Mon père le Rabbin Arthur-Ephraïm WEIL
par Simone SLOWES


Les origines

Un document familial raconte l'histoire de la famille Brunschwig. Mon grand-père, Léopold-Yehuda-Lev et ma grand-mère Hélène-Hinda (Ayala) habitaient un village alsacien nommé Altkirch. C'est là qu'a grandi ma mère, Gabrielle-Esther, en compagnie de ses trois sœurs et de ses trois frères. Mon grand-père possédait un magasin de mercerie, de tissus et d'autres choses encore. Il était considéré comme un homme aisé. Après la première guerre mondiale, le Gouvernement français lui accorda une licence pour ouvrir un bureau de tabac. Deux des frères de ma mère sont restés sans enfants ; le troisième a eu trois filles, ce qui fait que le nom Brunschwig n'existe plus dans notre famille.


La boutique de la famille Brunschwig : Léopold et Hélène, la fille Berthe et le fils

Le Livre de Mémoire des familles Weil, Brunschwig, Slowes, Jesersky.
Composé en hébreu par Simone Slowes za"l
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On ne sait pas grand-chose de l'origine de la famille Weil. Elle demeurait dans le village de Hatten en Alsace. Mon grand-père, Kalman-Kalonimus allait avec une charrette et un cheval de village en village pour y vendre de la vaisselle. Plus tard il posséda un magasin d'objets ménagers. Mon regretté père affirmait que la famille Weil descendait des Juifs exilés d'Espagne, et que cette information avait été transmise de génération en génération. Ma grand-mère Weil s'appelait Bella-Blandine ; Bella est un prénom espagnol, qui se traduit par Yaffa en hébreu. J'ai reçu les prénoms Bella-Blandine de ma grand-mère, et on y a ajouté un prénom moderne, Simone.


Kalman-Kalonimus Weil

Bella-Blandine Weil

Hélène-Hinda Brunschwig

Léopold-Yehuda-Lev Brunschwig

Mon père était le troisième enfant de la famille. Il est né avant Pessa'h et sa circoncision aurait dû avoir lieu le premier jour de la fête. Mon grand-père, Kalonimus, a fait venir le mohel (circonciseur) pour le premier jour de Pessa'h, mais au moment d'accomplir le commandement, le mohel a vu que l'enfant était né circoncis ! Il était furieux contre mes parents qui n'avaient pas fait attention à ce détail. Comme il s'agissait d'un jour de fête, il ne pouvait pas même à lui faire jaillir une goutte de sang, comme c'est la règle en ce cas-là. On peut comprendre le courroux de ce mohel,qui habitait un autre village et qui était venu à pied à cause de la fête. Mais nous savons bien que lorsqu'un garçon naît circoncis, c'est signe de chance.

Ma grand-mère est morte pendant son septième accouchement, alors que mon père était âgé de trois ans. Quand mon il a eu sept ans, sa sœur aînée, déjà mariée, a eu pitié de cet orphelin, elle l'a pris chez elle et l'a inscrit à l'école de sa ville.

Etudes juives et universitaires

A l'âge de dix ans, mon père est allé habiter et étudier chez le rabbin Ernest Weill à Fégersheim ; il poursuivait à la fois ses études juives et laïques, et a passé son Abitur (baccalauréat). Après avoir terminé ses études secondaires, il est parti pour Berlin, où il a été reçu au séminaire rabbinique du célèbre Rav Hildesheimer. C'est là qu'il a reçu son diplôme de rabbin.

On ne sait pourquoi, mon père a fait son doctorat sur un sujet qui n'avait aucun rapport avec le judaïsme. Il est parti pour Paris, et là il a passé de nombreuses heures au musée du Louvre pour déchiffrer des inscriptions égyptiennes antiques. A l'époque, son travail de recherche était une référence dans les universités. Pour gagner sa vie, il enseignait la Guemara à des fils de familles juives aisées. Mais finalement, il a renoncé à une carrière universitaire et il a décidé de devenir rabbin.

Arthur Weil et Gabrielle Brunschwig le jour de leur mariage

Rabbin à Bischheim

Mon père est donc revenu en Alsace et a pris ses fonctions dans la communauté très vivante de Bischheim à côté de Strasbourg. Par la suite, il a également dirigé le Talmud Torah de Strasbourg.

Au début du 20ème siècle, l'Alsace était placée sous autorité allemande. Les Juifs pouvaient accéder à tous les postes administratifs et militaires, et nombre d'entre eux ont accédé à de hautes fonctions. En même temps, le danger de l'assimilation était très élevé, et mon père l'avait très bien compris. C'est pourquoi il s'est occupé de la jeunesse juive, et c'était un maître et un éducateur hors pair. Après la première guerre mondiale, l'Alsace est revenue à la France, et mon père a écrit des manuels scolaires en français, dans le but de rapprocher les enfants du judaïsme. Il a créé le mouvement de jeunesse Emouna pour que les jeunes occupent leurs loisirs dans un cadre juif.

Pendant ses études à Berlin, il était devenu l'ami de Robert-Emmanuel Brunschwig, qui deviendra plus tard rabbin à Strasbourg. Celui-ci le présenta à sa sœur, et c'est ainsi que les deux amis devinrent beaux-frères. Mes parents ont eu trois enfants.

Cette activité florissante a duré plus de dix ans, jusqu'à ce que la famille connaisse un grand malheur : mes parents ont perdu leur fils aîné, Elie, est décédé d'une blessure mal soignée qui avait provoqué le tétanos, à l'âge de onze ans. J'étais moi-même âgée de un an. A la suite de ce malheur, mes parents ont décidé de quitter Bischheim et Strasbourg. En 1925, mon père a été élu comme rabbin de Bâle en Suisse. Le départ de Bischheim a été déchirant, mais mes parents savaient que c'était le seul moyen pour eux de trouver un apaisement.

Arthur et Gabrielle Weil avec leurs enfants Elie et Simone

Gabrielle Weil avec son fils Elie

Au moment de leur départ, un article est paru dans un journal juif français, où il était écrit :

"Nous avons appris que lors des élection dans la communauté de Bâle, c'est le remarquable et très honorable Dr. Arthur Weil qui a été choisi pour un nouveau poste qui lui donne la possibilité de faire les preuves de ses talents. Mais la ville de Strasbourg perd ainsi une grande personnalité juive, le Talmud Torah perd celui qui le dirigeait depuis de nombreuses années, les membres d'Emouna perdent leur guide spirituel, la communauté de Bischheim perd son rabbin bien-aimé, et les jeunes perdent un maître et un éducateur extraordinaire. Il sera difficile de combler ce vide."

Installation à Bâle

Simone Slowes née Weil
À Bâle, mon père a eu le privilège de travailler avec le rabbin Dr. Arthur Cohen. Après le décès de celui-ci, il a occupé officiellement son poste à Pessa'h en 1925. Je donne ci-dessous un bref résumé du long discours qu'il a prononcé lors de son installation :

"Les enfants que vous me confiez sont l'avenir de la communauté. Comme dans la Hagada de Pessa'h, il y a un enfant "sage", qui pose des questions, qui veut savoir et recevoir des réponses pour se faire sa propre opinion. L'enfant d'aujourd'hui veut savoir et apprendre, il lit et il écoute, et c'est là son mérite. Le "méchant" n'est pas le pire des enfants. Qui sait ? Il s'intéresse peut-être à la religion, mais chez lui, on ne lui donne pas la permission d'extérioriser ses sentiments. Quant au "simple" et à "celui qui ne sait pas poser de questions", qu'on me les amène, et j'espère les conduire sur la bonne voie. Seuls les "indifférents" sont perdus. Quelles que soient vos opinions, ma porte vous sera toujours ouverte. Mais c'est seulement si nous travaillons ensemble, avec la bénédiction du Saint béni soit-Il, et si la paix règne entre nous, que je pourrai diriger cette communauté avec succès".

Mon père souhaitait connaître chaque membre de la communauté. Aussi, pendant toute une année, tous les dimanches, il alla rendre visite à une famille différente, accompagné du bedeau Nordmann . Son approche chaleureuse et son sens de l'humour lui firent gagner le soutien de tous. Il trouva une langue commune avec chacun d'entre eux, et s'intéressa toujours aux problèmes de son prochain. Le comité de la communauté a toujours travaillé la main dans la main avec son rabbin, pour la diriger selon la Torah et la Loi juive. Et ceci, malgré l'existence de courants divers : religieux, traditionnalistes, laïcs, originaires d'Allemagne, de France ou de Pologne. Mon père savait toujours comment se conduire.

Mon frère, Théodore-Kalonimus est né à Bâle, pendant le Congrès sioniste de 1927. Mon père était un sioniste enthousiaste, et c'est pourquoi il lui a donné le prénom de Théodore Herzl.

L'ombre de la guerre

A partir de 1933, avec la montée d'Hitler au pouvoir, des réfugiés ont commencé à arriver d'Allemagne et d'Autriche. Leur première adresse, à leur arrivée, était celle du rabbin. Je me rappelle très bien de la foule des réfugiés et frappaient à la porte de notre appartement. Il n'existait alors aucune institution qui les prenait en charge. Ma mère, elle aussi, était très engagée dans l'aide à fournir à ces gens, et elle aidait beaucoup mon père à ce sujet. Un jour, mon père est arrivé en pleurs dans notre salle à manger : un nouvel arrivant lui avait raconté que la Gestapo l'avait emprisonné au camp de Dachau, où il avait été battu à mort, et laissé sur le terrain, sans aucun soin ni aucune nourriture pendant plusieurs jours. Dès sa libération, il avait fui l'Allemagne, et il était arrivé à Bâle, dénué de tout. Tout le monde ignorait ce qu'était le camp de Dachau. Mon père était en état de choc, et pleurait à l'idée que de son temps il y avait encore des pogromes et des persécutions contre les Juifs. Il avait compris que ce n'était que le commencement, sans savoir ce qui se produirait par la suite.

Ces réfugiés n'avaient pas le droit de s'installer en Suisse, qui n'était pour eux qu'une étape de passage. Mon père était en relation avec la police de l'immigration ainsi qu'avec d'autres instances, et il réussit dans la majorité des cas à se procurer les papiers nécessaires pour qu'ils puissent continuer leur voyage. En septembre 1939 éclata la seconde guerre mondiale, et cela provoqua l'arrivée d'un grand nombre de réfugiés. Ils venaient de tous les pays d'Europe de l'Ouest ; très peu avaient réussi à venir d'Europe de l'Est. Ils espéraient que la Suisse resterait neutre ; toutes les frontières étaient fermées et ils restaient bloqués en Suisse. La communauté juive créa l'Organisation Juive pour l'Aide aux Réfugiés en Suisse, pour s'occuper de tous leurs problèmes.

Les années de guerre furent très difficiles pour mon père. Il était le guide spirituel qui devait rassurer la communauté et les réfugiés. Cela s'exprimait dans ses sermons. Ceci étant, il devait être très prudent dans ses propos à la synagogue : l'antisémitisme était palpable et la perspective qu'Hitler s'empare de la Suisse constituait un danger réel.

Carrière rabbinique à Bâle

Arthur et Gabrielle Weil
Ce que nous avons retenu de mon père, c'est sa bienveillance envers tout être humain, quelle que soit son importance et son origine. Avec son esprit de tolérance, il faisait toujours tout son possible pour ne pas blesser autrui ; il tenait compte des opinions et des sentiments de chacun. C'était aussi un homme très modeste, comme en témoigne ce souvenir qui reste gravé dans ma mémoire : Papa avait acheté un nouveau chapeau – un haut-de-forme – qu'il devait coiffer dans ses fonctions officielles, telles que les mariages ou les enterrements. Le sort voulut qu'un homme riche vienne à mourir, et mon père devait donc se couvrir de ce couvre-chef. Que nous dit-il ? "Si je porte mon nouveau chapeau, les gens vont dire qu'en l'honneur de cet homme riche, le rabbin a même acheté un nouveau haut-de-forme, alors que pour moi il ne l'aurait pas fait". Et Papa sortit avec son vieux haut-de-forme.

Mon père a exercé avec un grand succès des fonctions rabbiniques à Bâle pendant trente ans. Il était aimé de tous, et bien considéré aussi bien par les juifs que par les non-juifs. Il a publié des articles et des livres en français et en allemand, toujours sur des sujets touchant au judaïsme. C'était un éducateur et un pédagogue hors pair. Il a publié des livres de contes en français pour rapprocher les enfants de leur religion. La première édition de ses Contes et légendes d'Israël est sortie en 1927, et aujourd'hui (1991) on publie la 17ème édition ! Cela montre bien que ces ouvrages sont encore appréciés actuellement par les enfants de France.

Il est important de souligner qu'aucun de mes tantes et oncles, n'a connu la Shoah, une partie d'entre eux étant décédée avant la guerre. Seuls ont été pris par les Allemands étaient oncle le rabbin Brunschwig et son épouse. D'après ce que l'on sait, on les a arrêtés alors qu'ils tentaient de passer la frontière française pour se réfugier en Suisse. Détenus dans un couvent, ils ont écrit des lettres d'adieu à leurs frères et sœurs, puis ils ont été déportés à Auschwitz.

Mon grand-père, Yehuda-Lev, âgé de 91 ans, a fui l'Alsace vers la France libre lorsque la guerre a éclaté. Il est décédé à l'âge de 92 ans en 1942, et il est enterré à Lyon.

Une foi inébranlable

Dans tous ses sermons, mon père mettait l'accent sur l'amour de Sion et de Jérusalem, et sur sa foi profonde dans le Saint béni soit-Il. Comme pour la plupart des Juifs, la création de l'Etat d'Israël a été pour mon père la réalisation du rêve du peuple juif. Il est vrai que quand je suis montée en Israël, en 1949 il était assez malheureux, mais quand lui sont nés des petits-enfants sabras il en était très fier, et mes parents sont venus nous voir plusieurs fois jusqu'à ce que mon père tombe malade. Mon frère a immigré trois ans après moi. Mes parents sont restés à Bâle après notre départ, et ils sont morts paisiblement là-bas.

Pendant la guerre, et surtout à sa suite, mon regretté père nous a rappelé maintes fois que nous ne connaissons pas et que nous ne pouvons pas comprendre les voies de D.ieu. Pendant de nombreuses années mes parents ont souffert de la catastrophe qui s'était abattue sur eux lors du décès de mon frère aîné. Leur départ de Bischheim et leur installation à Bâle sont devenus en fin de compte une bénédiction. Non seulement ils ont pu aider toute la famille pendant la guerre, mais encore, grâce à D., la Suisse n'a pas été conquise par les Allemands, et par conséquent nous n'avons pas souffert du traumatisme de la Shoah. Pour cela, nous ne pouvons assez remercier le Saint béni soit-Il.


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