Voici ce que disait Achille Ratisbonne dans son rapport de 1842 sur l'Ecole de Travail de Strasbourg :
"C'est avec bonheur que nous citerons parmi nos nouveaux souscripteurs le respectable coadjuteur à l'évêché de Strasbourg, Mgr Raess, le vénérable baron de Gérando, notre digne député M. Magnier de Maisonneuve, MM. André, Nicolas et Isaac Koechlin, dont les noms sont si populaires dans notre pays."J'ai sous les yeux la liste des souscriptions de 1836. Je trouve presque autant de noms catholiques et protestants que d'israélites : Boersch, directeur de la Revue d'Alsace, Cottard, recteur de l'Académie, Caillot fils, agrégé de médecine, Dietsch, fabricant, Ehrmann, agent de change, Lauth, négociant, Guibert, propriétaire, Lacombe fils, notaire, Magin, directeur de l'Ecole normale, Willm, inspecteur d'Académie, le pasteur Meeder, le Dr Schutzenberger, le député Turckheim, le baron de Wangen, le percepteur Spitz. - Ah ! que nous sommes loin du temps où Strasbourg fermait ses portes aux Israélites.
"Le conseil général et le conseil municipal, sur la proposition de M. le Préfet et de M. le Maire, ont bien voulu nous allouer chacun à titre d'encouragement une somme de 1000 francs."
Ce que Ratisbonne disait en 1842 dans le Bas-Rhin, Werth le répétait la même année dans le Haut-Rhin :
"La ligne de démarcation que les préjugés avaient tracée pour nous isoler s'effacera de plus en plus, grâce aux patriotiques efforts de nos chrétiens assez généreux pour nous aider dans l'accomplissement des devoirs que nous nous sommes imposés".
Je conseille aux historiens qui voudraient écrire une histoire de la tolérance, de lire les comptes-rendus des Ecoles de Travail de Strasbourg et de Mulhouse. Ils rappelleront le Dr Salathé, qui donnait gratuitement ses soins aux petits apprentis juifs à Mulhouse ; ils rappelleront le tribut de regrets payé par un établissement juif à un bienfaiteur nommé Emile Dollfuss. Et combien d'autres souscripteurs des plus généreux, Jean Dollfuss, Engel-Dollfuss, Dollfuss-Mieg, Risler, Koechlin, Koechlin-Steinbach, Schlumberger-Steinbach, Weiss-Schlumberger, Tachard, Vâucher, Riss, Hartmann de Munster, Gros-Roman de Wesserling, Boigeol-Japy de Giromagny, Haeffely de Pfastadt !
Et ces Colmariens que vous avez sans doute connus, qui furent l'honneur du
barreau alsacien, Yves, Simottel, Koch, Chauffour, tous avocats - et avocats
de nobles causes ! - Beaucoup de noms sont encore aujourd'hui sur la liste
des souscripteurs. Mais il fallait commencer, et le Juif pouvait aller de
l'avant, fort de tant de sympathies qu'il avait hâte de justifier! C'est
le concours moral plus encore que financier qui importe ici. Et si je cite
des noms, c'est pour montrer que ce concours est le concours du grand nombre
et celui de la première heure.
Un aimable compatriote colmarien, M. Trombert, vient de publier de charmants souvenirs sur cette Alsace où catholiques, protestants, israélites fraternisent si bien ensemble. Il parle avec une égale sympathie de l'instituteur catholique Klein, de l'instituteur protestant Amstoutz, de l'instituteur israélite Joseph Bloch, et il déclare que "les trois pédagogues jouissaient d'une égale considération". — A cette occasion je rappellerai que lorsque l'école israélite de Colmar devint communale, le Conseil municipal inséra dans son arrêté les considérants les plus flatteurs sur l'excellence de l'enseignement donné dans cet établissement, et je le rappelle non seulement pour le maître, mais pour l'auditoire qui me fait l'honneur de m'écouter.
Le chrétien leur manifeste ses sympathies même dans les petites choses. II y a un demi-siècle à peu près, les grandes fêtes du mois de septembre tombèrent le dimanche soir. Par ordonnance spéciale, le marché aux poissons est ouvert le dimanche à Strasbourg, et de dix lieues à la ronde, les enfants de Moïse accourent pour faire leurs provisions. C'est un petit fait ; mais les petits faits prouvent souvent l'état d'esprit d'un pays. - Et cet état d'esprit n'a pas changé. N'ai-je pas lu l'autre jour, dans le journal de M. le Rabbin Ginsburger, que les pompiers d'Ingwiller donnaient un banquet, et qu'on fit une cuisine spéciale pour que les Israélites pussent y prendre part ?
Jamais l'Alsace n'a consacré plus solennellement les principes de
89 que le jour où elle a appelé les Juifs dans ses conseils
municipaux. Ceci fait honneur et aux Juifs qui surent mériter cette
éclatante confiance et aux chrétiens qui surent la donner.
J'ai parlé du décret de 1844 qui instituait des notables. Etaient
notables de droit les conseillers municipaux, et dès cette époque,
je relève sur cette liste de notables pour l'Alsace juive trente-huit
conseillers municipaux, un maire, un adjoint au maire.
Voici qui est encore mieux : l'Alsace ouvre à ses Juifs la porte de la Chambre des Députés. En 1848 Ennery est nommé dans le Bas-Rhin Représentant du peuple par plus de 40000 voix ! - En 1842 il se passe à Wissembourg une scène curieuse : on nomme un député ; les électeurs massés devant la mairie attendent avec impatience le résultat du vote. Il est convenu que, si le député libéral est nommé, on met un drapeau à la fenêtre de la mairie. Et tout à coup le drapeau apparaît, et la foule éclate en applaudissements, et de bouche en bouche vole le nom du nouveau député, le colonel Cerf Beer. Cet officier juif était particulièrement apprécié par un homme qui fut une des gloires militaires du premier Empire, le général comte Schramm, pair de France. Schramm souhaitait de tout coeur l'élection de Cerf Beer et il lui adressait une admirable lettre qui finit ainsi :
"Répétez bien haut, mon ami, criez-le, publiez-le au besoin, que rien ne me sera plus doux, plus consolant que de vous savoir associé de fait, comme vous l'êtes de coeur, à tout ce que nous pourrons faire pour la prospérité de notre arrondissement.Non seulement les Juifs trouvent le concours le plus actif auprès de leurs compatriotes en Alsace même ; mais ceux-ci les aideront à faire respecter leurs droits ou à les conquérir ailleurs. II y a un demi-siècle environ, il y eut des pourparlers, des négociations entre la France et la Suisse, qui n'admettait pas les Juifs étrangers au même titre que les autres nationaux. Les Juifs d'Alsace surtout étaient atteints par ces dispositions restrictives. Un des plus ardents à prendre leur défense fut l'administrateur Zickel-Koechlin. II adressa notamment au ministre des Affaires étrangères à Paris un mémoire chaleureux et convaincant, dont les résultats furent décisifs. Saluons ce nom avec reconnaissance !
Mes voeux vous suivent. Pour l'avenir comme pour le passé Votre ami
Le lieutenant-général comte Schramm, Pair de France."
En 1848 il y eut encore des troubles en Alsace ; on voulut piller les Juifs à Hégenheim ; on commença de piller à Dürmenach. Mais le bon sens et l'humanité ne perdent jamais leurs droits en Alsace. Un brave et vieux coreligionnaire, qui habitait alors Hégenheim, m'a parlé cent fois avec émotion et reconnaissance de cet excellent maire Girard, qui rassura les Israélites et, avec l'aide de quelques pompiers et de quelques gardes nationaux, rétablit l'ordre. A Dürmenach nombre de Juifs portèrent ce qu'ils avaient de plus précieux au curé, qui rendit fidèlement les dépôts quand tout danger de pillage eut disparu.
Je dis qu'il y eut du tirage. Mais croit-on que tout marcha sur des roulettes chez les Juifs eux-mêmes? Il y eut des résistances parfois vives. Plus d'un criait au scandale, à l'impiété, parce qu'on faisait autre chose à l'école que de l'hébreu. Ah ! c'est tout un monde qui a disparu, emportant avec lui, et je ne le regrette pas, des superstitions, des idées étroites, une piété outrée, qui s'indignait pour un parapluie ou un mouchoir portés le samedi. Mais il a encore emporté - il faut le dire - des cérémonies toutes gracieuses, des réjouissances de famille aimables, qui rompaient la monotonie de l'existence. Henri Heine a parlé de ce pauvre Juif du vieux temps, qui, le vendredi soir, oublie les misères de la vie et qui n'aurait pas donné son morceau de poisson contre la fortune des Rothschild ! Le vendredi soir, c'était comme la baguette magique qui dorait l'existence pour quelques heures !
C'est toute une conférence qu'il me faudrait pour le rabbinat d'Alsace, qui a produit tant d'hommes de valeur. Il m'en faudrait une toute entière rien que pour cet enfant de Mommenheim, le grand rabbin de France Zadoc Kahn, dont la mort fut pleurée en France, en Angleterre, en Allemagne, en Autriche, en Russie, dans toute la Palestine et en Amérique et jusqu'en Australie (7). Zadoc Kahn succédait lui-même comme grand rabbin de France à un enfant d'Ingwiller, le grand rabbin Isidor, qui fit abolir ce qu'on appelle le serment more judaïco et qui devant la Cour de Cassation, où il,y eut des plaidoiries célèbres, fit triompher sa cause et celle du judaïsme tout entier. Isidor succédait lui-même à un enfant de Lauterbourg, le grand rabbin Ulmann, qui convoqua à Paris un synode de grands rabbins pour étudier les réformes à introduire dans le culte et dans l'enseignement religieux en France. Ce synode fut un vrai rendez-vous d'Alsaciens.
Et que dire des administrateurs ? Je n'en finirais pas si je voulais rappeler la part de l'Alsace juive dans l'organisation de bon nombre de communautés de France et surtout de Paris. Il n'y a peut-être pas une oeuvre philanthropique ou scolaire où vous ne trouviez des noms alsaciens. A l'Ecole de Travail de Paris - et dans les difficultés des débuts - ce fut jadis un argument décisif de dire : "Cela se fait à Strasbourg, cela se fait à Mulhouse". Supprimez le rôle de l'Alsace juive, et la France israélite - qui a pris un si bel essor - est arrêtée dans son développement, amoindrie dans sa population, diminuée dans son prestige.
Et ce que je dis de la France israélite, je peux le dire de l'Algérie
(8). Dans ces naissantes communautés africaines, les Alsaciens apportent
leur expérience, cette expérience qu'ils ont acquise dans ces
communautés du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, si solidement organisées
et où la vie juive est si active.
La Suisse, la Belgique fourniraient également bien des souvenirs glorieux.
L'Alsace juive, après s'être éclairée, a été
comme une lumière qui a éclairé les autres.
Mais qu'aurait fait l'Alliance au début si, en ouvrant ses premières écoles, elle n'avait eu sous la main des Alsaciens ? "Ouvrir des écoles en Europe, disait le rapporteur, est une chose qui ne laisse pas d'être malaisée. Mais que sera-ce dans ces contrées lointaines, fermées jusqu'ici à toute civilisation ?" Il fallait des hommes fermes et expérimentés, pour lutter contre les préjugés sans inquiéter inutilement les consciences ; il fallait des hommes de coeur; il fallait des polyglottes. L'instituteur israélite alsacien était le vieux routier tout prêt pour cette belle et glorieuse besogne. On la lui confia. - On la confia encore à des rabbins alsaciens. - C'est une direction alsacienne que je trouve longtemps à l'école normale préparatoire orientale des garçons ouverte à Paris. Et quand l'Alliance songe à créer des écoles de filles, elle fait venir de jeunes orientales qu'elle forme - au métier d'institutrices, et elle les met dans cette école normale de filles qui s'appelle l'Ecole Bischoffsheim et où préside la pensée juive alsacienne.
Le distingué conférencier qui vous a parlé de l'Alliance en en est le secrétaire général, un Alsacien. Ses prédécesseurs (11) viennent d'Alsace; ses collaborateurs viennent d'Alsace (12). Cette immense correspondance envoyée de tous les points du globe a toujours été entre des mains alsaciennes.
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