SAINT-ORSE
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Le lourd bilan des victimes d'origine juive présentes dans notre région au début du printemps 44 aurait donc, comme le montrent les exemples relatés plus avant, été encore plus élevé sans l'aide que fut apportée à un certain nombre d'entre eux par ceux qui les hébergeaient, parfois de façon clandestine, ou qui leur ont témoigné une solidarité active lorsque le mortel danger est apparu. En voici, toujours dans le canton de Thenon, une autre démonstration, que nous allons revivre au travers du récit de Pierre Dousseau. Celui-ci, alors qu'il était jeune cultivateur dans l'exploitation de ses parents à Gabillou, contribua en effet à mettre hors d'atteinte un couple de ces personnes traquées. Un peu plus tard il rejoignit le Groupe Roger et participa, dans ses rangs, aux sièges et à la libération de Périgueux et d'Angoulême. Ecoutons-le :
" C'était une belle journée de printemps qui s'annonçait en ce 1er avril 44. J'avais 18 ans passés de 6 mois. Plein de vigueur, je participais aux travaux des champs dans la fermette exploitée par mes parents à Surgeat, commune de Gabillou, sans ignorer pour autant la lutte clandestine menée contre l'occupant hitlérien et ses soutiens. Dans notre petit village tranquille, loin de toute agglomération, l'esprit des habitants était serein, mais on y parlait tout de même à voix basse et avec une grande discrétion de cette lutte, et en particulier des actes de sabotage effectués dans le T errassonnais et ses alentours par un certain "Hercule", qu'on disait être à la tête d'un groupe de maquisards formés dans la forêt corrézienne. L'espoir d'une libération du joug de l'occupant grandissait.
Cependant, vers 9 heures du matin, il n'en était pas question lorsque nous avons entendu comme des coups de canon vers Saint-Orse. C'est l'alerte, le signal qu'il se passe des choses graves à proximité. Puis vite les nouvelles nous parviennent : Ce sont les Allemands! Des Soldats excités et en force s'étaient livrés à des atrocités à Rosas. Jean Bousquet que nous connaissions, avait été arrêté, torturé puis fusillé, et sa ferme incendiée. La menace est donc à nos portes et nos craintes sont grandes, tant pour nos personnes que pour notre entourage. Et parmi nos voisins il en est qui méritent une attention particulière. Il s'agit d'une famille allemande, composée des époux Welder et d'une employée à leur service. En 1940 ils avaient acheté une fermette proche de chez nous, ne pensant pas alors que le nazisme qu'ils avaient fui, pouvait venir les inquiéter dans ce coin tranquille du Périgord. Cependant, en novembre 1942, lorsque la France entière fut occupée, les époux Welder firent, par mesure de sécurité, passer en Suisse leurs deux fils, Ernest et Henri. Une année relativement calme s'écoula mais, ce matin là, le danger apparaît soudain à leur porte et inquiets, ils nous font part immédiatement de leurs craintes, cherchant visiblement à trouver une cachette. Mes parents et moi faisons de notre mieux pour les rassurer et leur proposons de les mener dans un refuge provisoire.
Et ce qui devait arriver arriva. Vers 15 heures, j'étais en train,
avec notre attelage de bœufs, de labourer un champ que nous avions à
proximité de la route départementale 67 menant de la gare de
Thenon à Brouchaud, lorsqu'une armada de soldats vert-de-gris, avec
des side-cars, des camions, automitrailleuse et autres véhicules, fait
irruption à une centaine de mètres d'où je me trouve.
En quelques minutes cette formation d'au moins une centaine d'hommes est déployée
sur cinq à six cents mètres et deux soldats foncent vers moi.
D'un ton impératif ils m'intiment de montrer mes "papirs"
que bien entendu, je n'avais pas sur moi. Celui qui m'a interpellé
me fait comprendre qu'il faut faire un "kontrolle" au domicile.
Et c'est ainsi que je suis accompagné "manu militari", un
pistolet mitrailleur braqué dans mon dos, jusqu'à notre maison,
distante de près de un kilomètre du champ où je travaillais.
Arrivé chez moi avec cette inquiétante escorte, je leur montre
ma carte d'identité, parfaitement en règle. Mais celui qui l'examine
semble pris d'un sérieux doute. Il la tourne et la retourne, fait appel
à celui qui parait être son supérieur et j'entends à
plusieurs reprises revenir le mot "klasse" dans leur bouche. La
mienne est en effet celle de 45, qui me met hors d'appel pour le moment au
S. T.O., mais je n'ai pas pris garde que je porte un pantalon bleu horizon
d'origine militaire, datant de la guerre précédente qui peut
me rendre suspect. Le manque de tissus fait qu'on s'habillait comme on pouvait
à l'époque. Semblant enfin reconnaitre ma bonne foi et, s'adressant
à mes parents qui ont assisté, fort inquiets, à la scène,
ils leur réclament des œufs.
Ma mère s'empresse de courir dans le poulailler. Elle en trouve quelques
uns, en ajoute deux ou trois autres et s'empresse de les donner à celui
qui les a demandés, trop heureuse si cela pouvait le contenter. C'est
apparemment le cas et la troupe quitte les lieux, sans m'inquiéter
davantage, mais tout en faisant des gestes sans équivoque avec les
armes, gestes ponctués par des exclamations significatives, "
terrorist, ta-ta-ta... ".
Les détails de cette "capture" m'échappent ensuite mais la dame a été escortée jusque chez elle. Après le départ des soldats elle nous a dit qu'elle avait été interrogée sans complaisance et son logis fouillé de la cave au grenier. Tout a été détourné, vidé, cassé. Dans leur quête d'indices, les soldats ont mis la main sur une boite en fer blanc emplie...de graines de raves ! Cela les a intrigués un bon moment. La finesse de ces semences leur a fait croire, semble-t-il, qu'il s'agissait de poudre de chasse ! Mais un des soldats, plus compétent, a vu de quoi il s'agissait et les choses en sont restées là. Madame Sarlat, malgré la frayeur qu'elle a éprouvée, estimait toutefois avoir eu de la chance. Il en était de même pour moi car il eut suffi que cette troupe apprenne qu'une famille "étrangère" habitait ici et que je l'avais aidée à partir, pour que mon compte et celui de mes proches sans doute, soient bons. Il n y avait heureusement pas de délateurs dans notre entourage, même si on m'avait vu accompagner les époux Welder dans les bois.
Quant à ces derniers, ils réintégrèrent leur
logis et récupérèrent leur bien dès que la colonne
Brehmer quitta le secteur après les atrocités que l'on sait
et attendirent, non sans angoisse parfois, la libération de la Dordogne.
Bien des années plus tard, j'ai revu M. Welder dans la région
niçoise. Il n'avait rien oublié de l'aide solidaire qui lui
avait été apportée et nous avons évoqué
avec émotion ces moments dramatiques ".