Les notes qui suivent sont fondées sur des documents que j'ai trouvés dans le grenier de la synagogue de Bouxwiller (Bas-Rhin) et qui proviennent des archives - ou plutôt de la gueniza - du rabbinat de Hanau-Lichtenberg. Elles complètent les renseignements donnés par Isidore Loeb sur l'organisation des communautés juives d'Alsace avant la Révolution (1).
Le principal document (appendice I) est une lettre dictée, dans sa première partie, par Cerf Berr en un hébreu mêlé de quelques phrases de judéo-allemand ; après l'avoir signée, Cerf Berr a ajouté de sa main un long post-scriptum en judéo-allemand. La lettre est datée de Paris (où Cerf Berr demeurait à cette époque), 4 iyar 5547 (22 avril 1787). L'adresse est ainsi libellée (en français) : "A Monsieur Wolf Reichshofer, rabbin des Juifs, à Bouxwiller". L'écriture de la première partie est fort lavée ; quelques passages sont à peine lisibles ; l'autographe de Cerf Berr, écrit au verso, a été protégé par le second feuillet.
Il remercie aussi son correspondant des félicitations que celui-ci lui avait adressées pour l'heureuse issue de son procès dans une affaire de fourrages (2). Il rend grâces à Dieu de ses faveurs, en reconnaissance desquelles il veut le servir de toutes ses forces.
Après avoir signé, Cerf Berr a gardé la plume. "En bon allemand", il se réjouit de ce que son ami le rabbin Reichshofer ait maintenant un meilleur traitement et puisse se payer quelqu'un pour s'occuper des affaires de la "Medina", tandis qu'il étudiera plus assidûment avec ses disciples. Puis Cerf Berr se plaint du mauvais état de l'école talmudique d'Ettendorf (3). "Depuis longtemps, écrit-il, il n'en est sorti rien de bon et je ne sais si c'est la faute des maîtres ou des élèves". Il prie le rabbin de s'en occuper sérieusement, "afin que l'école ne périsse pas". Lui-même fera tout ce qui est en son pouvoir ; mais ses absences continuelles l'empêchent de s'en occuper personnellement. Il exprime l'espoir que le rabbin trouvera le moyen d'encourager le monde (à envoyer des élèves ou de l'argent ?) et promet son entier concours à cet effet.
Notre second document (appendice II) est daté de Strasbourg, 12 ab 5542 (25 juillet 1782). C'est une lettre adressée également au rabbin Wolf Reichshofer et signée par les trois syndics juifs de la Basse-Alsace, Aron de Mutzig, Leïme Netter de Rosheim et Hirtz Medelsheim (Cerf Berr).
Le rabbin fixera le jour auquel l'assemblée se tiendra chez lui et fera signer en sa présence les délibérations prises par tous les Parnassim. Si l'un ou l'autre des membres d'une communauté refusait de signer la procuration au Parnass, on dresserait procès-verbal et on passerait outre. Si quelqu'un s'élevait contre les décisions prises, le rabbin pourrait procéder contre lui comme il jugerait bon.
Les syndics espèrent que le rabbin fera diligence et agira au mieux, "afin que les hommes injustes cessent de nous tourmenter comme auparavant", attendu que leur pouvoir (des syndics) est grand et que tout le monde s'accorde à vouloir que les dépenses de la Medina diminuent.
Ces lettres contribuent à nous faire connaître l'activité de Cerf Berr et l'organisation des communautés alsaciennes. Elles nous montrent quel intérêt il prenait au sort du rabbinat et des écoles talmudiques ; il nous apparaît comme l'inspirateur de toutes les réformes intéressant la bonne marche des communautés (4).
Son correspondant Wolf Reichshofer (5), rabbin du comté de Hanau, résidant à Bouxwiller, était un disciple de Jonathan Eybeschutz, le fameux grand-rabbin de Metz. Il était probablement le fils de Jacob Reichshofer, négociant et "admotiater
des herrschaftlichen accis" (6) qui était natif de Reichshoffen. Il fut élu en 1769 ou peu après, car un arrêté du 21 mars 1769 ordonne l'élection d'un rabbin par tous les Juifs habitant le territoire du comté situé en Alsace. Il paraît résulter de cette pièce qu'un autre Reichshofer avait été rabbin avant lui, car il y est question de l'héritage du rabbin décédé, dont Wolf Reichshofer ne voulait pas exécuter le partage.
Les fonctions du rabbin du comté de Hanau étaient fort nombreuses, comme celles de tous les rabbins de l'Alsace (7). Il dirigeait aussi une des deux écoles talmudiques de la province, celle d'Ettendorf (8), et avait une "Klaus" à Bouxwiller même. Cette dernière institution, qui réunissait dans la maison du rabbin un petit nombre de disciples, était une création de Reichshofer, qui avait su y intéresser un homme riche, pieux et charitable, Hayim Pinhas Séligmann, fils d'Alexandre de Puttelange et père de Séligmann Alexandre, gendre de Cerf Berr. Par son testament (9), rédigé en 1707, il avait mis à la disposition d'un comité (dont faisait partie entre autres Hirtz Bisché, c'est-à-dire Cerf Berr) un fonds de 10.000 florins, dont les intérêts devaient servir pour deux tiers à l'entretien de la "Klaus" de Bouxwiller (le rabbin touchait 200 fl. par an) et pour un tiers à la dotation de jeunes filles pauvres. Cerf Berr devait constituer plus tard une fondation semblable à Bischheim (10).
Notre rabbin était, par surcroît, président d'une sorte de consistoire comprenant les préposés de toutes les communautés du comté de Hanau. Quel était le rôle du rabbin dans cette administration surtout financière et dans quelle mesure celle-ci dépendait-elle des "syndics généraux de la Nation" ? La lettre des trois syndics au rabbin de Bouxwiller semble indiquer que le règlement général des communautés d'Alsace ne s'appliquait pas au comté de Hanau ou qu'il n'y était pas observé. En effet, les statuts adoptés dans l'assemblée générale de 1777 (11) ne sont signés par aucun des préposés du comté. Une pièce datée du 25 adar I 5524 (28 février 1764) et signée par le rabbin Abiézer Sélig de Bouxwiller nous apprend que dans une assemblée réunissant les préposés et syndics du comté de Hanau, il avait été délibéré qu'une somme de 1.000 écus serait levée dans le comté pour couvrir les impôts (keweidoss) et les dépenses (nesinoss). Comme receveurs généraux avaient été nommés Séligmann de Puttelange et, pour la partie inférieure du comté (12), Moïse Berkum (Bergheim) de Westhoffen (13) ; eux-mêmes devaient désigner un répartiteur dans chaque communauté (14) ; les paiements devaient êtrre faits sur l'ordre écrit du préposé de Bouxwiller, Hirtzel Netter. Un autre document, daté du 29 kislev 5540 (8 décembre 1770), rappelle les différents impôts (autim) et dépenses, entre autres les honoraires du rabbin (Ab bêth-din), dont le recouvrement doit être fait par Hirsch Rosheim (caissier général de la Nation en 1770) (15). Je présume donc que les communautés juives du comté de Hanau réglaient d'abord leurs affaires d'une manière indépendante (16) et que la lettre des trois syndics au rabbin Reichshofer a pour but d'étendre aux Juifs du comté la résolution de l'assemblée générale tenue à Niedernai en 1763. Cette mesure aurait pu rencontrer de l'opposition chez certains Parnassim et c'est pourquoi les syndics se sont adressés au rabbin et lui ont demandé de réunir chez lui les Parnassim, pour leur faire signer les délibérations de Bischheim et de Niedernai.
Même après cette centralisation, le rabbin de Bouxwiller continue à diriger les affaires des Juifs du comté. Il semble résulter de la lettre de Cerf Berr qu'il était surchargé de besogne et il s'était plaint sans doute auparavant de la disproportion qui existait entre son travail et son traitement, puisque Cerf Berr exprime sa satisfaction de savoir que son maître et ami est maintenant mieux rétribué.
Quel était à cette époque le traitement d'un rabbin ? Nous pouvons répondre à cette question grâce au contrat d'un prédécesseur de Wolf Reichshofer, celui du rabbin Netanel, fils du parnass et préposé Séligmann Mendel, appelé au poste de Bouxwiller en 1740. Son traitement fixe était de 100 écus. Comme président du tribunal rabbinique, il avait droit à des honoraires ainsi fixés d'après l'importance du litige, soit de chacune des parties : Pour un litige jusqu'à 5 écus : 1/2 schilling ; entre 5 et 10 écus ; ¼ florin ; entre 10 et 25 écus : 1/2 florin ; entre 25 et 50 : écus 1/2 écu ; entre 50 et 100 écus : 5 écus.
Il devait prononcer une derascha tous les trois mois dans les communautés du comté ; les honoraires de cette tournée rabbinique étaient réglés par la caisse du district à raison de 100 écus par an. Pour la remise d'un diplôme rabbinique; il percevait 6 écus. Pour les mariages, les taxes minima étaient : pour les kiddouschîn 4 fl., pour la rédaction de la ketouba 1/2 écu, peur le contrat de mariage 1/2 écu ; si la dot était de 800 à 1000 florins, il recevait: pour les kiddouschîn (des deux parties) 6 écus, pour les nissouïn 1 écu, pour la ketouba 1 écu, même si le contrat de mariage était dressé hors du comté. Pour la prestation deserment à la femme ou au mari, même s'ils ne le prêtaient pas, la taxe était de 18 fl. Pour les divorces, le rabbin recevait 18 fl. et pour la halitza 12 fl.. Pour écrire une mappa, il percevait 2 pn. (?). Pour un diplôme de schehita, la taxe s'élevait à 3 Chk. (?), autant pour un diplôme de bedika ; pour le renouvellement annuel du diplôme 1/2 écu. Enfin, on mettait à sa disposition un logement convenable pour lui et sa famille.
Le casuel devait -être important, car les familles étaient très nombreuses et le district assez étendu. Faisaient partie de la circonscription de Bouxwiller, c'est-à-dire du comté de Hanau, les communautés suivantes: Bouxwiller, Ringendorf, Pfaffenhofen, Schwindratzheim, Offwilier, Ingwiller, Ingenheim, Neuwiller, Brumath, Waltenheim, Ekbersheim, Niederlangensulzbach, Offendorf, Herrlisheim, Kutzhausen, Balbronn, Westhoffen, Traenheim, Hatten, Buehl, Willstett, Freistatt, Lichtenau, Bischofsheim, Boderschweyer, Lemberg. Soit au total 28 communautés qui n'étaient pas considérables, mais qui, par le grand nombre des membres des familles, fournissaient bien des occasions, heureuses ou tristes, à l'intervention du rabbin. La communauté d'Ingwiller, par exemple, se composait, selon le dénombrement de 1784, de 38 familles et 195 âmes, ce qui donne cinq personnes par famille. Mais, d'autre part, le rabbin avait des charges : sa famille comptait six membres.
Quand la Révolution éclata, l'organisation du culte perdit son caractère légal et la situation du rabbin fut ébranlée. Une requête du président de la communauté de Bouxwiller, Salomon Benjamin, adressée d'abord au gouvernement de Bouxwiller, puis renouvelée auprès du Directoire du Bas-Rhin, nous apprend que le traitement du rabbin n'avait pas été payé par les communautés de Pfaffenhofen, Niederlangensulzbach, Brumath, Ekbersheim, Waltenheim, Schwindratzheim, Ingenheim, Balbronn, Westhoffen, Traenheim, Wolfisheim, Herrlisheim, Bischheim, Lichtenau, Boderschweyer. La part de ces communautés s'élevait (sans doute pour l'année de la Révolution) à 295 fl. 7 schilling 9 sols. Dans leur lettre - car à Salomon Benjamin s'étaient joints deux autres, Schillé Baruch et Isaac - ils font valoir que la Révolution les avait eo ipso relevés de leurs fonctions de préposés et que les répartiteurs nommés par eux attendaient en vain des ordres pour percevoir les sommes dues par chacun ; le gouvernement n'avait qu'à les réintégrer >dans leurs fonctions. De son traitement le rabbin parait avoir reçu une partie, 257 fl. 7 schill. 10 s., le 3 juin 1791.