A la mémoire de mon regretté père
Joseph Bloch, Directeur-fondateur de l'Ecole communale israélite de Colmar |
MESDAMES, MESSIEURS,
Vous savez tous que la Révolution de 1789 a émancipé
les Juifs. Ils allaient donc entrer dans la société qui leur
avait été si longtemps fermée ! Mais pouvaient-ils y
entrer, dans la société nouvelle, sans rompre avec des usages
séculaires, avec des traditions sacrées, qu'ils n'avaient pas
voulu enfreindre au prix des humiliations et des persécutions ? Et
c'est là que les attendaient leurs adversaires. C'est sur la question
religieuse que, très habilement, ils avaient porté tous leurs
efforts dans les débats de la Constituante. L'abbé Maury disait
: "Je ne connais dans le monde aucun général qui voulût
commander une armée de Juifs le Sabbath ; ils n'ont jamais donné
une bataille ce jour!” L'évêque de Nancy disait : "Il
faut leur accorder la protection, la sûreté, la liberté
; mais doit-on admettre dans la famille une tribu qui lui est étrangère,
une tribu qui, pour être fidèle à sa loi, doit interdire
aux individus qui la composent les armées, les arts mécaniques,
les arts libéraux, les emplois de magistrature et de municipalité,
une tribu qui, en obéissant à sa loi, a dans l'année
108 jours de non-valeur ?” Un troisième, non moins fougueux,
disait encore : "Peut-être les Juifs ne voudraient pas des emplois
civils et militaires que vous les déclareriez capables de posséder
et sans doute alors votre décret serait une générosité
mal entendue.”
La Constituante passa outre : "Ils ne jouiront pas des droits que nous
leur donnerons ? Notre devoir est de les donner tout de même. Nous verrons
bien !”
"Déclare le Grand Sanhédrin que tout Israélite appelé au service militaire est dispensé par la loi, pendant la durée de ce service, de toutes les observances religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui.”
"Le Grand Sanhédrin ordonne à tout Israélite de l'Empire français, du Royaume d'Italie et tous autres lieux, de vivre avec les sujets de chacun des Etats dans lesquels ils habitent, comme avec leurs concitoyens et leurs frères.
"Ordonne à tous les Israélites, qui jouissent maintenant des droits civils et politiques, de rechercher et d'adopter les moyens les plus propres à inspirer à la jeunesse l'amour du travail et à la diriger vers l'exercice des arts et métiers, ainsi que des professions libérales.
"Ordonne de ne faire aucune distinction à l'avenir, en matière de prêt, entre concitoyens et coreligionnaires.”
Je le répète, c'est le Grand Sanhédrin réuni, il y a juste cent ans, qui a fait le Judaïsme moderne. Et je le dis bien haut ce soir - et à son honneur - c'est l'Alsace juive qui a pris une part capitale dans cette assemblée fameuse dont on ne rappelle pas assez le souvenir.
Ecoutez, je vous prie, comment était composé le Grand Sanhédrin
:
Par décret de Napoléon Ier , daté de Saint-Cloud (30
mai 1806) le nombre des députés du Grand Sanhédrin avait
été fixé à 74 :
Seine : 6 | Gironde : 2 | Roer : 1 |
Côte-d'Or : 1 | Vosges : 7 | Saar : 1 |
Vaucluse : 2 | Meurthe : 7 | Rhin-et-Moselle: 4 |
Basses-Pyrénées : 2 | Moselle : 5 | Mont-Tonnerre : 9 |
Haut-Rhin : 12 - Bas-Rhin : 15 |
Et quand je vois dans la Seine des délégués comme Cerf-Beer,
Schmoll, Séligmann, Wittersheim, quand je vois d'autres noms alsaciens
encore ailleurs, je peux dire que la moitié du Grand Sanhédrin
était alsacienne.
Et quand je songe que le Président du Grand Sanhédrin, celui
qu'on appelle le Grand-Chef, dont le nom est au bas de tous les procès-verbaux,
est le délégué de l'Alsace, le grand rabbin de Strasbourg,
David Sintzheim,
j'ai le droit de dire que la voix du Grand Sanhédrin, qui a retenti
à travers le monde, a été à quelques égards
la voix de l'Alsace juive. Et cette voix a été entendue par
les Juifs et les non-Juifs.
En 1831, à la Chambre des députés, on proposa d'inscrire dans le budget les dépenses du culte israélite. - Un adversaire, peu au courant, dit qu'avant de payer ceux qui enseignaient la loi juive, il fallait se rendre compte de ce que renfermait le Talmud. Sur quoi le rapporteur s'écria : "Vous ne connaissez donc pas les doctrines du Grand Sanhédrin !" - Et le ministre M. Molé, venant à la rescousse, rappelait que ce Grand Sanhédrin était composé des hommes les plus accrédités parmi les Juifs, que plusieurs se distinguaient par leur vaste savoir, et il nommait l'Alsace!
A la dernière séance du Grand Sanhédrin, des délégués d'Amsterdam, de Francfort vinrent donner leur adhésion. En 1845 il y eut en Allemagne un grand synode de rabbins et de grands-rabbins. C'est le Synode de Brunschwick, où l'on commença par confirmer les décisions du Grand Sanhédrin.
Honneur donc à ceux de nos ancêtres qui en firent partie. Certes l'Alsace juive d'il y a un siècle était bien ignorante, bien arriérée. C'est elle surtout que les adversaires de l'émancipation avaient en vue. Ils n'en avaient que plus de mérite, ces quelques hommes d'élite, qui ont contribué, comme disait le Grand Rabbin Sintzheim, "à fixer la destinée d'Israël !” Et je regrette qu'on n'ait pas mis à exécution la proposition de notre vieux compatriote Cerf Lippmann - dont l'historien Grætz a fait l'éloge - qui, dans la séance de clôture de mars 1807, demandait que tous les ans on rappelât le souvenir du Grand Sanhédrin. Rappelons ce souvenir aujourd'hui et payons un hommage de reconnaissance à la mémoire de ceux qui à la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen répondaient par la Déclaration des Devoirs du Juif citoyen !
Ce qui est curieux, c'est de voir la sagesse de ceux qui se mirent à
la tête du mouvement, leur profond sentiment de la situation. Ils allèrent
droit au but. Ils virent bien que pour devenir vraiment citoyens du pays qui
les adoptait, il fallait avant tout en adopter la langue.
Il fallait donc faire la guerre à ce
jüdisch-deutsch, à ce jargon judéo-allemand, idiome
barbare, reste de temps plus barbares. Mais cet idiome était seul usité
chez les juifs et il leur tenait au coeur. Un trait du romancier Kompert le
prouve bien. II s'agit d'une brave femme juive qui a eu le malheur de voir
sa fille épouser un chrétien. Tout le monde la maudit, excepté
la mère, qui nourrit la secrète espérance que sa fille
a gardé des sentiments israélites. Un jour la fille tombe malade,
et la mère, à l'insu de tous, lui envoie du sucre et du café
; puis elle interroge avec anxiété le petit juif qui a fait
la commission, et elle ne manque pas de demander :
"Qu'a-t-elle dit ? A-t-elle causé en jüdisch-deutsch
?”
Tant il est vrai que cet idiome créait comme un lien maçonnique
entre ceux qui le parlaient; mais il séparait aussi, comme par un fossé,
juifs et chrétiens, juifs et Français...
Il fallait agir en conséquence. Savez-vous quelle était l'infraction
à la discipline considérée comme la plus grave à
l'Ecole de Travail de Strasbourg ? C'était de ne pas parler français.
Toutes les rigueurs du réglement tombaient sur le petit malheureux
surpris à s'exprimer dans le jargon de ses pères. Petit malheureux,
oui vraiment : il était privé de son dîner le vendredi
soir, seul soir où il y eût de la viande à table.
A l'école israélite de Colmar des moniteurs spéciaux
surveillaient les enfants jusque dans les rues ; eux-mêmes s'oubliaient
parfois, et rappelant à l'ordre les récalcitrants ils s'écriaient
: "Hosch weder deitsch geredt ?” ("tu as de nouveau
parlé en allemand ?")
Mais la véritable révolution n'était pas encore là;
la véritable révolution fut ceci : introduire l'enseignement
profane à côté de l'enseignement sacré, et lui
donner la première place.
Le grand philosophe Mendelssohn a raconté qu'il faillit un jour être
assommé par ses propres coreligionnaires, parce qu'on le surprit en
train d'étudier dans sa jeunesse un autre livre que le Talmud !
L'Alsace juive en était là. Il y avait bien eu jusqu'alors des
écoles, et des maîtres fort savants. Mais qu'est-ce qu'on apprenait
? Lisez les Souvenirs de jeunesse d'Alexandre
Weill : le matin, de l'hébreu ; l'après-midi, de l'hébreu
; le soir, de l'hébreu. Le soir, en hiver, souvent jusqu'à minuit
! - Chaque enfant apportait deux morceaux de bois pour entretenir le feu !
(1)
Ce fut une chose nouvelle de voir des écoliers juifs apprendre ce qu'apprenaient des chrétiens, lire ce que lisaient des chrétiens. Les Juifs ne pouvaient plus être ce qu'ils étaient, ne devaient plus être ce qu'ils étaient, par cela seul que les enfants allaient dire, a, b, c, au lieu de aleph, beth, ghimel.
La Strassburger Israelitische Wochenschrft publie en ce moment un joli roman d'Alexandre Weill : Couronne. Ce roman vous donne le portrait de cette Alsace juive en train de se transformer. Couronne est une aimable jeune fille alsacienne, qui prend des leçons de français, qui lit Paul et Virginie. La mère de Couronne tombe presque à la renverse en surprenant sa fille qui pleure la mort de Virginie. Pleurer pour un roman ! Voilà qui n'entre pas dans l'esprit de cette brave femme, qui réserve ses larmes pour le 9 d'Ab, jour anniversaire de la destruction du Temple de Jérusalem. Eh bien ! dans ce petit incident, Alexandre Weill nous montre deux générations différentes, deux judaïsmes différents, celui qui a été à l'école, celui qui n'a pas été à l'école.
Et l'on y viendra à l'école, bon gré mal gré, mais on y viendra. Et quel beau zèle, quels généreux efforts, quelle ardeur infatigable ! De 1820 à 1850 ce sera comme une fièvre d'activité. De 1820 à 1850 les Juifs d'Alsace feront plus de progrès que pendant des siècles.
Dans le Bas-Rhin surtout, l'activité est extraordinaire. Les membres du Consistoire font des tournées périodiques, s'informent des besoins des communautés, demandent ce qu'on a fait pour les écoles, surveillent les administrateurs. Ceux-ci se réunissent non pas tous les mois, mais toutes les semaines, tous les jours. Ils vont tous les jours à l'école voir si les enfants sont là; ils vont les chercher s'ils ne sont pas venus.
Il faut lire le rapport si remarquable présenté en 1843 au
Consistoire de Strasbourg par le grand rabbin
Aron. Il a visité trente communautés, interrogé les
maîtres, les enfants, les administrateurs. - Il rend compte de ce qu'il
a vu dans chaque école, signale les lacunes, dit le bien, dit le mal,
et courageusement. Il propose de ne plus nommer un seul Parness (président) ou membre
de commission administrative qui ne verse pas une souscription pour les écoles.
Un Parness a refusé de souscrire pour l'École de Travail. Il
est révoqué. Par contre le nom de tout israélite qui
fait un don à l'école restera affiché pendant trois mois.
C'est le même grand rabbin qui demande la fermeture des écoles
où les maîtres persistent à enseigner l'hébreu
et sont incapables d'enseigner autre chose. Au besoin on s'adressera au préfet
ou au recteur pour interdire l'enseignement à ces retardataires. Plus
d'instituteur sans son brevet ! Place aux jeunes gens sortis de l'école
normale de Strasbourg ! Il faut marcher ! Il faut aller de l'avant ! (2)
En avant ! c'est le cri d'un journal israélite fondé en 1836 à Strasbourg, écrit en français et en allemand, et dont le nom seul est une indication : La Régénération, recueil mensuel destiné à améliorer la situation religieuse et morale des Israélites. Un autre journal, fondé quelques années plus tard à Strasbourg aussi : La Vérité pure, est distribué gratuitement par son directeur. La presse, comme l'école, va jouer son rôle, la presse israélite alsacienne qui aura pour mission d'éclairer, de moraliser, et qui multipliera les appels chaleureux :
"Israélites de l'Alsace, reconnaissez vos obligations dans toute leur étendue. La patrie vous a adoptés comme ses enfants ; montrez vous dignes de cet accueil, afin que vous ne soyez pas obligés de recevoir comme une faveur ce que vous pouvez demander comme un droit… Israélites de l'Alsace, le moment de la renaissance est venu… " (3)Tout cela est d'une belle ardeur et mérite bien un souvenir.
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