L'Exode, la Terre Promise : mots bibliques, pâles souvenirs superficiellement retenus de leur "histoire sainte", mais qui, tout-à-coup, il y a quarante-cinq ans, étant devenus de l' "histoire de France", ont repris corps et vie pour les juifs français. L'Exode, beaucoup d'entre eux l'ont vécue, de leurs personnes, et de toute leur âme. La Terre Promise, ils l'espèrent, ils l'entrevoient, non comme un avenir messianique imprécis dans le temps et dans l'espace, mais comme la réalité de demain.
Pourtant, cette raison ne suffit pas pour expliquer la sensibilité particulière des juifs de France à la Question d'Alsace. Déchirement ne fut jamais pour eux une figure de rhétorique. Justice et droit, revendications nationales et réparations nécessaires, si puissantes que soient ces raisons de sentir et d'agir, il y avait quelque chose de plus dans l'émotion des juifs de France, quand ils parlaient des provinces perdues: une tendresse plus personnelle, plus intime. C'est que la plupart d'entre eux, avec la perte de l'Alsace, perdaient quelque chose d'eux-mêmes, de leur propre passé, des traditions et des souvenirs d'un "régionalisme" qui leur était cher.
Les communautés juives d'Alsace et de Lorraine formaient autrefois le gros du contingent des communautés juives de France, et c'est là que s'est recruté, pour une grande part, le judaïsme français. De condition généralement plus modeste, astreints à une existence plus difficile, moins éloignés aussi de la capitale, l'émigration les effrayait moins que leurs coreligionnaires de Bordeaux ou d'Avignon ; ils s'étaient peu à peu répandus vers le centre de la France et y constituaient, dès avant 1871, de petits groupements qui ne perdaient point la marque ni la mémoire de leur origine alsacienne ou lorraine. Toutefois, ces départs ne faisaient pas nombre. On pourrait compter, parmi les familles juives de France originaires de l'Est, celles qui sont établies depuis plus de deux générations à Paris, à Rouen, à Lille.
Peut-être n'y avait-il, au milieu du dix-neuvième siècle, en dehors de l'Alsace, qu'un groupe un peu important de juifs alsaciens : cette sorte de "juiverie" de Paris, voisine de l'Hôtel-de-Ville, où parfois venaient prendre contact avec la grande ville quelques jeunes garçons débarquant de la diligence ou, même, qui étaient arrivés à pied, par étapes. Les familles étaient chargées d'enfants, au pays : de temps en temps, l'un d'entre eux, pour alléger le souci des parents, s'en allait chercher ailleurs le moyen d'envoyer un peu d'argent "à la maison", et il se présentait, un beau jour, à Paris, chez le boucher de la rue des Ecouffes, ou chez le vendeur d'almanachs de la rue Beautreillis, qui étaient de Bischheim ou de Wintzenheim ou de Witterswiller . . .
Et puis, pourquoi ne pas le dire ? c'était un désir de mieux-être, non seulement matériel, mais moral, qui les poussait vers une autre existence: là-bas, l'horizon était limité ; pour l'enfant bien doué, dont la vivacité d'esprit donnait des promesses d'avenir à l'école juive du village, on rêvait mieux que l'existence du marchand de bœufs traînant sur les routes quatre jours par semaine, ou que la pauvre boutique obscure dans la monotonie de la petite ville ; celui-là, on s'imposerait des sacrifices pour lui, on l'enverrait au Collège de Bouxwiller, d'où il trouverait sa voie vers de plus hautes destinées et plus lointaines - élève au Séminaire de Metz, puis rabbin - ou professeur peut-être, dans un collège, si ses aptitudes l'élevaient au-dessus de l'enseignement primaire local, premier objet des ambitions paternelles. Quelques "bourgeois" aussi, parmi les rares chefs de famille israélites qui étaient déjà sortis du commun, envoyaient leurs fils à Strasbourg, au lycée, puis aux Facultés, suivre les cours de droit et de médecine, préparer l'École Polytechnique, ou l'École de Santé militaire . . . Ces ambitions, pour beaucoup, dépassaient leurs propres personnes. Quand on marquait ainsi sa place parmi les autres Français, surtout dans les professions libérales, au-dessus des humbles négoces où l'on avait été confiné jadis, il semblait qu'on en prît, pour tous les siens autant que pour soi-même, une dignité nouvelle, qu'on donnât à la collectivité juive d'Alsace une preuve nouvelle de son assimilation avec la France. Que M. Isidore Cahen, le futur directeur des Archives Israélites, eût été, à l'École Normale supérieure, de la même promotion que Challemel-Lacourt ou M. Félix Alcan de la même promotion que M. Lavisse, que le Colonel Wolff pût rappeler qu'il était, à l'École Polytechnique, le camarade de Cheysson, le savant économiste, membre de l'Institut, que Michel Lévy eût dirigé le Val-de-Grâce et que Maître Hemerdinger se fût intimement lié, au barreau de Paris, avec M. Grévy, ces quelques noms, ces quelques faits qui reviennent à l'esprit, quand on pense à cette époque déjà lointaine de l'histoire des Israélites de France, indiquent le commencement d'une tradition dont s'enorgueillissaient également les jeunes gens qui avaient conquis ces situations, alors exceptionnelles, et leurs parents restés en Alsace.
...Brutalement la guerre survient, - et la paix, qui, dressant une barrière entre l'Alsace-Lorraine et la France, interromprait peut-être cet heureux essor… Au contraire, elle le précipita. Les multiples raisons que j'ai rappelées ailleurs (2) et qui poussèrent alors tant d'Alsaciens et de Lorrains hors de leurs foyers, ces raisons n'avaient pas moins de force pour les juifs que pour les autres. Elles s'aggravaient même pour eux d'une raison supplémentaire. Voici, instauré dans leur pays du jour au lendemain, de par la conquête allemande, le régime le plus rude qui soit, le plus hautain et le plus méprisant pour ces hommes qui, depuis près d'un siècle, croyaient avoir le droit de vivre comme les autres hommes. Sans doute l'Allemagne devait-elle par la suite - et d'ailleurs en vain - dresser à la propagande quelques juifs à elle, essayer, par eux, de séduire ceux d'Alsace, de les détourner de la France, à qui leur souvenir restait fidèle, de leur prouver, en jouant d'arguments spécieux, que c'était dans l'intérêt des juifs et par souci de leur tranquillité que l'Allemagne ne voulait pas les accepter comme officiers, comme magistrats, etc., que c'était elle, enfin, la nation juste envers les juifs, puisqu'elle n'avait pas d' "affaire Dreyfus". Mais, dans l'enivrement du succès, on ne se piquait point de tant de finesse : l'ostracisme était entier et ne cherchait ni à se déguiser ni à se justifier. Alors, accepter ce mépris, c'était revenir à un siècle en arrière, - et cela, à l'heure même où les juifs d'Alsace commençaient à goûter, dans la société française, les premiers fruits de leur libération; ce n'était plus vivre, mais se condamner soi-même, de nouveau, malgré les barrières que la Révolution avait détruites, à une existence inférieure, étriquée. Raison, précise chez les uns, confuse chez la plupart, qui ne faisait que s'ajouter à tant d'autres pour les jeter, avec tant de braves gens de toutes les confessions unis dans le culte de la patrie, sur les routes de l'exil.
Or, de telles migrations n'affectent pas seulement les situations matérielles. Des formes de sensibilité qui persisteront jusqu'au dernier souffle, des courants d'opinion qui se transmettront de père en fils, tout cela était en germe dans cette simple formalité : aux bureaux de la "Kreisdirektion", la déclaration d'option pour la nationalité française avec l'engagement, si l'on voulait qu'elle fût valable, de quitter l'Alsace-Lorraine avant le 1er octobre 1872. Et la réaction provoquée par ce drame revêtit un double aspect.
Alors, dans les angoisses du déchirement, les plus paisibles connurent la haine. Et tous, ils l'ont gardée au cœur, pieusement. Au cours des années qui précédèrent la guerre actuelle, certaines personnes, qui se complaisaient à croire l'Allemagne pacifiste et que gênaient dans leur illusion les traces encore fraîches laissées par la violence d'hier, ces personnes s'étonnaient que les Alsaciens de France, des gens qui parlaient et prononçaient mal le français ! fussent si violemment hostiles aux Allemands, qu'ils eussent l'attention si éveillée à tout ce qui se passait au-delà de cette frontière, qu'ils parlassent avec tant de certitude de la force allemande, de ces armées trop prêtes pour que l'orgueil du Kaiser pût résister à la tentation de s'en servir, de ses intentions - de leurs intentions à tous - moins pures que ne le croyaient ces optimistes qui ne voulaient pas se rendre à l'évidence. C'est qu'en vérité, pour les voir, ces Allemands, tels qu'ils étaient, il fallait les connaître. Et les juifs alsaciens de France les connaissaient bien : la haine éclaire. Ils étendaient d'ailleurs cette aversion à
certains de leurs coreligionnaires qui ne venaient pas d'Alsace, mais de plus loin, et, dans beaucoup de familles juives alsaciennes, il était d'usage d'appeler ceux-là d'un mot de jargon fort méprisant, avant-coureur judéo-alsacien de l'actuel et universel "Boches".
L'autre conséquence de ces départs, c'est qu' "on n'emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers" et qu'un tenace regret accompagna ces émigrants à travers la vie. Même acclimatés ailleurs, même "arrivés", ce regret a continué d'habiter en eux. Ils n'ont jamais cessé de retourner au "pays". Non point seulement pour quelque visite rapide sur les tombes familiales, aux dates anniversaires, selon la tradition des familles juives, mais encore pour revoir les vivants, revivre un peu la vie d'autrefois, s'asseoir au Café de la Mésange, manger la carpe du vendredi soir chez la mère Rébecca de la rue des Tanneurs, montrer aux jeunes, sur le Contades, l'endroit où était jadis le Jardin Lips et où l'on avait joué soi-même, quand on était enfant, essayer de voir, par les yeux du souvenir ou ceux de l'imagination, la place Kléber sans le poste allemand, se retremper enfin dans le cordial et sonore patois de là-bas : émotion que connaissent, certes, tant d'autres hommes déracinés par les hasards de l'existence, mais, pour ceux-là, entre leur jeunesse et leur âge mûr ou leur vieillesse, une mauvaise frontière a passé, et, de l'autre côté, ce n'est plus la France. Entre "ceux qui sont partis" et "ceux qui sont restés", l'active fidélité des juifs alsaciens de France a contribué, pour une grande part, à maintenir le lieu, à faire durer, malgré 1871, la fraternité : mais, du même coup, s'exaspérait encore et s'attendrissait tout ensemble leur attachement à cette terre, à tous ceux, morts et vivants, qu'ils y ont laissés. A la grande patrie ils avaient fait le sacrifice du départ. Mais, si "la grande patrie est la mère", comme a dit quelque part M. Maurice Donnay, "la petite patrie est la maman", et leur "maman", les juifs alsaciens de France ne se sont jamais consolés de l'avoir perdue.