En 1895 paraissait un petit livre (éditeur: Imprimerie C. Lévy
194 rue Lafayette à Paris) intitulé Les loisirs d'un
rabbin. Son auteur, précise-t-on en couverture : "Simon
Lévy. Rabbin à Schirhoffen (Alsace)".
Mais on aurait tort d'y chercher les souvenirs de vacances de ce rabbin qui
semblait ne pas en avoir pris. Le livre est un recueil de réflexions
juives et communautaires, de polémique aussi, avec surtout Alexandre
Weill auquel M. Joë Friedemann a récemment consacré une thèse.
On y trouve également d'intéressantes notes biographiques dont
celles consacrées à Léopold Sarassin que voici.
Né à Bischheim, Léopold Sarassin, après avoir fait
de fortes études talmudiques en Allemagne, surtout à Francfort,
s'établit à Ingwiller où il devint bientôt le gendre
du riche Chayim Keim, "Tsadik tov" par excellence.
Sarassin
ne fut pas rabbin en titre à Ingwiller ; il n'y remplit pas de fonctions
officielles rétribuées ; il se fit négociant, se livra
au commerce avec une grande ardeur, car il était hardi et entreprenant
en affaires. Mais il n'y consacra pas toute son activité. Il trouvait
tous les jours quelques heures pour ses études religieuses favorites
Au temple et dans sa maison, il réunissait journellement autour de lui
les quelques hommes instruits de la communauté pour discuter avec eux
quelques pages du Talmud ; il hébergea même, pendant de longs mois,
un docte polonais, afin de pouvoir se livrer avec lui à ces talmudiques,
qui faisaient ses délices et où excellait. Puis, il se tenait
constamment et gratuitement à la disposition de tous pour résoudre
leurs questions et difficultés religieuses, pour leur donner des conseils,
pour les aider d son intelligence et de sa bourse. Devenu vieux, ayant achevé
l'éducation de sa nombreuse famille, et dégoûté des
spéculations commerciales, il se retira à Paris, où il
dirigea les savantes conférences de la Société des Etudes
talmudiques et où il mourut il y a une vingtaine d'années, entouré
de tous les honneurs dus à ses grands mérites.
Rabbi Léopold Sarassin était un homme très spirituel.
Voici, entre autres, un mot de ses discours qu'on m'a rapporté :
Arié yichag dit-il, "le lion
a rugi", c'est-à-dire, suivant l'explication classique bienconnue,
l'époque de pénitence, l'époque redoutable : Eloul, Rosh
Hashana, Yom Kipour, Hoshana Rabba (1), est passée
; mais, ajouta-t-il, mi lo yira dès qu'est venu le mi
(mêm + yod) Motzé Yom Kipour (2),
personne n'a plus peur : on ne craint Dieu, on ne redoute plus le péché.
Faisant un jour allusion à la déplorable habitude qu'on avait
autrefois, qu'on a peut-être encore un peu aujourd'hui, dans nos Temples,
et surtout à la tribune des dames, de se livrer, au milieu des prières,
aux conversations les profanes, il dit : "Les femmes causent pas en priant,
elles prient en causant".
Il lui était arrivé plus d'une fois, en entrant dans une maison israélite, de voir le propriétaire se couvrir à la hâte pour ne pas paraître beguilouï rosh ou, comme dit le vulgaire bekalouth rosh (3), devant le pieux Reb Leib. "Suis-je donc, dit-il, le contraire d'un seroroh (4) ? Devant lui on se découvre, devant moi on se couvre !" Un jour qu'il rendait visite à un Ratisbonne de Strasbourg, lequel il était intimement lié, il vit entrer tout coup les jeunes Ratisbonne, parents de son honorable ami, qui s'étaient récemment convertis au catholicisme. Ces messieurs connaissaient Sarassin de longue date, et ils lui firent force compliments sur sa bonne mine : "Vous êtes toujours jeune, toujours vert ; vous êtes le même qu'il y a dix ans". "Vous avez raison, chers Messieurs, vous avez vraiment raison, dit Sarassin en souriant : moi, je ne change pas".
Disons, en terminant,
un mot de la communauté qui a eu l'honneur de posséder longtemps
celui qu'on a appelé partout Reb Leib Ingwiller.
Il y règne une grande piété, qui est en bonne partie l'œuvre
de Sarassin. Il s'y fait beaucoup de bien. Elle est, et elle fut toujours, admirablement
administrée. Elle a fourni à la France et à l'Alsace plusieurs
habiles instituteurs et professeurs, et deux rabbins distingués, l'un
à Nice, l'autre à Wissembourg. Elle s'enorgueillit enfin d'avoir
donné le jour à la sainte femme qui fut la mère de M.
Isidor et de laquelle l'illustre grand rabbin de France a hérité
cette charmante et exquise bonté, cette générosité
inaltérable qui le rend si cher à tous.