Le 23 novembre 2014, à la fin du Shabath, j'ouvre mon ordinateur pour lire mon courrier. C'est là que je trouve un message adressé par Monsieur Pierre Joly au site du Judaïsme d'Alsace et de Lorraine :
"Bonjour monsieur, je recherche un camarade disparu le 23juin 1944, tué au passage de la division DAS REICH a TRÉMOLAT en Dordogne .Ma question est la suivante : dans vos registres auriez-vous ce nom PAUL LEHMANN. De oui dire il serait au cimetière de GERSTHEIM ? je vous remercie de prendre de votre temps. PIERRE." (mail du 22.11.14)
Je téléphone à Alain Kahn, président de la Commmunauté et je lui demande si parmi les photos des tombes méthodiquement photographiées par Monsieur Jean-Pierre Kleitz, se trouverait par hasard celle d'un certain Paul Lehmann. L'informatique aidant, je reçois quelques minutes plus tard la photo de sa pierre tombale et celle de ses parents. Sur la tombe du jeune homme, au-dessous de son nom est gravée la "mort pour la France (1930-1944)".
Sur la base de ces éléments déjà réunis, je reprends contact avec Pierre Joly, lui demandant de bien vouloir me transmettre son numéro de téléphone afin que nous puissions nous entretenir de vive voix. Je peux ainsi lui demander quel âge avait Paul quand il a été atteint par les balles allemandes. Sa réponse ne laisse aucune équivoque : il s'agit bien du même Paul Lehmann.
Dans un second message, Pierre Joly précisera qu'il est né à Gerstheim et qu'il a été évacué vers la Dordogne avec sa famille, comme la plupart des Alsaciens. En 1940 ils se sont installés au village de Ste Alvere, et c'est là qu'il a fait la connaissance de Paul. Celui-ci "n'avait pas beaucoup de camarades, et comme nous étions du même pays, le rapprochement a été rapide. Les gens pendant la guerre étaient méfiants, plus son origine juive. En Dordogne en 1940 ils n'avaient jamais vu d'étrangers (surtout avec un accent)." (mail du 25.11.14) Il se souvient encore d'une anecdote concernant leur relation : "J'ai été victime d'un accident de bicyclette : a cheval derrière, je descends du vélo et me blesse les parties intimes. Paul et sa soeur sont venu me voir et voulaient voir, me croyant circoncis.Ce fut les seuls qui m'ont honorés de leur visite.. " Soixante-dix ans après, Pierre est toujours hanté par le souvenir de son camarade et par le fait qu'aucune plaque du souvenir ne rappelle son assassinat : "Nous sommes dans un monde de violences, avec bien souvent des gens gentils. La raison du souvenir qui revient souvent, vous devez savoir que, quand un enfant a l'âge que j'avais à l'époque se trouve devant autant de brutalités, il reste marqué par ces souvenirs douloureux. Paul fut victime de la bêtise humaine ! Je suis aussi triste que le jour de sa mort, et plus j'écris plus le souvenir est fort. Paul était plus âgé que moi, mais quand on est petit la taille ne compte pas. A Ste Alvere il ne parlait pas beaucoup, il était un peu méfiant, car ses origines le tenaient écarté. Nous avons eu quelques discussions, comme des gamins. Je le voyais partir, sa maman et sa sœur le couvaient quand il partait de chez eux, lui ajustant son béret et sa cape." (mail du 26.11.14)
Je prends contact avec Bernard Reviriego, responsable des Archives départementales de la Dordogne, et auteur d'un excellent ouvrage : Les Juifs en Dordogne, 1939-1944. Il est tout surpris d'entendre cette histoire pour la première fois, et entreprend sur le champ une recherche sur les noms des Juifs résidant dans ces villages, et me fait parvenir deux feuillets jaunis : deux exemplaire de la "Liste des Juifs Français" dans la commune de Ste Alvere et celle de Trémolat, établies par la Préfecture. On y lit notamment les noms de Paul Lehmann, de ses parents, de sa sœur, de son oncle et sa tante.
Sur ce, et au même moment, deux mails se croisent l'un venant de Périgueux, l'autre de Jérusalem, chacun avec le même lien : Bernard Reviriego et moi-même avons découvert au même instant, dans le journal Sud-Ouest, un article accompagné d'une photo d'époque. Certes, quelques-uns des faits relatés sont inexacts (indiqués entre crochets) mais l'essentiel y est.
Je téléphone aussitôt à l'auteur, Jean Miane, un habitant de Trémolat. Celui-ci me raconte qu'il a dû insister à maintes reprises auprès du journal pour faire publier son article, et qu'il a réussi à le faire paraître le 8 août 2014. Cette concomitance est quasiment miraculeuse, la parution de l'article s'étant produite peu de temps avant l'intervention de Pierre Joly ; c'est comme si tout-à-coups des volontés s'éveillaient de toutes parts pour remplir ce devoir de mémoire pendant qu'il en est encore temps.
Paul Lehmann (à gauche) en 1943, alors âgé de 13 ans, avec sa famille chez les Brustolin. L'année suivante, il tombait sous le feu allemand - © Photo DR |
C'est un drame dont aucune plaque commémorative ne célèbre la mémoire. Pourtant, il y 70 ans, un enfant est mort en martyr à Trémolat. 23 juin 1944, vers 15 heures. Un convoi allemand, venant de Pezuls, se dirige vers Trémolat. Au niveau du moulin d'Amont, deux cyclistes, en mission pour la Résistance afin de transporter des armes de poing, aperçoivent le convoi, cachent leur matériel et s'enfuient. Albert Monzie, pêcheur professionnel à Calès, se jette dans la réserve d'eau du moulin et, par le canal de dérivation, parvient à rejoindre le lit du ruisseau, la Rège, par lequel il s'échappe. Son futur gendre, Maurice Lescure, de Sainte-Alvere, choisit de courir vers les hauteurs de la route de Limeuil. Touché par une balle au talon, il parvient toutefois à prendre la fuite. Paul gardait les vaches Mais, plus bas, un enfant garde des vaches. Caché par sa famille avec sa sœur aînée Odette, chez son oncle et sa tante, Salomon et Jeanne Weil, eux-mêmes réfugiés alsaciens accueillis à la Queyrie, dans la ferme des Brustolin, Paul Lehmann, âgé de 14 ans, donc, surveille les bêtes de la famille Monzie. Affolé, lui aussi cherche à s'enfuir. Il est criblé de balles. Les Allemands pénètrent dans la cuisine du moulin, vident et pillent les conserves, le vin, les volailles, avant de repartir vers le bourg et Lalinde, emportant les victuailles qu'ils n'ont pas consommées sur place. Le jeune Paul, qui perd beaucoup de sang, peut alors rejoindre le moulin où il est pris en charge par la Résistance locale. Transporté à l'hôpital de Sarlat, il y décède le lendemain, le 24 juin 1944. Sa famille est repartie le 2 septembre 1945 vers Haguenau (Haut-Rhin), [emmenant avec elle la dépouille du jeune garçon, pour l'inhumer au cimetière de Gerstheim]. Depuis, sa sœur Odette est souvent revenue en Dordogne, département en souvenir duquel elle avait transformé une pièce de sa maison en véritable musée. Récemment décédée, elle repose désormais aux côtés de Paul. Au moulin d'Amont, Lucette Monzie, devenue l'épouse de Marcel Farges, reste le dernier témoin visuel de cet épisode douloureux.
Jean Miane |
Jean Miane avait été régulièrement en contact avec la sœur de Paul, Odette, qui se rendait souvent en Dordogne depuis la guerre, pour y retrouver le souvenir de son frère trop tôt disparu. Il m'a appris le décès récent, en janvier 2014 d'Odette née Lehmann, qui avait résidé à Gerstheim presque jusqu'à la fin de sa vie. Elle s'était mariée, mais n'avait pas eu d'enfant.
Une recherche menée sur le web par Alain Kahn aboutit à l'annonce de décès parue dans le journal régional, et de son enterrement à Gerstheim. Les personnes mentionnées dans cette annonce ne me sont pas inconnues : Patrick Blum, président de la Communauté Israélite de Haguenau avait bien connu Odette Lehmann et s'était occupé d'elle lorsqu'elle résidait dans une maison de retraite dans sa ville. Dès le lendemain matin il m'envoie une série de documents : le livret de famille des parents de Paul et de Odette, la copie de la page mentionnant leur naissance, une photo de Paul, une autre en compagnie de sa sœur, une photo de classe, sans doute en Dordogne, avec le nom marqué au crayon "Paul", et un acte de réinhumation à Saverne, datant de 1949.
Paul Lehmann à Saverne, âgé de 4 ans |
Paul et Odette Lehmann à Saverne |
La photo de classe avec un agrandissement de Paul |
L'annonce parue dans le Bulletin de nos Communautés le 24 juin 1949 |
Je fais donc par le Net une demande de son certificat de décès auprès de la municipalité de Sarlat. Tout porte effectivement à croire que Paul n'est pas décédé aussitôt après qu'on lui ait tiré dessus, grièvement blessé, il a été transféré à l'Hospice de Sarlat, ce qui me sera confirmé par le certificat qui me parviendra quelques jours plus tard : "Décédé le 25 juin 1944" avec annotation en marge : "mort pour la France".
Pierre Joly me communique alors le numéro de téléphone par, de celle qui a été le témoin visuel des événements de l'époque. Madame Lucette Farges me décrit les événements : deux jeunes à bicyclette avaient été repérés par les Allemands ; c'étaient des maquisards, l'un de 25 ans, l'autre d'une quarantaine d'années. Ils arrivent à hauteur du Moulin d'Almont, où résidait Lucette, qui était alors une gamine d'une douzaine d'années. Les maquisards, se sentant repérés, abandonnent leurs vélos contre la maison, et leurs valises chargées d'armes et de munitions. L'un des deux est blessé au talon et parvient à s'enfuir en plongeant dans la rivière et en passant de l'autre côté du moulin ; l'autre s'enfuit à travers les champs de coton, il remarque Paul Lehmann qui garde les vaches dans un pré et lui dit : "Viens avec moi, ne reste pas là, les Allemands vont te tirer dessus". Mais Paul n'arrive pas à s'enfuir assez rapidement, et ce seront les balles allemandes qui le rattraperont. "Grièvement blessé dans le bas du ventre, je le vois encore devant moi avec ses chairs déchiquetées et des morceaux d'os. Il sera amené à l'école de Trémolat encore conscient, mais pour très peu de temps. Les maquisards devaient le récupérer pour l'amener aux Hospices de Sarlat. L'un des deux maquisards qui se sont enfuis allait être par la suite mon futur beau-père".
C'est ainsi qu'en l'espace de quelques jours, nous avons pu reconstituer le parcours de ce jeune garçon jusqu'à sa fin tragique, loin de son Alsace natale, et sa remise en terre définitive à Saverne, d'où il était originaire.
Tous nos correspondants, parmi lesquels ceux qui ont connu Paul Lehmann : il faut absolument qu'une plaque souvenir ou un monument lui soit dédié en Dordogne et pourquoi pas aussi en Alsace ? Tous tiennent à cœur que son souvenir ne soit pas oublié, lui qui est parti si jeune. Tous les témoins restent profondément marqués par les événements tragiques auxquels ils ont assisté
La Communauté de Saverne a déjà pris l'initiative d'organiser une cérémonie pendant l'année 2015, à laquelle sera associé le groupe interconfessionnel de la ville, pour que la mémoire ne s'éteigne pas.
Du côté de la Dordogne, Bernard Reviriego, responsable des Archives départementales va recueillir le témoignage de Lucette Farges, dans le but de programmer une commémoration au niveau local.