Présentation de Lydie Chiche :
Jeannine Weil, présidente de la Section Francophone de la Wizo, depuis plus de 40 ans à la Wizo où elle se dévoue sans compter, sans se ménager et cela nous devons lui faire ressentir car elle nous est chère et nous tenons à l'avoir le plus longtemps possible. Nous sommes très sensibles qu'elle ait accepte pour la première fois depuis quarante ans d'évoquer ses souvenirs de guerre, sujet pénible et épineux dans cette étape de vie, combien riche d'émotion, et de peurs. Ecoutez-la bien, c'est pour nous une leçon de courage et de volonté. Merci Jeanine de tout notre cœur et avec toute notre amitié.
Jeanine Weil :
En 1939, mon père a déclaré que cette guerre ne pouvaitt pas durer longtemps. Il a décidé de louer une villa à Plombières, dans les Vosges, où s'était réfugiée toute la famille de Strasbourg, des environs etc... C'était une maison très accueillante. Les hommes étaient partis, bien entendu, et je m'y ennuyais terriblement. Pendant la "drôle de guerre", il y avait une vieille femme de Strasbourg qui habitait dans un hôtel à Plombières, et ce n’était pas toujours très facile. Elle était très âgée, elle était très avare, et ça m'a donné quand même une leçon de vie ce moment passé avec elle.
J'étais donc à Plombières jusqu'au moment de la débâcle et là, on a dû se rendre à l'évidence, que la guerre ne serait pas si courte que cela, et nous sommes partis, malgré la piété de mes parents, un samedi matin pour aller plus loin. On ne savait vraiment pas exactement où, Strasbourg a été évacué en Dordogne, tout le monde a été évacué en Dordogne : les Juifs, les Chrétiens. Strasbourg était une ville morte. II m'a été donné une fois, au début de la guerre, de retourner à Strasbourg avec le rabbin Deutsch, parce que, évidemment quand on était partis, on n'avait pas apporté grand-chose, et il manquait ceci ou cela et quand j'ai su qu'il partait, je lui ai demandé : "Est-ce que vous ne voudriez pas m'emmener ?" Et j'ai eu cette expérience extraordinaire de trouver Strasbourg absolument vide. II y avait quelques malheureux chars qui se promenaient dans cette ville, mais c'était terriblement impressionnant.. C'est tout de même une ville de 300.000 habitants qu'on retrouve comme çà : tout était fermé, il y avait beaucoup de militaires au centre de la ville, quelques restaurants qui étaient ouverts et qu'ils fréquentaient, mais c'était tout. Et j'étais toute seule dans cet appartement, à classer les choses les plus importantes pour les emporter à Plombières, et je voyais l'heure qui passait, et je ne voyais pas de rabbin Deutsch revenir pour me chercher. Je vous assure que ce n'était pas drôle du tout, parce que je me demandais : "comment vais-je faire, comment vais-je me sortir de ce Strasbourg ou il n'y a plus rien. Il n'y a plus de trains, il n'y a plus d'autos, il n'y a plus rien. Il a fini par venir me chercher et il m’a dit : " J'étais complètement fou de vous emmener, comment ai-je eu seulement l'idée de vous emmener. Et s'il vous était arrivé quelque-chose ?" Çà, c'était ma visite à Strasbourg, Strasbourg évacué.
Et alors, nous sommes partis de Plombières, et nous nous sommes dirigés vers la Dordogne où était évacuée toute la population de Strasbourg. II est évident qu'après la drôle de guerre, tous les chrétiens qui le voulaient, et presque tous, sont rentrés en Alsace.. II y avait donc la possibilité de trouver des appartements en Dordogne. Nous avons échoué à Nontron après six jours de voyage en voiture, et là la famille s'est de nouveau un peu regroupée, et ma sœur qui avait une fabrique de sacs à Strasbourg a décidé qu'il fallait qu'elle fasse quelque-chose et que, par conséquent, toute la famille allait fabriquer des sacs. Et c'est ce que j'ai fait pendant un bout de temps. Je vous assure que ce n'était pas rigolo, je n'aimais pas ça, mais il fallait bien faire quelque chose.
Un jour, j'ai eu la visite de Laure Weil. C'était une femme extraordinaire qui avait fondé à Strasbourg un foyer pour les jeunes filles qui habitaient dans les campagnes avoisinantes, qui travaillaient à Strasbourg et ne savaient pas où se loger. Elle est venue et elle m'a dit : "Ecoute Jeannine, nous avons ouvert à Périgueux un bureau d'aide aux réfugiés. J'ai besoin de quelques jeunes et j'ai pensé à toi. Tu ne vas pas éternellement continuer à fabriquer des sacs, on ne sait pas combien de temps cette guerre va durer, tu vas venir à Périgueux".
Et ça m'a beaucoup tenté. Bien sûr, cela n'a pas été du tout facile, mes parents ne voyaient pas d'un bon œil que moi, j'aille à Périgueux, j'étais quand même relativement jeune, mais je ne me suis pas laissée impressionner, je suis partie.
Donc j'ai commencé à travailler au "Bureau de l'aide aux réfugiés" de Périgueux ou se posaient des problèmes journaliers de gens qui avaient besoin d'un appartement, de gens qui n'avaient pas d'argent, de gens qui cherchaient du travail. Je jouais un petit peu le rôle de l'assistante sociale de ce bureau. C'était très agréable, c'était sans problème, jusqu'au moment où Périgueux a été occupée par les Allemands. Et là, évidemment, tout devait changer. Je travaillais entre autres, avec Edmond Blum, nous étions tous les deux d'anciens E.I., et à partir de ce moment-là, il m'a dit : "Ecoute, Jeanine, il faut que tu changes de travail. Il y un autre travail à faire, beaucoup plus important, à nous deux on devrait y arriver". Et ce travail a été fait dans toutes les régions de France, c'est à dire, le camouflage d'enfants et quelquefois la possibilité de trouver des abris pour des adultes.
Mon travail consistait à trouver des abris, et trouver des refuges pour des enfants, juifs bien entendu, dans des écoles non juives, dans des couvents, chez des particuliers. C'était très difficile parce qu'en fait, on ne savait jamais très bien à qui on s'adressait. On allait un petit peu, comme çà à l'aveuglette, et on a trouvé des gens qui étaient très coopératifs. Ces enfants, très souvent, les parents ne voulaient même pas s'en séparer ; on les arrachait littéralement aux parents, mais c'était leur seule planche de salut. J'ai travaillé comme ça pendant un bout de temps. Ce travail s'est agrandi et nous avons fait, pendant un certain temps, pour que les places soient plus sûres, un échange d'enfants avec d'autres départements, tels que Montpellier, Carcassonne etc. ... C'est à dire que les enfants de Dordogne allaient à Montpellier ou à Carcassonne, et moi, je ramenais les enfants de cette région en Dordogne. Ce que représentaient ces voyages était quelque chose d'épouvantable. Je partais avec des groupes de 8, 10 ou 12 enfants très souvent en bas âges, et c'était épouvantable d'arracher ces enfants à leurs parents et ces voyages, il fallait les faire la plupart du temps de nuit, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de trains, c'était loin, et je me souviendrai toujours, j'ai encore dans les oreilles le pas des Allemands qui quelquefois marchaient dans mon dos et je me demandais avec inquiétude si j'allais seulement arriver jusqu'à la gare avec ces gosses.
Et ces longs voyages dans les trains ou il y avait déjà les Russes, on ne savait pas pourquoi, et ces contrôles dans les trains... Il est bien entendu que très rapidement, j'ai travaillé avec une fausse carte d'identité qui avait été fabriquée à la Préfecture, qui n'avait pas été enregistrée, qui était une "vraie fausse carte d'identité". Je dois dire que pour ces enfants, c'était épouvantable, parce qu'ils n'avaient plus aucun lien avec leurs parents. Le seul lien qu'il y avait, c'était des gens comme moi, qui allaient les visiter, j’avais la responsabilité de mon secteur. On apportait des nouvelles des enfants aux parents, aux enfants on apportait des nouvelles des parents, rien ne devait être écrit, aucune adresse. Les parents ne pouvaient pas écrire aux enfants, tellement on avait peur que par une négligence quelconque, la cachette des enfants puisse être trouvée et qu'ainsi ils puissent en pâtir. J'ai fait cela jusqu'en début 44. Les enfants grandissaient. Je dois dire que c'était extraordinaire de voir ces gosses, séparés des parents, qui prenaient les choses relativement du bon côté. Quand il y avait des adultes qui savaient qu'il y aurait une rafle dans leur quartier, que la nuit ils seraient certainement arrêtés, il fallait trouver des solutions sur le moment.
Là je dois dire que nous avons eu beaucoup de chance à deux endroits : l’hôpital civil de Strasbourg était repliée à Clairvivre, à une cinquantaine de kilomètres de Périgueux et tous les médecins, juifs et non juifs qui n'étaient pas retournés à Strasbourg après la "drôle de guerre", alors qu'ils en avaient la possibilité, nous ont aidés d'une façon extraordinaire, et si vraiment nous avions un problème pour une deux ou trois personnes, ils nous donnaient un lit jusqu'à ce qu'il y ait la possibilité de résoudre le problème, mais ce n'était pas toujours évident.
Je m'étais aussi liée avec l'infirmière chef de l'Hôpital Militaire de Périgueux, qui avait infiniment de compréhension et ceci, grâce à un prisonnier qui avait été rapatrié et à qui on avait été obligé d'amputer la jambe. II est donc resté dans cet hôpital militaire pendant très très longtemps, et cette infirmière chef l'avait pris en affection. J'allais le voir très souvent, elle a très bien compris qu'il se passait des choses "pas très catholiques" et je me suis confiée à elle. Ensuite, et chaque fois que j'avais besoin de voir quelqu'un en dehors du bureau, je le recevais dans la cour de l'hôpital.
Le 4 avril 44, la Gestapo a fait une descente au bureau de Périgueux et a arrêté tous ceux qui s'y trouvaient. Et là, je voudrais évoquer avec beaucoup, beaucoup d'émotion, deux amies qui travaillaient au bureau : c'est Florette Fefel et Fanny Wolf qui ont été déportées avec celui qui n'était pas encore mon mari. Moi je n'étais pas au bureau au moment où cela se passait, je me trouvais à la Préfecture. Je suis allée comme tous les jours, manger au restaurant ou nous nous retrouvions d'habitude, et c'est une amie chrétienne qui est venue, blanche comme un linge, et qui me dit :
- Ah tu es là, comme je suis contente.
- Pourquoi ne serais-je pas là ? Qu'est-ce qu'il y a ?
- Tu ne sais pas? Ils ont arrêté tout le bureau.
Vous dire ce que j'ai ressenti est impossible. Ma première réaction a été : "j'y vais". Je voulais voir, je ne sais pas exactement ce que je voulais voir, mais il fallait que j'y aille. Et je suis arrivée à cinq ou dans maisons après le restaurant, devant l'ancien appartement de René, et j'ai vu là un énorme camion militaire, dans lequel était assise toute seule une jeune femme qui avait aussi été arrêtée au bureau, mais qui avait été mise à part, parce que c'était la femme d'un prisonnier de guerre. Il fallait nous voir, moi debout dans la rue, elle dans ce camion, ne pouvant pas proférer un seul mot...
René et moi nous fabriquions de fausses cartes d'identité dans son grenier et nous étions absolument convaincus que personne dans la maison n'était au courant. A ce moment arrive un jeune homme que je n'avais jamais vu, à bicyclette, et qui me dit : "Mademoiselle Bloch, ne vous faites pas de souci, ils sont venus perquisitionner dans l'appartement, mais ils ne sont pas montés au grenier" ; donc les gens savaient très bien de quoi il retournait.
J'ai fait des démarches, je suis allée voir toutes les autorités. Je suis allée au Secours national qui était le bureau de travail social catholique qui était resté à Périgueux alors qu'ils auraient pu rentrer à Srasbourg, et où beaucoup d'assistantes sociales étaient des amies à moi. Je leur ai demandé conseil. J'ai demandé partout ce qu'il fallait faire, où l'on pouvait leur apporter à manger. Bref, je suis allée voir le chef de la Gestapo, grâce à deux anciennes secrétaires qui m'ont dit ou je pourrais le trouver et je voulais lui expliquer que vraiment ces gens-là faisaient un travail qui n'avait rien contre les Allemands, surtout je voulais lui dire que René était un prisonnier qui était revenu, qui avait été un an prisonnier de guerre. Il m'a écouté, il n'a pas dit un mot et quand j'eus fini de parler, il m'a dit : "Et vous êtes juive ?"
Je lui ai répondu :" Eh bien oui, bien sûr, je suis juive" .
Il m'a dit : " Ecoutez, la seule chose dont vous pouvez vous féliciter, c'est que je vous laisse sortir d'ici".
Effectivement, il m'a laissé partir.
Je savais que les prisonniers étaient dans une ancienne caserne désaffectée. Grâce au Secours National, on a pu leur faire parvenir de quoi manger. Mais j'ai aussi appris qu'ils devaient partir le 13 avril 44 pour Drancy. Et alors je me suis dit, qu'ils avaient été arrêtés au bureau, qu'ils n'avaient rien à se mettre, pas de quoi se changer, même pas une brosse à dents, et j'ai pris la décision de partir à Drancy pour leur apporter ce qu'il leur fallait. Pour passer la ligne de démarcation il me fallait une carte d'identité pas trop vieille, la mienne était vieille. Je suis allée au Commissariat de police et je me suis fait établir une nouvelle carte, qui est devenue une vraie carte d'identité puisqu'elle a été enregistrée.
C'est ainsi que j'ai fait mon premier voyage à Paris, où je n'étais jamais allée de ma vie. Je vous assure que c'était impressionnant, d'autant plus que je savais qu'au bout du train, il y avait un wagon contenant des Juifs qu'on amenait à Drancy. Je suis arrivée à Paris un peu déboussolée, je dois le dire. Quand j'ai vu les premières étoiles, ça a été épouvantable : ces Juifs qui se promenaient avec l’étoile sur la poitrine, chose à laquelle nous n'étions pas astreints en zone Sud, c'était vraiment quelque chose d'épouvantable. Je n'ai pu voir personne. Je suis rentrée deux jours plus tard avec mes valises, la première valise était pourRené, la deuxième pour les femmes qui avaient étéarrêtées.
Je me suis retrouvée toute seule à Périgueux, et je ne savais pas très bien comment faire. Il fallait que ma relation avec les enfants se maintienne. Et alors, j'ai eu la visite d'Andrée Salomon dont j'évoque la mémoire avec beaucoup de fidélité, C'était en fait, elle qui tirait les ficelles de la Sixième, de l'OSE.
Elle m'a dit : "Ma fille, tu ne peux pas rester ici. C'est beaucoup trop dangereux pour toi"
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Comment, je ne peux pas rester ici ! il est absolument impossible que je parte. Qui a tout dans la tête ?
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Tu vas à Châteauroux, et celle de Châteauroux vient à ta place.
Je n'ai pas accepté, Je ne pouvais pas laisser ces gosses avec quelqu'un qu'ils ne connaissaient pas. Ce n’était pas possible. Elle n'était pas contente, c'était la première fois qu'Andrée et moi, on s'engueulait sérieusement. J'avais rendez-vous avec elle dans la cour de l'Hôpital Militaire et je la reverrai toujours : elle était furieuse, avec raison, parce que, j'ai continué mon travail toute seule pendant un mois...
Et un matin, je suis allée à la poste, où il n'y avait pas un chat ; j'ai trouvé ça un peu bizarre. J'allai chercher mon courrier poste restante, et tout d'un coup le directeur (je pense que c'était le directeur) me dit : "écoutez Mademoiselle, vous ne devriez pas rester ici, allez-vous en, allez-vous en". Par hasard, j'ai vu un homme qui feuilletait un bottin. J'ai mis la lettre (une lettre de mon frère) dans ma poche, convaincue qu'il y allait avoir une bombe, ou un attentat, mais à aucun moment je n'ai pensé à autre chose.
Je sors, et au moment où je sors, un homme me met la main sur l'épaule et me dit :
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Vous avez cherché un télégramme.
- Moi, je n'ai pas cherché de télégramme, j'ai reçu une lettre, je ne suis pas venue chercher un télégramme.
il me dit : " Venez avec moi, on va le chercher ensemble". C'étaient deux hommes en civil : celui qui feuilletait le bottin et celui qui m'attendait à la sortie. Je suis donc retournée avec lui et, effectivement, là, le directeur de la Poste m'a remis un télégramme. Ce télégramme était composé de telle manière qu'on pouvait effectivement supposer qu'il s'agissait d'un code : on me demandait de la confiture et des chaussures et des livres, tout un tas de trucs. Je pense que c'était vraiment très imprudent de m'envoyer cette dépêche, mais enfin le mal était fait.
Dans mon sac, j'avais huit fausses cartes d'identité qui devaient être remises ce jour-là à des jeunes qui se baladaient dans les bois parce qu'ils craignaient d'être arrêtés.
Ils m'ont amenée à la Police, c'étaient des miliciens, ce n'était pas des Allemands, dans une petite chambre. J'ai regardé autour de moi, cherchant où il y avait un tiroir, où il y avait une cachette. Mais les murs étaient nus, il y avait une table, deux chaises, et quatre bonshommes qui m'ont fouillée et qui, bien entendu, m'ont sorti ces fausses cartes d'identité. J'ai dit : "C'est quelqu'un qui m’a remis ce paquet et qui a dit qu'il reviendra très rapidement, je ne sais pas ce qu'il y a dedans"."
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Vous êtes juive.
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Non, je ne suis pas juive, voilà ma carte d'identité, vous pouvez voir que je ne suis pas juive.
J'ai soutenu, aussi longtemps que j'ai pu que je n'étais pas Juive.
Alors ils ont décidé de venir perquisitionner dans ma chambre. Là j'avais très bien camouflé tout le matériel pour faire des fausses cartes d'identité. Trois quatre jours avant, j'avais eu un coup de téléphone de ma sœur, me disant : "Ecoute Jeanine, il faut faire quelque chose. Les Allemands arrivent à Nontron". C'est là où habitaient mes parents, des gens âgés, et j'étais allée les chercher. Je me disais que Périgueux était beaucoup plus grand, que j'allais leur trouver une chambre et qu'on verrait après. Seulement, on n'a pas vu cet "après" puisque j'ai été arrêtée. Mon père avait dans sa poche un article d'un journal ou on inaugurait une stèle en souvenir du grand rabbin Abraham Bloch de Lyon qui, pendant la guerre de 14 avait présenté a un soldat qui était sur le point de mourir, une espèce d'épée qui avait la forme d'une croix et qui avait été tué à ce moment-là ; on lui a élevé une stèle à cet endroit. Quand ils ont trouvé cet article, ils ont dit : "est-ce que vous pouvez encore dire que vous n'êtes pas juive ?" Alors là, je me suis inclinée.
Ils m'ont emmenée dans un hôtel, l'hôtel Fenelon, qui était leur siège et pendant deux jours et deux nuits, ils m'ont interrogée. Ils voulaient tout savoir. C'était très fatigant, c'était très éprouvant, mais je me faisais énormément de soucis pour mes parents qui ne savaient pas ce que j'étais devenue. Un ami de mon futur mari, un non-juif, prisonnier évadé qui était ingénieur au gaz, est venu me dire en chuchotant : "ne vous inquiétez pas pour vos parents, ils sont repartis à Nontron. " Je peux vous dire que j'étais vraiment très soulagée. Mais du coup, ils ont arrêté ce garçon, et ça, c'était quelque chose de terrible pour moi, parce que je me suis dit "s'il lui arrive quelque chose... il n'y a aucune raison pour qu'il lui arrive quelque chose, c'est uniquement à cause de moi". Deux jours après, nous sommes rentrés, tous les deux, à la prison de Périgueux : lui dans la section hommes, moi dans celle des femmes. Pendant tout le temps qu'il était en prison, moi je ne vivais pas. Je me suis dit "s'ils prennent des otages et qu'ils le fusillent, je ne m'en remettrai pas de toute ma vie". II a été libéré au bout d'une quinzaine de jours. Et me voilà donc en prison.
Je peux vous dire que, comme expérience pour une jeune fille qui avait vécu dans une espèce de cocon, c'était quelque chose de dramatique. Dans cette section des femmes, j'étais la seule politique, bien entendu, toutes les autres étaient là pour vol, escroquerie, avortement, pour tout ce que vous pouvez imaginer et je peux vous dire que nous étions quarante dans la même pièce. Les conditions hygiéniques étaient épouvantables. II n'y avait pas de waters il y avait une espèce de tonneau dans la salle même. Le manger m'était totalement indifférent, je n'avais pas faim. J'ai vécu comme cela pendant quelques mois. Dans cette prison il y avait des souris, il y avait des rats, des cafards, des punaises. C'était d'une saleté, quelque chose d'inimaginable, jamais je n'aurais pensé qu'il puisse régner une saleté pareille quelque part. Mais cela n'était pas encore le plus grave. Le plus grave était la mentalité des femmes qui m'entouraient. J'y ai appris tout ce que je n'aurais jamais voulu apprendre dans la vie et je me suis dit qu'en sortant de prison, je ne pourrai jamais plus vivre normalement. Mais la nature humaine est tellement bien faite qu'on se remet de tout. Cette prison dépendait de la Préfecture où l'on me connaissait bien, mais qui m'a maintenue en prison.
Je suis passée en jugement, d'abord à l'instruction où le juge chargé de mon dossier m'a dit : "vous savez, la personne qui vous a envoyé ce télégramme aurait mieux fait de se casser les deux jambes". Donc j'avais la confirmation que c'était ce télégramme qui était à la base de mon arrestation. Et il m'a dit : "écoutez, on fera tout ce qu'on pourra, il y aura un jugement ; ce jour-là vous irez en correctionnelle et on tiendra compte du temps que vous avez déjà fait." J'attendais avec impatience que ce jugement arrive, en me disant "bon ce jour-là je sortirai". Mais j'ai eu un moment d'émotion pendant que j'étais en prison : une assistante sociale du Secours National qui est venue me voir une fois et qui m'a apporté deux barres de chocolat. J'ai trouvé cela extraordinaire. Parce que tout le monde craignait de venir me voir et ils avaient parfaitement raison, parce qu'ils auraient pu être soupçonnés d'avoir travaillé avec moi.
Enfin, mi-juillet, je crois, je suis passée en correctionnelle, et cet ami qui était venu me dire que mes parents étaient partis était là, et moi, toute guillerette, ou à la rigueur toute contente, je me suis dit : "ce soir je vais dormir dans mon lit". Mais tout d'un coup j'ai senti un va et vient, le tribunal s'est retiré, je sentais qu'il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond Et alors, ce même ami s'est approche de moi et m'a dit : "Vous savez vous serez condamnée, mais je vous en supplie, prenez-le du bon côté, c'est pour vous sauver la vie". Je n'ai rien compris, mais absolument rien, et quand je suis sortie du Palais de Justice, ils m'ont condamnée à neuf mois de prison, j'ai eu le droit aux menottes, alors que d'habitude on ne met pas les menottes aux femmes.
Quand je suis retournée en prison, j'ai commencé à comprendre ce qui s'était passé : dans ma cellule, il y avait une jeune fille, non juive bien entendu , qui était là pour avortement qui avait fait sa peine et qui allait sortir. Elle m'avait dit : "vous savez, je ne sais comment je vais faire, je n'ai pas d'argent, je sais pas comment je vais m'en tirer, etc ... ". Alors moi, bêtement, j'avais proposé à la gardienne de lui donner, sur mon petit pécule qui me restait, parce que le gros de l'argent que j'avais pour le travail, je l'avais fait chercher par l'ancien maire de Strasbourg (1) et la gardienne m'a dit : "il n'en est pas question, vous ne pouvez pas lui donner l'argent". Eh bien, elle est sortie de prison, elle est allée tout droit à la Gestapo et elle leur a dit : " en prison il y a une jeune fille juive qui certainement a fait de la résistance".
Et le jour où je suis passée en correctionnelle, ils étaient-là, et cinq minutes après mon retour en cellule, on m'a appelée et là j'ai vu un bonhomme de la Gestapo, revolver au poing disant : "et maintenant tu vas me dire la vérité, tu vas me dire pour qui tu travailles, tu vas me dire quels sont les résistants qui ont travaillé avec toi". Je ne pouvais rien lui dire du tout parce qu'en fait, et Dieu merci, l'une ne savait pas ce que l'autre faisait exactement, et les adresses, on ne les avait pas. C'était un moment très difficile à passer, mais je dois dire que depuis le début de la guerre, j'avais eu beaucoup de chance et je ne sais pas si je l'ai tellement méritée quand je pense à toutes celles qui n'ont pas eu la même chance que moi. Je n'ai pas été déportée alors que René l'a été. J'ai été en prison, mais le directeur de cette prison avait été prévenu qu'a la libération il aurait des ennuis et que par conséquent, il a pensé que sa seule chance était de m'aider. Il a dit à ce type de la Gestapo : "je ne peux pas vous la donner, c'est une administrative, elle ne dépend pas de moi. Il vous faut un papier de la Préfecture". Il est reparti en disant : "je reviendrai demain". La même nuit, sa femme a été tuée par les maquisards. C'est un enchaînement de faits que je n'ai pas encore très bien compris.
Je suis donc restée en prison jusqu'à la libération de Périgueux. Là, cela a été un grand jour puisque les gars du maquis sont venus me libérer. Quand je suis sortie, tous mes amis étaient là, et c'était extraordinaire, bien que très mitigé, étant donné que je savais qu'il n'y avait toujours pas de nouvelles de ceux qui avaient été déportés. J'ai décidé tout de suite de rouvrir le bureau. Dans ce cadre j'ai fait partie de la Commission d'accueil pour déportés. Je dois dire que je n'en ai pas accueilli beaucoup, mais entre autres, j'ai dû recevoir la mère d'une de mes amies de classe, et j'ai dû lui annoncer que son mari avait été fusillé, que sa fille était déportée. Celle-ci est revenue par la suite, mais ça je ne le savais pas encore, ni que son autre fille avait épousé un goy. C'était des situations absolument dramatiques.
J'ai tout de suite repris le contact avec les enfants que j'avais camouflés. La plupart sont retournés dans leur famille, Dieu merci, et les autres, dont les parents malheureusement avaient été déportés ont été placés, cette fois-ci dans des milieux juifs. Je dois dire qu'encore aujourd'hui, je suis en rapport avec ceux qui étaient à l'époque des enfants, et qui sont devenus des hommes, des femmes qui sont aujourd'hui mères de famille et qui viennent me voir ou qui m'écrivent, il y en a en Amérique, il y en a ici [en Israël], il y en a en France, et c'est toujours très émouvant de les revoir, parce que je me rends compte qu'effectivement, ils ne m'ont pas oubliée.
Le jour où l'on m'a annoncé que mon mari revenait de déportation, a été une journée extraordinaire. Je n'osais plus y croire, Ça faisait plus d'un an qu'il était parti, on n'avait aucune nouvelle de lui, nous n'étions pas encore mariés, et j'avoue que quand j'ai su qu'il était vivant, j'ai considéré que c'était un miracle et que vraiment, ni lui, ni moi ne devions mourir cette fois-ci, parce que c'était tout de même extraordinaire que lui, à Auschwitz et moi de la prison de Périgueux on s'en soit sortis. Inutile de vous dire que le jour où je suis allée l'accueillir à la gare, c'était vraiment quelque chose d'extraordinaire.
Si je me suis permis d'évoquer devant vous ces quelques souvenirs et je ne voudrai pas m'appesantir trop longtemps, ce n'est pas facile pour moi, ce n'est pas facile pour vous, mais si je l'ai fait, c'est en souvenir de toutes ces jeunes filles et de tous ces jeunes gens qui ont fait exactement le même travail que moi et qui malheureusement ont été ou déportés, ou fusillés. Je trouve qu'actuellement, et plus le temps passe, j'ai peur qu'on ait trop tendance à les oublier. Alors si, de temps en temps, vous avez une pensée pour ces jeunes qui ont consacré leur jeunesse, les plus belles années de leur vie et qui les ont sacrifiées, sans l'ombre d'une hésitation, et bien ça aura valu la peine que je prenne la parole aujourd'hui.
Je vous en remercie.