La vie des Juifs d'Alsace est rythmée par le retour hebdomadaire du Shabath et le cycle des fêtes. Le judaïsme, dans cette Alsace campagnarde, dit André Neher, est vraiment une religion qui lie, au sens étymologique du terme, les hommes à un certain nombre de rites, de prières et de journées solennelles. Pas d'envol métaphysique, pas de larges poussées inquiètes vers l'avenir..., mais une reprise, de génération en génération, d'un héritage scrupuleusement légué par les parents, et dont chaque enfant ressent qu'il lui est indispensable autant que l'air qu'il respire. Au milieu du 19e siècle, la préparation des fêtes tisse des liens de sociabilité, la communauté se recrée et redevient une société "effervescente", qui nie les cloisonnements de la vie quotidienne. Les familles s'entraident pour la fabrication des pains azymes, viennent admirer la décoration de la Suka (cabane édifiée lors de la fête du même nom) et se réunissent pour les veillées de Hanouka (fête des Lumières). (…)
Durant les dix jours des Seli'hoth (prières de repentir) qui précèdent le Nouvel An, les Juifs sont réveillés dès trois ou quatre heures du matin, par les coups secs que le bedeau frappe, avec son marteau de bois, sur les volets ou les portes cochères. Dans sa tournée à travers le village endormi, le bedeau s'expose à de redoutables rencontres, car les jours des Seli'hoth, dans les villages d'Alsace, sont l'époque des apparitions et des revenants. En fait, c'est surtout une période de recueillement, de repentir et d'effort sur soi-même, qui inaugure la "convocation d'Automne".
Les femmes pieuses accompagnent leur mari à la synagogue. "La femme de Reb Chmoûl est prête, sa capeline à barbes tuyautées sur la tête et le livre de prières à la main. Grave et digne, elle suit son mari..." A Rosh ha-shana (le Nouvel An) les hommes prient revêtus de leur sarjeness blanc, leur habit mortuaire, dans une atmosphère où la gravité le dispute à la sérénité confiante. Le moment le plus solennel est celui du tätchen, de la sonnerie du Shofar (corne de bélier), qui appelle la communauté au repentir. L'expression tätchen a été forgée d'après les initiales des trois notes traditionnelles, Teqia, Terua et Shevarim. Le Baal Toqea, le fidèle que la communauté a désigné pour cette tâche, et en même temps pour confondre Satan l'accusateur d'Israël, doit être un homme d'une piété exemplaire.
A la veille de Kipour, la fête du Grand Pardon, toute la famille réunie autour de son chef pratique, en signe d'expiation, la cérémonie de la Kapara. "Une table sans nappe ni tapis est dressée au milieu de la pièce principale du logis. Sur cette table est un Rituel, ouvert à un certain passage marqué d'avance. Des coqs et des poules gisent garrottés sur le plancher. Le chef de la famille s'avance, il délie les pattes d'un des coqs, le prend à la main, et lit dans le Rituel la prière qui a trait à la cérémonie. Arrivé à un certain endroit de la prière, il soulève le coq, lui fait décrire trois cercles autour de sa tête et répète à haute voix : "Sois mon rachat pour ce qui doit venir sur moi. Ce coq pour racheter mes péchés va s'en aller à la mort". Tous les assistants en font autant à tour de rôle. Les poules sont réservées aux femmes ; les coqs représentent la rançon des hommes" (1). Dans l'après-midi, les hommes se rendent à la synagogue pour accomplir un autre rite d'expiation, fondé sur les quarante coups dont est frappé le pécheur dans la Bible. "Après avoir récité une prière, les assistants se placent deux à deux ; l'un se couche par terre, l'autre, debout et tenant à la main une lanière de cuir, l'en frappe légèrement. A chaque coup de lanière qu'il reçoit, l'homme couché se frappe la poitrine"(2). Puis les partenaires changent de rôle.
La veille de la fête, l'office de Kol Nidrei se déroule dans une atmosphère de tension et de ferveur intense, et la présence de villageois au fond de la synagogue ne nuit en rien au recueillement. Ils participent en curieux, et souvent avec une réelle sympathie, au Lange Taj,à cette longue journée de jeûne et de prière, où alternent la gravité du repentir et la joie confiante de ceux qui se savent pardonnés.
Soukoth, c'est la fête des "Cabanes" : au 19ème siècle, nombreuses sont les familles qui enlèvent les tuiles d'une mansarde pour la recouvrir de branchages, et plus nombreuses encore celles qui édifient une Souka dans leur cour. (Le plafond est formé d'un treillis de bois sur lequel on dispose dans tous les sens des branches de sapin coupées dans les forêts voisines, et dont les paysans d'alentour, qui connaissent à merveille leur calendrier juif, viennent, depuis plusieurs jours, chaque matin, approvisionner les marchés de hameaux". On fixe au treillis tous les fruits de la saison, poires, pommes, raisins et noix, tandis qu'on orne les coins de la Souka d'épis de maïs, de bouquets de blé, de branches de reinettes sauvages. Les branches d'églantiers, avec leurs baies rouges, se détachent sur la verdure.
"Pendant qu'Anselme l'instituteur, couvre la Suka de ramée, son épouse confectionne des petits paniers de papier bleu et rouge devant contenir chacun un fruit, et ses filles fabriquent des guirlandes et des festons, découpés dans du papier doré. Au milieu des aiguilles sombres, des feuilles luisantes du houx, des pampres du houblon, une palme évoque la Terre Sainte. Naguère, elle vivait et remuait au vent du sud, près d'un puits d'eau saumâtre ou d'un torrent encombré de cailloux et de sable, entre la terre aride et crevassée, et le dévorant soleil ; maintenant elle est attachée, morte et pâle, au milieu des feuilles vivaces, sous le soleil qui réchauffe sans brûler, sous le ciel bleu clair ou couvert sans cesse de nuages blancs, près de la grande rivière, jamais tarie, qui file rapide, froide et verte, entre la France et l'Allemagne" (3).
Notons que c'est également à Soukoth que les Juifs traversent le village en portant un petit panier contenant un cédrat et pointent vers le ciel une branche de palmier, à laquelle est attaché un bouquet de myrte et de saules. C'est toute une dimension de l'Orient lointain qui s'inscrit alors dans ce pays de vignobles et de sapins. Au centre du plafond de la Souka, à la même distance du treillis que les autres ornements, deux triangles en baguettes dorées forment la figure classique du bouclier de David et dans ce triangle passe la crémaillère dentelée qui soutient la lampe à sept becs. C'est l'odeur pénétrante du sapin et de l'oignon roux qui caractérisent la Souka alsacienne ainsi que le bouquet de houblon sauvage et les nèfles. L'oignon, dans lequel on a piqué des plumes, évoque l'expression : "Abrite-nous à l'ombre de tes ailes" (Bezel Kenafekha), le mot Bazal signifiant oignon en hébreu. Cet oignon, qui se balance majestueusement près de la porte, a également, chez les Juifs d'Alsace, une valeur prophylactique.
"Aucun esprit malin, quelque malin qu'il fût, de mémoire d'Israélite en Alsace, n'a pu, soit le jour, soit la nuit, pénétrer dans une suka pourvue du précieux tubercule" (4).A l'issue de la fête, on quittait la souka à reculons pour ne pas lui tourner délibérément le dos, die Sékke nét mefajiche ("ne pas la blesser" ).
Notes:
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