Dès 1946, il m'a semblé indispensable d'accompagner les jeunes à Moosch où ils campaient à la manière traditionnelle des scouts. L'entreprise était un peu osée, car qui dit "vacances" dit promenades, excursions. Or, lors de nos grimpettes en montagne, il nous arrivait de nous trouver devant des chemins balisés de rubans blancs, indiquant qu'il était dangereux d'aller à droite ou à gauche : risque de mines ! Pauvres petites filles a qui n'osaient plus ni avancer, ni reculer.
Heureusement qu'en rentrant au camp, une surprises les attendait: "Monsieur Fuks" était venu, Bien que n'ayant pas envie de s'occuper de "tes petites filles", il était là, rassurant et prêt à leur faire des exposés sur la Bible, répondre à leurs questions et former le "Triangle sacré" qui allait les ravir.
En 1947 et 1948, nous allâmes sagement camper en France, dans la région de Grenoble. Camps paisibles, harmonieux, si séduisants que Castor, commissaire national des E.I. nous fit le plaisir de rester avec nous pour se guérir de la fatigue d'une dure année d' "Ecole des Cadres".
L'histoire vaut la peine d'être contée. Castor avait créé à Orsay cette école ambitieuse, d'où devaient sortir les futurs chefs des mouvements juifs. Certains "Orsayens" affirmaient sans ciller que le Messie va sortir d'Orsay. Castor et sa femme s'étaient donnés corps et âme à cette tâche. Ils espéraient profiter des cours, participer aux réunions idéologiques. Mais il y avait tant de problèmes matériels : ravitaillement difficile, des tuyaux bouchés, etc.... Et qui s'en serait occupé s'ils ne l'avaient pas fait ? Arrive la fin de cette première année. Castor demande à ses "Orsayens" de faire une critique sincère et "sans égards" de lui et de sa femme. Or ...ils l'ont faite - cet âge est sans pitié - et ils ne l'ont pas supporté. Comme il aurait été plus heureux, et mieux inspiré, notre cher Castor, s'il avait demandé à chacun de ses élèves de faire son autocritique.
Nous avions heureusement de quoi guérir ses plaies : la montagne, un torrent au bruit bienfaisant, et pour son âme de poète: l'histoire toute neuve du Petit prince de St Exupéry, à mettre en scène. Le plus jeune fils de Castor fut un merveilleux petit prince.
Un camp - comme une direction d'école - ne peut être réussi que si tous ceux qui ont des responsabilités font leur travail consciencieusement. J'avais la chance de travailler en bonne harmonie avec des jeunes filles sérieuses, aimant ce qu'elles faisaient, et le faisant bien.
A partir de 1949, nous changeons de formule. Nos camps seront des vacances à l'étranger, des découvertes sans nombre, une suite continue d'improvisations. Ces voyages ont tous été faits au prix habituel d'un camp ordinaire, et bien entendu, les organisateurs payaient comme les autres !
C'est à Venise que fut inauguré ce qui devint notre programme habituel : Petit déjeuner au camp. Chaque campeur avait été prié, avant le départ de France, de se munir de deux boîtes de Nescafé, denrée fort chère à cette époque en Italie. Visites de la ville et des musées. Midi: on mange sur le pouce des tartines, assis devant un café où l'on commande des boissons. Le soir : repas simple, cuisiné sur un feu de bois. Le Shabath, on se repose, et dans la mesure du possible, on se joint aux Juifs du pays. Nous avons, bien entendu visité les vieilles synagogues de Venise.
Après Venise, nous avons visité cette autre merveille, Florence: les Offices, le musée de l'Académie, où se trouve l'authentique David de Michel-Ange. Tant de touristes se contentent des imitations qui ne manquent pas dans la ville. Nos campeurs ne manquèrent pas de découvrir d'autres David, un de Verrocchio, l'autre de Donatello. Certains jeunes, enthousiasmés, semblaient possédés d'une fringale insatiable dans leur désir d'emmagasiner le plus de beauté possible. Plus tard, l'un d'eux, rencontrant mon mari à Strasbourg lui dit : A cause de vous, je vais chaque année voir des musées et des expositions", et résultat "pervers", ce goût pour l'art entraîna un de ses fils à entrer à l'Ecole des Beaux-Arts.
Ce jour-là, nous visitâmes la synagogue, le Capitole, et, ce
qui nous parut symbolique, nous nous arrêtâmes devant l'arc de
triomphe de Titus, érigé à la gloire de celui qui avait
pris Jérusalem, et détruit le Temple. Et nous avions envie de
le narguer en lui disant : "Qu'est devenue ta victoire? Nous sommes les
descendants de ceux que tu as vaincus, et l'Etat d'Israël renaît
de nos jours."
De Rome, nous repartîmes chez nous.
Mais, une fois qu'on a vu l'Italie, on y retourne. C'est ainsi que l'Année
Sainte et ses tarifs réduits aidant, un nouveau groupe de jeunes vint
visiter l'Italie avec nous en 1950. Au programme: les Dolomites, Venise, Rome,
Naples, Pompeï, Capri. De nouvelles découvertes, de nouvelles
aventures.
Pompéi 1957 : on reconnaît le GR Fuks au centre | En Italie : on reconnaît le GR Fuks (à gauche), Odette Lang, Jean-Claude Lévy |
A part cela, nous avons visité Palerme, Syracuse, grimpé au haut de l'Etna, organisé une soirée théâtrale, et fini le camp à Rome par une soirée d'opéra, Aïda, aux Thermes de Caracalla.
Palerme 1957 : Raymonde Fuks est juchée sur le toit de l'autocar et Simon Fuks trône sur la carriole ! |
La Communauté nous reçut magnifiquement, s'occupa de notre ravitaillement, et quand nous quittâmes Salonique, j'eus beaucoup de mal à leur faire accepter l'argent avancé pour nous. Ils organisèrent un banquet en notre honneur, sans viande, sur notre demande. Deux de nos jeunes furent mis à la disposition de ceux qui avaient charge de préparer la fête. Le banquet fut agrémenté de quelques discours, et notre orateur-maison souligna que "étant venus pour chercher des pierres, nous avons trouvé des coeurs." Et pour une fois, c'était bien ce que nous pensions tous. Avant de se séparer, ils nous promenèrent tous en ville et dans les environs, et nous montrèrent entre autres le pittoresque quartier turc.
A la gare, au moment de partir pour Athènes, le chef de gare vint apporter un superbe bouquet de fleurs "à l'épouse de son Eminence" Qui dit mieux ? A Athènes, la Communauté mit à notre disposition ses locaux, cuisine comprise. Et nous pûmes visiter l'Acropole, les musées, voir les "palikava" monter la garde devant le Palais. Un autocar spécial nous conduisit à Salamine, Delphes, Epidaure. Que de choses à voir ! Quelle grandeur nous attendait également à Delos, où l'on peut admirer un reste de mosaïque provenant d'une antique synagogue. Puis nous passâmes quelques jours dans l'île de Mykonos, pour fuir la vague de chaleur qui s'était abattue sur Athènes. Avant de repartir, nous fûmes invités par la jeunesse juive d'Athènes à passer une journée avec eux dans les îles des Cyclades. Nous n'oublierons jamais l'accueil reçu en Grèce, et l'amour pour la France des juifs les plus simples avec qui nous bavardions parfois. Ils avaient appris notre langue dans les écoles de l'Alliance. En partant, ils nous demandèrent de "saluer la Tour Eiffel et Brigitte Bardot".
Casablanca. Dès notre arrivée, nous avons compris qu'ici, notre groupe ne vivrait pas en vase clos. De partout, des jeunes juifs arrivèrent et se joignirent à nous, les uns pour nous guider, les autres parce qu'ils avaient des amis parmi les campeurs. Et des jeunes, il y en avait en grand nombre. Le vendredi soir, ils étaient plus d'une centaine. Tous les campeurs furent invités dans des familles. Mon mari et moi étions chez les parents d'un colmarien. Pour répondre à la question des relations entre le roi et les juifs, notre hôte nous montra une superbe poupée, cadeau d'anniversaire destiné à la plus jeune fille du roi. Par hasard, le lendemain, nous allions en excursion pour voir Rabat et le palais du roi. A un certain moment notre chauffeur s'arrêta, quelqu'un lui avait fait signe : c'était le ministre du Tourisme, qui avait compris que nous étions des étrangers. Nous lui avons expliqué qui nous étions, et fort aimablement, il nous répondit : "Si vous allez à Fez, et si j'y suis, je vous guiderai." Et dire qu'on le soupçonnait d'être antisémite ! A peine étions-nous repartis, qu'une autre voiture nous arrêta: cette fois c'était le roi lui-même, sortant d'un congrès. Apprenant qui nous étions, et le but de notre excursion, il donna l'ordre que nous puissions voir de l'intérieur le palais royal, et aussi Dar-es-Salam, le palais d'été. Le petit marocain, qui servait d'auxiliaire à notre chauffeur, s'approcha en tremblant de la voiture pour baiser la main du roi. Il resta pâle et ébranlé durant tout le voyage, et nous dit: "C'est le plus beau jour de ma vie." Mais quand il visita avec nous le palais d'été, il s'écria : "Et tout cela pour un seul homme !".
Le lendemain, lors d'une visite, un instituteur de l'Alliance nous dit qu'on nous attendait le lendemain dans cette ville, et qu'une grande réception était organisée en notre honneur, et que partout où nous devions passer, des réceptions étaient prévue.
J'arrête ici ce récit du camp du Maroc, consciente de n'avoir
pas pu vous raconter tout ce que furent certains faits qui l'ont agrémenté.
Le contact si bref et si superficiel qu'il ait pu être, avec les communautés
de ce pays, nous ont donné une idée de ce qu'elles furent au
temps de leur splendeur. C'est avec émotion que nous avons pris congé
d'elles, qui constituent une partie importante de la Maison d'Israël.
Photographies du voyage en Italie : © Sonia et Gérard Teller - Esther Fuks-Cohen