai circoncis cet enfant, Nathan, surnommé Natel, fils de son honneur le rabbin Moché Schweinshaupten (= Moses Sonn). Qu'Hashem le fasse grandir pour la Torah, la ′houppa et les œuvres charitables. Le 25 juin 1824 (vendredi). |
Sortons un moment du monde achkenaze et transportons-nous en Italie, à Livourne. Dans l'exemplaire unique de מכשירי מילה קונטרס (Qountras makhchiré mila) (8) que nous possédons, j'ai trouvé une liste de circoncision, courte, puisqu'elle n'a que 34 notices, du 23 mai 1844 au 8 mai 1847. Le mohel, que je n'ai pu encore identifier, opère principalement à Livourne et Lucques, mais cette liste offre également quelques surprises : grâce à elle, j'ai appris qu'il y avait une communauté juive dans l'île d'Elbe (rendue célèbre par Napoléon Ier), car notre mohel prend le bateau pour aller y exercer son art ; voici cette notice, dans une très belle écriture italienne :
N° 18, folio 3 recto – Le mercredi 5 Nissan, qui est le 1er avril [1846], j'ai circoncis, dans l'île de Portoferraio(9), Raphaël-Albano, fils de l'honorable sieur Mordekhaï Larras (10). |
En faisant une recherche approfondie sur les Juifs de l'île d'Elbe, j'ai découvert qu'il y avait deux cimetières juifs dans cette île, un ancien et un "moderne" !
Et puis, je ne peux m'empêcher de citer encore ici une autre notice de ce même registre de circoncisions, tellement elle est émouvante :
N° 21, folio 3 verso – Le [mardi 29 Sivan], qui est le 23 juin [1846], jour où j'ai quitté mon pays, le pays où je suis né, pour me rendre en Turquie, j'ai circoncis, à son domicile, Abraham, fils de l'honorable sieur Mordekhaï Bedarrida (11) - Livourne. |
Revenons à présent dans la sphère ashkénaze et plus particulièrement en Alsace. Un autre manuscrit de la bibliothèque de l'Ecole rabbinique de France, inventorié sous la cote ER198, est une mine pour les familles alsaciennes, principalement du Bas-Rhin. Il contient 2106 actes de circoncision, qui vont du mardi 25 mai 1816 au dimanche 4 septembre 1870. Il se divise en deux parties : du 25 mai 1816 au 27 décembre 1842, 883 circoncisions opérées par Moïse Blum (12), barbier chirurgien à Bischheim et, du 28 juillet 1843 au 4 septembre 1870, 1223 circoncisions opérées par Simon Blum (13), marchand horloger à Bischheim et fils du précédent.
En dépouillant ce registre de circoncisions, j'ai eu l'une des plus grandes émotions de ma vie, d'abord en y voyant figurer, en judéo-alsacien, le nom de la commune où ont vécu mes ancêtres, les Fix et mes cousins Kraemer d'Oberschaeffolsheim (שעפלסה mais aussi quelquefois écrit שעפלצה), ensuite en y trouvant l'acte de circoncision de mon arrière-arrière grand-père maternel, Abraham Fix (14), fils de Lazare (Eliézer/Leiser), dont je porte le prénom. Ce Mohelbuch mérite à lui seul une publication, tellement il recèle de richesses merveilleuses.
Il y a quate ans, invité au colloque de la SHIAL (15) à Strasbourg pour intervenir sur mes travaux concernant ce Mohelbuch, j'en avais profité pour aller à Bischheim, rechercher les tombes de Moïse et Simon Blum. Je les ai trouvées.
Dans le Mohelbuch de Simon Blum, on trouve une chose extraordinaire et combien rare en plein milieu du 19ème siècle, au moment où les frères Ratisbonne (de sinistre mémoire) font montre d'un zèle ardent dans la conversion des Juifs au catholicisme : 17 circoncisions d'adultes se convertissant au judaïsme ; le mohel ne donne malheureusement pas la raison, mais on peut supposer que c'est peut-être pour un mariage avec une femme juive. On trouve d'ailleurs dans le Mohelbuch la circoncision d'un fils de quelqu'un qu'il a lui-même circoncis (16).
Mais le plus curieux, sinon le plus extraordinaire, pour les cinq premiers guérim, Simon Blum les a représentés dans un coin du carnet, à la plume et mis en couleur à l'aquarelle. De plus, pour chacun, Simon Blum indique le temps mis à exécuter la mila.
Voici le premier converti, un soldat au garde-àvous, l'arme au pied, baïonnette au canon ; l'uniforme est de l'époque Louis-Philippe. Je n'ai pas encore réussi à l'identifier :
J'ai effectué le hitoukh et la peria' en dix secondes environ et, |
Le deuxième converti portraituré est un Compagnon itinérant (17) menuisier allemand, que j'ai récemment identifié, les archives de la ville dont il est originaire m'ayant communiqué son acte de naissance, ainsi que d'autres renseignements le concernant. A cause de la transcription en caractères hébraïques et de la prononciation propre aux Alsaciens, l'identification de son nom et de celui de la ville n'ont pas été chose aisée :
J'ai effectué le hitoukh et la peria' en huit secondes environ. Le lendemain, |
En passant, et pour illustrer les difficultés que l'on rencontre très fréquemment pour identifier les localités, dans le même folio, le N° 183, Boteschwiger, est resté longtemps pour moi une énigme avant que je trouve qu'il s'agissait de Bodersweier, petite localité allemande à quelques kilomètres au NE de Kehl, c'està- dire juste de l'autre côté du Rhin. Moïse Blum y pratiquera 19 circoncisions, entre le 16 avril 1817 et le 25 mars 1838 ; son fils, Simon Blum, également, 3 circoncisions entre le 26 février 1851 et le 26 septembre 1867. Nos deux mohalim, sans doute aussi célèbres et experts l'un que l'autre, étaient non seulement réclamés dans les départements limitrophes (20), mais aussi outre-Rhin !
Autre guer portraituré par Simon Blum et que je n'ai pas encore identifié :
Il avait 50 ans lors de sa circoncision et, avec l'aide du Créateur, j'ai exécuté |
Le plus insolite et le dernier des guérim portraiturés par Simon Blum est ce funambule de cirque, représenté en pleine démonstration sur son fil, avec son balancier :
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Par ailleurs, en plus de mon menuisier allemand, j'en ai identifié dernièrement encore un autre formellement, le N° 1005, folio 188 verso, dont voici la notice, transcrite avec les confusions classiques dues à la prononciation alsacienne (et allemande) :
1005 - STRB (= Strasbourg) - Le 3e jour, 8 Sivan [627] (24), j'ai circoncis le guer Schorschel (25) Hanemann, de Korp (26), de l'Etat de Bade. Il avait 22 ans lors de sa circoncision et de son nom qodech, il se nomme Abraham ben Abraham avinou. C'est pourquoi je te demande, notre Père qui est dans les Cieux, qu'il mette en pratique toutes les mitswoth, Amen, Sélah. |
"Georg Michael, fils de Georg Peter Hanemann, citoyen de la ville
de Korb, cordonnier, et de Maria Catharina Hummel, baptisé le 4 juillet 1844". |
Pour ne pas rester esbaudi par tant de belles choses, il y a, dans les circoncisions opérées par Simon Blum, une seule ombre au tableau, la circoncision d'un mamzer, fruit d'amours adultérines, dont je donne la terrible notice ci-après :
Comme ce Mohelbuch est, à mon sens, exceptionnel par sa richesse, je ne peux m'empêcher d'apporter son dernier folio (211 verso), où une autre main, dans une belle écriture carrée calligraphiée, y a porté les cinq dernières circoncisions que Simon
Blum n'a pas eu le temps de consigner :
En haut de la page :
Voici encore des circoncis par la main du mohel expert ci-dessus mentionné, à Strasbourg, 1870, 630 selon le petit comput. En un temps où la ville est assiégée et [sous les] bombardements(28).
Et tout en bas :
Et il y avait une grande guerre entre le royaume de Prusse et Tsarfat-la France, en l'année 630 selon le petit comput. |
Curieusement, Moïse Ginsburger, dans la monographie qu'il publie en 1937 (29) à l'occasion du centenaire de la synagogue de Bischheim, ne dit pas un seul mot sur les Blum, père et fils, alors qu'il reproduit les noms figurant sur la pièce posée dans la pierre fondamentale de la synagogue, le 25 octobre 1836 et parmi lesquels figure celui de Moïse Blum (30).
Pour conclure et pour rendre hommage à la mémoire de ces deux figures de la piété alsacienne, je vous présente la tombe de Moïse Blum.
Une seule stèle (31) pour Moïse Blum (32) et son épouse, Henriette Hindel Aron (33). Au milieu, la mention "po temounim". A gauche, le couteau du mohel et la fiole du baume cicatrisant. A droite, une fleur (allusion au patronyme Blum).
Voici celle de Simon Blum qui, dans le texte de l'épitaphe, présente une particularité que je n'ai encore vue sur aucune tombe de mohel, puisqu'il est précisé qu'il a circoncis des guérim par la belle formule "Il a fait enter l'incirconcis sous les ailes de la Shekhina."
Le haut de la stèle porte une décoration intéressante : au centre, la couronne de la renommée avec, à gauche, la fiole contenant le baume cicatrisant, portant les initiales S. B. (33) ; à droite et portant les mêmes initiales, le couteau du mohel. En-dessous, figure un shofar, indication traditionnelle pour un 'hazan ou un shalia'h tsibour.
La tombe de son père, le mohel Moïse BLUM, porte en décoration la même fiole et le même couteau.
Le socle portait une plaque expliquant dans quelles conditions Simon Blum était mort ; elle a été volée.
Traduction de l'épitaphe : Ici repose celui dont le nom était connu parmi nous de façon élogieuse et glorieuse. Il exerça la charité et les bonnes oeuvres sans compter. Toute sa vie, il se maintint dans sa piété. Il circoncit le prépuce des enfants d'Israël et les fit entrer dans l'Alliance. C'était un fidèle et un dirigeant de notre communauté. Le jour de Rodh haShana, il sonnait du shofar d'un son puissant. Il éleva ses fils et ses filles dans la crainte de D., Et il fit entrer l'incirconcis sous les ailes de la Shekhina. L'ange de l'Alliance se tenait à sa droite pour le soutenir. Il s'agit de son honneur le rabbin Simon BLUM, fils de Son Honneur le rabbin Moïse BLUM, de mémoire bénie. Mort la veille du saint Shabath, le 13 Eloul 640, selon le petit comput. Que son âme soit conservée dans le faisceau des vivants ! |
פ ט שמו נודע לשבח ולתהלה בתוכינו מעט וּגמִ"ח עשה עד אין מִספר עמד בצִדקוֹ כל ימי חיותו והכניס בברית ומל ערלת יַלדי ישראל נאמן וּמַנהיג היה בקְהִלתינו בּיו' תרוּעה תקע בשופר קול ברַמים ליראת ה' גדל בניו ובנותיו והביא הערל תחת כנפי שכינה מלאך הברית עמד לימינו לתומכו הה כה שמעון בן כה משה בלום זל מת עשק יג אלול ברית עולם לפק ת נ צ ב ה |
A la fin de ce bref voyage à travers quelques mohelbücher - j'en ai dépouillé bien d'autres et j'en dépouille encore -, nous découvrons une partie de leurs richesses et de précieux renseignements que celles-ci nous dévoilent comme, par exemple, des enfants qui ne sont déclarés à la l'état civil que le jour de leur circoncision, parce que, dans les familles pieuses, on ne prononce même pas le prénom civil avant la brith (35).
On y voit également des enfants de filles-mères dont la circoncision a souvent lieu à l'hôpital, ces jeunes femmes étant souvent des filles de la campagne venues travailler comme servantes à Strasbourg.
On y découvreaussi, concernant l'Alsace et l'Allemagne quelques "perles" dialectales comme "médezin-machor" (médecin-major), "le père de l'enfant est de Chenef " (Genève), et ce fourmillement de petites communautés, voire de micro-communautés rurales, qui tapissent les campagnes alsacienne et allemande.
Dans ce domaine peu défriché des Mohelbücher, engrangés dans des bibliothèques ou sur microfilms centralisés à Jérusalem à l'IMHM (36), on ne peut que se référer à cette Mishna bien connue des Pirqé Avoth (2:15) : מרובה והמלאכה קצר היום , que l'on peut rendre ainsi : " les journées sont courtes et la tâche est considérable".