PAGES INÉDITES DE GEORGES DELAHACHE
Les juifs d'Alsace :
Leur amour pour la France.
(Février 1918)
Extrait de SOUVENIR ET SCIENCE, Revue d'histoire et de littérature juives n°1, 1930


En exécution des volontés dernières de Georges Delahache, nous avons été, M. Eugène Léon et moi, appelés à l'insigne honneur d'examiner les liasses de documents méthodiquement, méticuleusement ordonnés par notre regretté ami dans son cabinet directorial de la Place de l'Hôpital et d'en assurer le judicieux emploi. Au cours de nos dépouillements, nous avons eu l'émotion de trouver le manuscrit d'un article écrit au cours de la dernière année de la guerre, en février 1918, et qui a sa place tout indiquée dans cette Revue du Souvenir.
L'historien de l'Alsace, dont tous les espoirs, dont la fervente convictions allaient, en pleine et effroyable mêlée, à la réintégration des provinces perdues dans la famille française, y soulignait comment, après le tracé de "la mauvaise frontière" consécutif à "l'autre" guerre, les israélites avaient, à l'égal de leurs concitoyens d'Alsace et de Lorraine, participé à l'Exode et comment ceux qui étaient demeurés dans la petite patrie amputée de la grande, y avaient "maintenu" le culte de la fidélité. Delahache avait modestement intitulé ses feuillets Projet d'article sur les juifs d'Alsace et leur amour pour la France ; mais ce travail porte la bonne marque, il a le "fini"  de tout ce qu'a produit la plume de notre ami : distinction du lettré, scrupuleuse probité et minutie de l'historien, souffle ardent du patriote. Il ne nous eût pas paru séant d'y effectuer la plus légère retouche. Le voici, fidèlement reproduit (1).
Sylvain HALFF.

L'Exode, la Terre Promise : mots bibliques, pâles souvenirs superficiellement retenus de leur "histoire sainte", mais qui, tout-à-coup, il y a quarante-cinq ans, étant devenus de l' "histoire de France", ont repris corps et vie pour les juifs français. L'Exode, beaucoup d'entre eux l'ont vécue, de leurs personnes, et de toute leur âme. La Terre Promise, ils l'espèrent, ils l'entrevoient, non comme un avenir messianique imprécis dans le temps et dans l'espace, mais comme la réalité de demain.

Un magasin juif à Strasbourg sur une carte postale anciene - coll. M. & A. Rothé
Les juifs de France avaient, au lendemain de 1871, une grande raison historique de conserver vivace en eux le souvenir des provinces perdues. Émancipés par la France, depuis près de cent ans, chaque jour de leur existence nouvelle, désormais commune avec celle des autres Français, avait développé en eux la mentalité française et l'attachement à la patrie libératrice. Quelle que soit, quelle que doive être dans l'avenir la différenciation produite par les "nationalités" entre lesquelles se partagent les juifs dispersés, il y a un fait moral et social qu'ils ont tous également le devoir strict de ne jamais oublier : cette émancipation qu'ils doivent à la France, lueur qui éclaira leur chaos et sans laquelle aucun juif, dans aucun pays, ne serait ce qu'il est. A plus forte raison ce souvenir domine-t-il la conscience des juifs français ; elle est "agie"  par lui, et c'est, pour eux, un honneur en même temps qu'une joie de confondre leur reconnaissance dans la fierté de leur qualité de Français. Idée pure ? froide et vague reconnaissance d' "intellectuels"  qui savent leur histoire ? Non point, mais, au vrai, un sentiment qui a pénétré la masse, vivant et vibrant. Aussi, quand le traité de Francfort enleva Strasbourg et Metz à la France, devaient-ils participer de tout leur patriotisme à l'humiliation et à la douleur du déchirement.

Pourtant, cette raison ne suffit pas pour expliquer la sensibilité particulière des juifs de France à la Question d'Alsace. Déchirement ne fut jamais pour eux une figure de rhétorique. Justice et droit, revendications nationales et réparations nécessaires, si puissantes que soient ces raisons de sentir et d'agir, il y avait quelque chose de plus dans l'émotion des juifs de France, quand ils parlaient des provinces perdues: une tendresse plus personnelle, plus intime. C'est que la plupart d'entre eux, avec la perte de l'Alsace, perdaient quelque chose d'eux-mêmes, de leur propre passé, des traditions et des souvenirs d'un "régionalisme" qui leur était cher.

Les communautés juives d'Alsace et de Lorraine formaient autrefois le gros du contingent des communautés juives de France, et c'est là que s'est recruté, pour une grande part, le judaïsme français. De condition généralement plus modeste, astreints à une existence plus difficile, moins éloignés aussi de la capitale, l'émigration les effrayait moins que leurs coreligionnaires de Bordeaux ou d'Avignon ; ils s'étaient peu à peu répandus vers le centre de la France et y constituaient, dès avant 1871, de petits groupements qui ne perdaient point la marque ni la mémoire de leur origine alsacienne ou lorraine. Toutefois, ces départs ne faisaient pas nombre. On pourrait compter, parmi les familles juives de France originaires de l'Est, celles qui sont établies depuis plus de deux générations à Paris, à Rouen, à Lille.

Peut-être n'y avait-il, au milieu du dix-neuvième siècle, en dehors de l'Alsace, qu'un groupe un peu important de juifs alsaciens : cette sorte de "juiverie" de Paris, voisine de l'Hôtel-de-Ville, où parfois venaient prendre contact avec la grande ville quelques jeunes garçons débarquant de la diligence ou, même, qui étaient arrivés à pied, par étapes. Les familles étaient chargées d'enfants, au pays : de temps en temps, l'un d'entre eux, pour alléger le souci des parents, s'en allait chercher ailleurs le moyen d'envoyer un peu d'argent "à la maison", et il se présentait, un beau jour, à Paris, chez le boucher de la rue des Ecouffes, ou chez le vendeur d'almanachs de la rue Beautreillis, qui étaient de Bischheim ou de Wintzenheim ou de Witterswiller . . .

Et puis, pourquoi ne pas le dire ? c'était un désir de mieux-être, non seulement matériel, mais moral, qui les poussait vers une autre existence: là-bas, l'horizon était limité ; pour l'enfant bien doué, dont la vivacité d'esprit donnait des promesses d'avenir à l'école juive du village, on rêvait mieux que l'existence du marchand de bœufs traînant sur les routes quatre jours par semaine, ou que la pauvre boutique obscure dans la monotonie de la petite ville ; celui-là, on s'imposerait des sacrifices pour lui, on l'enverrait au Collège de Bouxwiller, d'où il trouverait sa voie vers de plus hautes destinées et plus lointaines - élève au Séminaire de Metz, puis rabbin - ou professeur peut-être, dans un collège, si ses aptitudes l'élevaient au-dessus de l'enseignement primaire local, premier objet des ambitions paternelles. Quelques "bourgeois" aussi, parmi les rares chefs de famille israélites qui étaient déjà sortis du commun, envoyaient leurs fils à Strasbourg, au lycée, puis aux Facultés, suivre les cours de droit et de médecine, préparer l'École Polytechnique, ou l'École de Santé militaire . . . Ces ambitions, pour beaucoup, dépassaient leurs propres personnes. Quand on marquait ainsi sa place parmi les autres Français, surtout dans les professions libérales, au-dessus des humbles négoces où l'on avait été confiné jadis, il semblait qu'on en prît, pour tous les siens autant que pour soi-même, une dignité nouvelle, qu'on donnât à la collectivité juive d'Alsace une preuve nouvelle de son assimilation avec la France. Que M. Isidore Cahen, le futur directeur des Archives Israélites, eût été, à l'École Normale supérieure, de la même promotion que Challemel-Lacourt ou M. Félix Alcan de la même promotion que M. Lavisse, que le Colonel Wolff pût rappeler qu'il était, à l'École Polytechnique, le camarade de Cheysson, le savant économiste, membre de l'Institut, que Michel Lévy eût dirigé le Val-de-Grâce et que Maître Hemerdinger se fût intimement lié, au barreau de Paris, avec M. Grévy, ces quelques noms, ces quelques faits qui reviennent à l'esprit, quand on pense à cette époque déjà lointaine de l'histoire des Israélites de France, indiquent le commencement d'une tradition dont s'enorgueillissaient également les jeunes gens qui avaient conquis ces situations, alors exceptionnelles, et leurs parents restés en Alsace.

...Brutalement la guerre survient, - et la paix, qui, dressant une barrière entre l'Alsace-Lorraine et la France, interromprait peut-être cet heureux essor… Au contraire, elle le précipita. Les multiples raisons que j'ai rappelées ailleurs (2) et qui poussèrent alors tant d'Alsaciens et de Lorrains hors de leurs foyers, ces raisons n'avaient pas moins de force pour les juifs que pour les autres. Elles s'aggravaient même pour eux d'une raison supplémentaire. Voici, instauré dans leur pays du jour au lendemain, de par la conquête allemande, le régime le plus rude qui soit, le plus hautain et le plus méprisant pour ces hommes qui, depuis près d'un siècle, croyaient avoir le droit de vivre comme les autres hommes. Sans doute l'Allemagne devait-elle par la suite - et d'ailleurs en vain - dresser à la propagande quelques juifs à elle, essayer, par eux, de séduire ceux d'Alsace, de les détourner de la France, à qui leur souvenir restait fidèle, de leur prouver, en jouant d'arguments spécieux, que c'était dans l'intérêt des juifs et par souci de leur tranquillité que l'Allemagne ne voulait pas les accepter comme officiers, comme magistrats, etc., que c'était elle, enfin, la nation juste envers les juifs, puisqu'elle n'avait pas d' "affaire Dreyfus". Mais, dans l'enivrement du succès, on ne se piquait point de tant de finesse : l'ostracisme était entier et ne cherchait ni à se déguiser ni à se justifier. Alors, accepter ce mépris, c'était revenir à un siècle en arrière, - et cela, à l'heure même où les juifs d'Alsace commençaient à goûter, dans la société française, les premiers fruits de leur libération; ce n'était plus vivre, mais se condamner soi-même, de nouveau, malgré les barrières que la Révolution avait détruites, à une existence inférieure, étriquée. Raison, précise chez les uns, confuse chez la plupart, qui ne faisait que s'ajouter à tant d'autres pour les jeter, avec tant de braves gens de toutes les confessions unis dans le culte de la patrie, sur les routes de l'exil.

Or, de telles migrations n'affectent pas seulement les situations matérielles. Des formes de sensibilité qui persisteront jusqu'au dernier souffle, des courants d'opinion qui se transmettront de père en fils, tout cela était en germe dans cette simple formalité : aux bureaux de la "Kreisdirektion", la déclaration d'option pour la nationalité française avec l'engagement, si l'on voulait qu'elle fût valable, de quitter l'Alsace-Lorraine avant le 1er octobre 1872. Et la réaction provoquée par ce drame revêtit un double aspect.

Retour de l'Alsace à la France - dessin de Hansi
...Les juifs d'Alsace ne quittaient pas leur pays d'un cœur léger. Ce n'était plus, cette fois, le départ isolé de quelques adolescents poussés par la misère, l'esprit d'aventure ou le hasard. Ils partaient, des centaines et des milliers, de la ville et du village, par une volonté réfléchie, pour être deux fois Français (3) plutôt qu'une fois Allemands, pour ne pas être "Prussien" soi-même, ou parce qu'on ne voulait pas voir, un jour, ses fils sous cet uniforme-là. Les noms viennent à l'esprit d'eux-mêmes, se pressent en foule. Ils sont de la conversation quotidienne, de la vie quotidienne. Ils étaient partis, hommes d'âge et d'autorité, qui s'étaient déjà "fait leur situation", souvent brillante, avocats, médecins, professeurs, auxquels l'avenir, ailleurs que "chez eux" et dans la lassitude d'une carrière à recommencer, pouvait se montrer moins généreux. Ils étaient partis, industriels et commerçants transportant leurs établissements, au risque d'arriver ailleurs en surnombre, d'être traités même, qui sait ? en intrus sur des marchés où on les connaissait moins que leurs concurrents du centre ou de l'ouest. Partis aussi, les petites gens, qui n'avaient "rien devant eux", si leur existence nouvelle ne leur souriait pas tout de suite ; et celui-ci, qui était instituteur à l'école de la rue Sainte-Hélène, tranquille, sûr du lendemain, et qui a mieux aimé tout quitter, courir le cachet à Paris; et celui-là, dont les Prussiens voulaient reconstruire, faubourg de Pierres, la maison brûlée pendant le bombardement et qui n'a pas voulu attendre, rester là, toucher cet argent-là, qui est parti tout de suite, ruiné. Et derrière soi, souvent, on laissait des vieux qu'on ne reverrait peut-être jamais, car le vainqueur  était brutal - et exact ; il savait qui partait, pouvait bien, un jour, interdire le retour, même pour une dernière accolade, même pour un dernier accompagnement.

Alors, dans les angoisses du déchirement, les plus paisibles connurent la haine. Et tous, ils l'ont gardée au cœur, pieusement. Au cours des années qui précédèrent la guerre actuelle, certaines personnes, qui se complaisaient à croire l'Allemagne pacifiste et que gênaient dans leur illusion les traces encore fraîches laissées par la violence d'hier, ces personnes s'étonnaient que les Alsaciens de France, des gens qui parlaient et prononçaient mal le français ! fussent si violemment hostiles aux Allemands, qu'ils eussent l'attention si éveillée à tout ce qui se passait au-delà de cette frontière, qu'ils parlassent avec tant de certitude de la force allemande, de ces armées trop prêtes pour que l'orgueil du Kaiser pût résister à la tentation de s'en servir, de ses intentions - de leurs intentions à tous - moins pures que ne le croyaient ces optimistes qui ne voulaient pas se rendre à l'évidence. C'est qu'en vérité, pour les voir, ces Allemands, tels qu'ils étaient, il fallait les connaître. Et les juifs alsaciens de France les connaissaient bien : la haine éclaire. Ils étendaient d'ailleurs cette aversion à
certains de leurs coreligionnaires qui ne venaient pas d'Alsace, mais de plus loin, et, dans beaucoup de familles juives alsaciennes, il était d'usage d'appeler ceux-là d'un mot de jargon fort méprisant, avant-coureur judéo-alsacien de l'actuel et universel "Boches".

L'autre conséquence de ces départs, c'est qu' "on n'emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers" et qu'un tenace regret accompagna ces émigrants à travers la vie. Même acclimatés ailleurs, même "arrivés", ce regret a continué d'habiter en eux. Ils n'ont jamais cessé de retourner au "pays". Non point seulement pour quelque visite rapide sur les tombes familiales, aux dates anniversaires, selon la tradition des familles juives, mais encore pour revoir les vivants, revivre un peu la vie d'autrefois, s'asseoir au Café de la Mésange, manger la carpe du vendredi soir chez la mère Rébecca de la rue des Tanneurs, montrer aux jeunes, sur le Contades, l'endroit où était jadis le Jardin Lips et où l'on avait joué soi-même, quand on était enfant, essayer de voir, par les yeux du souvenir ou ceux de l'imagination, la place Kléber sans le poste allemand, se retremper enfin dans le cordial et sonore patois de là-bas : émotion que connaissent, certes, tant d'autres hommes déracinés par les hasards de l'existence, mais, pour ceux-là, entre leur jeunesse et leur âge mûr ou leur vieillesse, une mauvaise frontière a passé, et, de l'autre côté, ce n'est plus la France. Entre "ceux qui sont partis" et "ceux qui sont restés", l'active fidélité des juifs alsaciens de France a contribué, pour une grande part, à maintenir le lieu, à faire durer, malgré 1871, la fraternité : mais, du même coup, s'exaspérait encore et s'attendrissait tout ensemble leur attachement à cette terre, à tous ceux, morts et vivants, qu'ils y ont laissés. A la grande patrie ils avaient fait le sacrifice du départ. Mais, si "la grande patrie est la mère", comme a dit quelque part M. Maurice Donnay, "la petite patrie est la maman", et leur "maman", les juifs alsaciens de France ne se sont jamais consolés de l'avoir perdue.

Notes :

  1. Nous avons versé le manuscrit original à la Bibliothèque de l'Alliance Israélite Universelle.    Retour au texte.
  2. La Carte au Liséré vert, p. 95 et suiv. — et l'Exode.    Retour au texte.
  3. Cette formule, devenue traditionnelle, n'était nullement hyperbolique ; elle signifiait que l'Alsacien qui optait pour la France, Français une première fois par la naissance, le devenait une seconde fois par l'acte de l'option.    Retour au texte.


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