Voir l'hommage au grand rabin Schilli sur le site Akadem Paris - mars 2018 |
Il arrive très jeune à Obernai, au pied des Vosges. Il n'a guère
connu son père, et une soeur est née peu avant la disparition
de ce dernier. Sa mère, malade, est incapable de tout travail régulier;
les travaux ménagers eux-mêmes lui sont difficiles. Dès
son enfance, la responsabilité du ménage et de la famille incomberont
à Henri.
Pas de jeux, pas de distractions; une véritable vie de Cendrillon.
A un point tel que le président de la petite communauté a l'habitude
de dire qu'à dix ans, il a déjà gagné sa place
au Paradis.
Il y a alors, à Obernai, une école primaire juive, où
enseigne un instituteur de la vieille école. Pas un instant, il ne
tiendra compte des difficultés dans lesquelles se débat le petit
garçon. Les punitions, y compris les punitions corporelles, ne lui
sont pas ménagées.
Sa mère lui est enlevée après six ans de maladie. Il a
quatorze ans lorsque, à défaut d'une solution meilleure,
la communauté place, selon l'usage, les deux enfants en orphelinat;
Manette à Strasbourg, et Henri à Haguenau.
Je connais bien.ces orphelinats de l'entre-deux-guerres. Comme beaucoup de ces institutions ils n'ont d'orphelinat que le nom. De fait, on y place surtout les enfants de famille incapables, pour toutes sortes de raisons, de les élever elles-mêmes. La direction en est confiée, dans le meilleur des cas, à des instituteurs qui y trouvent un champ d'action pour leurs méthodes archaïques, sans aucune notion d'éducation et, bien entendu, toute psychologie étant absente de leurs préoccupations. Le jeune Henri a cependant la chance de trouver en M. Weill, Directeur de l'Orphelinat de Haguenau et en Mme. Weill, des personnes très humaines et particulièrement compréhensives à l'égard des enfants qui leur sont confiés. C'est grâce à M. Weill qu'Henri Schilli réalisera son désir d'entrer à l'École Rabbinique.
Il y connaîtra le scoutisme E. I. F. A cette époque, certains futurs rabbins font leurs premières armes, si l'on peut dire, sur des unités scoutes. Titulaires du diplôme, le Consistoire leur demande de se charger de communautés de moindre importance, dans une banlieue parisienne. C'est ainsi qu'Henri est nommé d'abord à Enghien, puis au Raincy et enfin à la communauté montmartroise de la rue Sainte-Isaure, à Paris.
Le travail important qui l'attend dans ces petites communautés
ne l'a jamais fait rompre ses liens avec le Mouvement. Il sera totémisé,
et rarement totem sera plus judicieusement choisi : On l'appellera
Tison.
En effet, il n'est pas de ceux qui s'enflamment d'un feu
violent et éphémère. Il n'est pas de ceux qui sont
brillants devant les grands de cette terre et qui s'éteignent
parmi les humbles. Il est animé d'un feu tranquille, continu,
doux. Son rayonnement s'étend au cercle étroit de son entourage
et là, il se livre à ceux qui, très vite, apprennent à
le connaître, à l'estimer, à le respecter... et à
l'imiter.
Celui qui a tant souffert dans sa jeunesse et qui, d'après les psychologues d'aujourd'hui, a toutes les chances de mal tourner, deviendra notre chef spirituel, notre exemple et, surtout, notre ami. Lorsqu'il s'agira de donner un aumônier au Mouvement des E.I.F., c'est à lui que l'on s'adressera. A notre première rencontre, je m'aperçois tout de suite, sans savoir qu'il a vécu à Obernai et à Haguenau, de son faible pour les Alsaciens.
Pourtant, je ne le verrai vraiment à l'oeuvre qu'après la Débâcle. Il échouera à Montpellier et se précipitera sur les responsabilités que lui imposent son état de rabbin. Il crée de toutes pièces une communauté avec les nombreux réfugiés et les rares juifs locaux.
Je ne citerai que deux noms d'amis à qui il a alors montré
la voie, voie qu'ils ont fidèlement suivie jusqu'à
leur mort, celui de Raymond Winter et celui d'Elie Cohen.
Henri Schilli reste rabbin de Montpellier jusqu'en 1943, et son amitié
avec Elie Cohen date de cette époque. Les premiers offices organisés
sont ceux de Roch Hashana 1940. Ils se dérouleront dans un entrepôt
mis à la disposition de la communauté par Elie. De véritables
miracles sont réalisés grâce à son aide financière.
Je me rappelle entre autres une Haggada imprimée pendant la guerre,
diffusée dans toute la France, et qui le sera également, par
les soins d'Henri, dans les camps d'internement.
Entre temps, tout en s'occupant de sa communauté, il deviendra aumônier d'un certain nombre de camps d'internement puis - après l'arrestation du grand-rabbin Hirschler - de tous les camps de la Zone Sud.
Menacé à Montpellier, il poursuivra son travail à Valence
et remplira en même temps les fonctions de rabbin clandestin de cette
ville. Henri a-t-il assisté aux réunions de l'Équipe
Nationale, je ne m'en souviens plus; occupé par son travail
communautaire et dans les camps, il s'y consacre corps et âme.
Il ne quitte jamais son poste; toutefois, il met en sécurité
ses enfants. Lorsque nos chemins se croisent à nouveau, à mon
retour de Genève, il revient de Haute-Savoie où il est allé
chercher sa famille.
Je raconte ailleurs que, lors de cette rencontre, Henri m'apprendra
le lourd tribut payé par le Mouvement afin de sauver un grand nombre
de jeunes juifs.
A la Libération, il devient rabbin titulaire de Valence. J'y
fais la connaissance de la famille Schilli, réunie autour de la table,
les enfants nés à peu de temps d'intervalle, ainsi que
celle de Mme Suzanne Aron et sa fille, amies inséparables de la famille.
Avant la guerre, Mme Aron a aidé le travail social du rabbin dans
la Communauté de Sainte-Isaure. A Montpellier, voyant Henri Schilli
aux prises avec des problèmes financiers insolubles, elle vend ses
bijoux et lui remet une somme importante qui le dépannera en attendant
les subventions officielles. Si toutes les femmes juives en avaient fait
autant, la misère des réfugiés eut été moindre...
C'est une belle tablée
à laquelle préside Simone Schilli, avec compétence et vivacité.
Très "directe", très communicative, elle saura toujours
mettre à l'aise les nombreux intrus (dont je suis), que les responsabilités
de son mari amènent à leur foyer. Simone n'existe que pour et
par Henri et de ce fait, elle lui est indispensable.
Beaucoup de lettres de mon ami parlent de ses enfants. Lorsqu'elles sont dactylographiées par une secrétaire, il y ajoute, à la main, quelques lignes. Anecdote amusante, très fier, il raconte une prouesse d'un de ses petits-fils :"Lors d'un orage, dans l'autobus, il a dit, parlant des éclairs : C'est un flash ; le Bon Dieu nous prend en photo. Chaque jour il sort des astuces de ce genre".
A Hanoucca 1944 - je suis depuis longtemps à Paris - Fourmi, restée avec mes parents à Granges-lès-Valence, conduit les enfants à l'oratoire installé par les soins du rabbin Schilli. On demande un volontaire pour allumer les lumières. A l'étonnement de tous, Mi'hael, alors âgé de sept ans, se présente et, avec une grande assurance, chante les bénédictions. Schilli n'a jamais oublié cette prouesse.
Henri vient me chercher, pendant un des rares séjours dans ma famille. Un membre de sa communauté est mort et, à l'exception de nous deux, personne n'est capable de faire la toilette mortuaire.
Le couronnement de sa vocation est sa nomination à la succession de
son maître, le Grand Rabbin Maurice Liber, à la tête du Séminaire
Israélite de France. J'avoue avoir redouté cette nomination.
La succession du grand-rabbin Liber est bien difficile et je me demande
si c'est bien la place d'un "Tison". Peur vaine, car
la petite équipe de jeunes gens, étudiant au Séminaire après
la guerre, vibre à l'unisson de celui qui est toujours un exemple
dans tous les domaines.
Schilli guide, par son rayonnement, toute une génération de rabbins
qui font actuellement leurs preuves dans les communautés de France.
En 1947 nous nous installerons en Eretz-Israël, et j'aurai la malencontreuse idée de confier aux pages du journal des chefs E.I.F. Lumière, mon dernier message de Commissaire E.I.F. Entre autres, j'écris que "les salariés du judaïsme en sont aussi les fossoyeurs". Je ne vise que certaines reliques du passé, certaines momies n'ayant rien appris malgré ce qui est arrivé au peuple juif pendant la guerre et, en aucune façon, ce que j'ai écrit ne concerne mon ami Schilli. Mais lui, toujours modeste, se sent visé; il se solidarise avec ses collègues et, pendant les premières années de ma présence en Israël, il m'en voudra beaucoup de cette critique trop généralisée. Cette brouille cédera à l'amitié qui nous unit, et nous nous sommes retrouvés pour nous rapprocher.
A cette époque, Schilli est aidé, encouragé, soutenu par
l'homme exceptionnel qu'est Elie Cohen. Le rôle de Schilli,
en dehors de celui qu'il joue au Séminaire Rabbinique, devient
de plus en plus social.
Nommé au Beth-Dîn de Paris, il devra résoudre des problèmes
presque insolubles, mais plus le problème est difficile, plus son
coeur s'ouvrira.
Il répond à une assistante sociale qui considère que
la solution proposée par Schilli n'est pas une solution "sociale"
: "Je ne suis pas une assistante sociale, je m'occupe des âmes".
Il est parfois confronté à des problèmes qui ne tolèrent pas de compromis, car des principes sont en jeu : on voit alors Henri Schilli souffrir de la souffrance d'autrui, mais il ne transigera pas, et s'il a pu soulager en trouvant une solution satisfaisante, il se réjouit de la joie de celui qu'il a pu aider.
Au Jamboree de 1947 |
Il était naturel qu'il prenne la succession de Samy Klein, Aumônier général pendant la période importante de la reconstruction de l'après-guerre. Au Jamboree de Moisson, Tison remettra la culotte courte. Sa figure rayonne de joie en voyant enfin les E.I.F. prendre, dans le Scoutisme Mondial, la place qui leur a été si longtemps refusée.
D'autres oeuvres auront la chance de compter le rabbin Schilli parmi
leurs conseillers et leurs collaborateurs. Acquis, depuis toujours, à
l'entreprise sioniste, il l'encourage de toutes ses forces.
Le Kéren Kayemeth fait appel à son autorité. L'O.S.E.
a besoin de ses conseils. Il prend une part active à l'enseignement
de l'École Gilbert Bloch à Orsay. Fidèle à la
mémoire de son ami et disciple Elie Cohen, il siège au conseil
de la Fondation qui porte le nom de ce dernier.
Il laisse partout sa lumineuse empreinte, sans jamais élever la voix,
sans heurter; il se contente souvent de donner l'exemple.
La modestie de Schilli est impressionnante. Dans son allocution, au premier anniversaire de sa mort, mon ami Robert Sommer a déclaré :
Février 1970 - Intronisation du Grand Rabbin Warschawski à la synagogue de Strasbourg : le G.R. Schilli (à gauche) à côté du G.R. Kaplan |
Robert Aron est, lui aussi, un des disciples du rabbin Schilli. D'origine
juive, il s'est éloigné du jJudaïsme comme beaucoup
d'intellectuels juifs français. Il y fut brutalement ramené
par les lois raciales. C'est là que l'attend l'amitié
de Schilli.
Aron est historien.
En particulier, il a écrit une Histoire de Vichy étonnament indulgente envers certains infâmes
personnages de l'époque. Robert Aron nous a raconté lui-même
que son ami a su lui montrer la voie du retour vers ses origines. Ce n'est
guère facile ! Aron a consacré ses dernières oeuvres à
une comparaison historique entre le judaïsme et le christianisme. On retrouve,
dans certaines pages, l'enseignement du maître, Schilli. Dans d'autres,
son absence se fait sentir. Et pourtant, quelle différence entre un Robert
Aron avant son amitié avec Schilli, et celui de la dernière époque
de sa vie! L'historien a été élu à l'Académie
Française peu après la mort du rabbin. Il meurt à son tour
avant d'avoir pu prononcer son discours de réception.
Ai-je le droit de me considérer comme un disciple de Henri ? Moi qui n'ai jamais eu le temps - ou peut-être la force - de m'asseoir à ses pieds pour recevoir son enseignement. Il est vrai que j'ai essayé de suivre son exemple dans mes relations avec les hommes. Il m'a montré que la douceur, la patience, la tolérance donnaient des résultats durables, profonds, et sincères. Mais un Chameau, même Souriant, peut-il avoir le doux rayonnement d'un Tison ?...
Nos rapports sont plus des rapports d'amitié que ceux de maître à élève. Cette amitié s'est exprimée dans une correspondance très suivie. Henri répond à toutes mes lettres, même aux lettres collectives, ce que ne font pas nombre de mes amis.
Une fois, une fois seulement, Henri rechigne. Il est déjà très malade. Il écrit, le 8 mai 1974 :
Ces lettres qui vont et qui viennent, et que j'ai conservées, rendent compte de nos préoccupations du moment.
A propos du Séminaire Rabbinique, il écrit :
Et immédiatement après la Guerre des Six jours :
Rapports avec les Chrétiens :
Je demande à Henri quel doit-être notre rôle auprès
des Chrétiens, à a suite d'une discussion avec un éducateur.
Ce dernier a très mal pris mon observation "qu'il est plus
important d'expliquer le judaïsme aux Juifs que de l'expliquer
aux Chrétiens". Voici la réponse :
Sionisme :
Nous en venons à la place du Sionisme dans le judaïsme du Grand
Rabbin Henri Schilli. Tout, dans notre correspondance et dans nos conversations,
prouve à quel point il s'identifie à nous en particulier,
et aux Israéliens en général. Toutes ses lettres soulignent
que nous sommes "sur la bonne voie". Il se réjouit des
projets d'aliyah (montée en Israël) de ses enfants,
et, vers la fin de sa vie, de ses petits-enfants. Il tremble lorsque le
Pays est en danger ; il s'indigne lorsque les institutions internationales
(ONU, ou UNESCO), traitent Israël avec injustice et partialité.
Il jubile à l'annonce des succès et des réussites
de notre diplomatie.
Pendant la guerre d'usure (1967-68), il écrit :
Quatre mois plus tard :
Inévitablement, la préoccupation essentielle du rabbin tendra
vers le domaine spirituel. Les échos qui parviennent à ses oreilles
via les jeunes vacanciers qui rentrent d'Israël - c'est
si facile de critiquer ! - le préoccupent :
Du 15 octobre 1969 :
Du 12 novembre 1970 :
Dans la même lettre :
Malgré les appréhensions citées plus haut, malgré la certitude que le côté spirituel ne peut-être absent de la renaissance du peuple sur sa Terre, une conclusion s'impose : les probabilités d'assimilation sont énormes en gola (exil). En Israël, les chances de rejudaïsation sont certaines. Voici ce qu'écrit Henri Schilli, toujours dans cette même lettre du 12 novembre 1970 :
Plus près de nous, en décembre 1974, un an après la guerre de Yom Kippour (et six mois avant sa mort), mon ami écrira :
Il ajoute, à sa trop brève lettre : "Si le médecin
me le permet, j'espère venir en Israël en janvier ou en
février."
Hélas, Henri n'est plus venu...
Que je suis heureux de posséder ces lettres dont je viens d'extraire quelques passages ! Rares sont les écrits du grand-rabbin Schilli. Il existe bien ses traductions de la Mishna, mais là, il suit fidèlement le texte, sans ajouter de commentaires. Il était trop homme d'action pour être un homme de plume. Ses actions n'étaient pas spectaculaires comme celles dont il est question dans les salons ou dans la presse, ni des actions brillantes qui font béer les foules d'admiration. Elles se caractérisaient avant tout, par la discrétion qui les entourait, par l'humilité qui les imprégnait. Nul ne demandait un conseil, un secours, un avis à Schilli, sans être accueilli, écouté, soulagé. J'ai tenté de recueillir auprès de sa famille et de ses amis des exemples de ses interventions dans le destin de ceux qui l'ont sollicité. Mes efforts sont restés vains. Sa discrétion était telle, que même Simone n'était pas au courant, et que ses plus proches collaborateurs ne pouvaient que deviner l'ampleur de son action.
Qu'il me soit, cependant, permis de citer deux anecdotes :
La famille S., qui habite Rennes, a un fils âgé de 19 ans. Atteint d'une méningite, il est abandonné par les médecins. C'est avant la guerre et on ne dispose pas, à cette époque, de remèdes susceptibles de sauver le jeune homme. Il n'y a pas de rabbin à Rennes. En désespoir de cause, les parents s'adressent à l'École Rabbinique. Le directeur en parle aux élèves. Henri Schilli se propose, toutes études cessantes. Il se rend au chevet du malade et n'en bougera plus. Jusqu'au dernier soupir, il tiendra, dans la sienne, la main du mourant.
Dans le quartier du Séminaire habite une vieille dame incapable de se déplacer pour assister aux offices et elle ne peut plus entendre la sonnerie du shofar de Rosh Hashana. Chaque année, après le long office du matin, astreignant à tous points de vue; le rabbin Schilli va sonner du shofar chez l'octogénaire.
Ce ne sont là que deux simples exemples ; il y en a des centaines nous ignorerons toujours. Peut-être pouvons-nous mesurer l'action de notre ami par le récit d'un témoin de la levée du corps, rue Vauquelin :
Henri a exprimé le voeu d'être enterré en Alsace, dans le cimetière de la petite ville où il a passé les premières années de sa vie. C'est gravement que tous suivront le corbillard sur quelques mètres, comme s'ils voulaient aller jusqu'à Obernai. L'émotion et la gratitude de tous l'y ont accompagné.
Pour plusieurs générations,
mon ami Henri Schilli a été un exemple de simplicité, d'humilité,
de discrétion dans l'action pour autrui, de fidélité, de
douceur et de foi profonde.
Il a
été notre Maître.
Robert Sommer, dans son éloge funèbre, rapporte l'anecdote suivante :
Article d'Henri Schilli sur notre site : |