Le rabbin Moïse Durkheim, père d'Emile est le rabbin communal des Vosges et de la Haute-Marne. Il est profondément attaché aux valeurs de la tradition et de l'observance religieuses, tout en étant ouvert à la modernité. La famille respecte le principe de "la Torah avec l'ouverture au monde", émis par son contemporain le Rabbin Samson Raphaël Hirsch, qu'il a peut-être rencontré lors de ses études en Allemagne. Il s'agit d'un judaïsme caractéristique de celui des rabbins d'Alsace-Lorraine de cette époque : résolument éloigné du mysticisme d'Europe orientale, et attaché à l'étude scrupuleuse des textes traditionnels.
Le jeune David Emile Durkheim est destiné dans l'esprit du père à continuer la tradition familiale du rabbinat, qui se poursuit depuis huit générations. Après avoir reçu l'enseignement de son père, il étudie un an dans une école rabbinique ; dès d'âge de treize ans, il connaît l'hébreu et il est familier de la Torah et du Talmud. Et pourtant, après une courte crise mystique, il refuse la carrière de rabbin, puis se détache de la religion juive, dans une période rupture que l'on peut situer du baccalauréat aux premières années d'Ecole Normale Supérieure.
On peut supposer qu'il a entendu un double langage dans son enfance : certes, il devait devenir rabbin, pour la neuvième génération et il a reçu l'éducation nécessaire pour cela, mais d'autre part, son père qui est déjà âgé de 51 ans à sa naissance, a connu bien des déboires dans sa propre carrière. Il fait vivre sa famille dans la gêne matérielle, il a dû affronter la malveillance de la communauté, ses demandes pour devenir grand rabbin ou pour accéder à des postes plus prestigieux ont été refusées, et il ne présente pas à son jeune fils un modèle de réussite. Peut-être lui a-t-il suggéré qu'être rabbin "ce n'est pas un métier pour un juif"... D'autre part, le rabbin Durkheim est féru de culture française, il sait quelles sont les possibilités offertes à un jeune homme doué par les institutions de la IIIème république qui vient d'être instaurée, et peut-être n'est-il pas vraiment mécontent de voir son fils opter pour Paris... D'ailleurs on n'a pas connaissance d'un conflit qui aurait éclaté entre Emile et son père à propos de sa vocation.
On peut estimer qu'à ses propres yeux, il ne s'agit pas d'une rupture, mais d'une évolution : il ne sera pas rabbin, mais professeur, c'est-à-dire qu'il diffusera son enseignement sur une plus vaste échelle, et il appliquera les principes d'études méthodiques et scrupuleuses acquis à l'école talmudique, à sa double vocation politique et pédagogique. Mais il ne s'agit pas pour lui d'un reniement, plutôt d'un passage du particulier à l'universel. C'est une attitude caractéristique des intellectuels juifs de son époque ; c'est aussi celle de son condisciple Henri Bergson, ou d'un Sigmund Freud en Autriche.
On sait à quel point il est attaché à sa famille, reprenant à son compte une tradition fortement ancrée chez les Juifs en général et les Juifs rhénans en particulier. Il sera le mentor de ses neveux Marcel Mauss et Henri Durkheim, dont et qu'il guidera dans toute leur carrière universitaire. Et c'est la mort de son fils qui provoquera son propre décès.
Il épouse lui-même une jeune fille israélite, et même s'il ne donne pas d'éducation religieuse à ses enfants, sa fille aussi épousera un juif. Toutefois il exigera qu'elle se contente d'un mariage civil. On pense ici à Sigmund Freud, son contemporain, qui dès la première semaine de son mariage interdit à son épouse d'allumer les chandeliers du vendredi soir, mais qui était hanté par le personnage de Moïse… Durkheim n'observe plus les rites de la synagogue, mais il tiendra à respecter les jours de deuil lors de la disparition de sa mère.
Ainsi dans son ouvrage Le Suicide, paru dès 1897, il souligne que le judaïsme est "de toutes les religions celle où l'on se tue le moins" :
L'attachement à sa famille manifestée par le sociologue est pour lui l'expression de ce principe de la solidarité juive née d'une position minoritaire :
L'évolution intellectuelle joue aussi son rôle pour préserver les Juifs du suicide :
C'est dans ce même ouvrage qu'il définit l'attitude d'un homme moderne, qui lui ressemble étrangement :
E. Durkheim |
N'oublions pas que c'est à l'occasion de l'affaire Dreyfus qu'a été créé le terme d' "antisémite", et Durkheim à cette époque découvre que l'on peut être en butte à l'hostilité anti-juive même si l'on n'observe plus les rites de sa communauté.
Il réagit à l'affaire par la rédaction d'un long article de fond L'individualisme et les intellectuels (1898), où il tente d'analyser la situation d'un point de vue philosophique, en défendant les "intellectuels" (autre concept forgé à l'occasion de l'affaire Dreyfus) et "l'individualisme" entendu ici comme le culte de l'individu :
Ainsi, pour Durkheim, c'est au nom de la raison et non pas au nom d'une quelconque solidarité religieuse qu'il convient de défendre la cause du capitaine Dreyfus. La meilleure façon d'enrayer de tels dénis de justice, c'est de promouvoir le règne de la raison qui ne peut manquer d'advenir :
On ne peut s'empêcher d'établir un rapprochement entre ce texte et la célèbre Proposition IV,35 de l'Ethique de Spinoza : " Rien dans la nature des choses n'est plus utile à l'homme que l'homme lui-même, quand il vit selon la raison. Car ce qu'il y a de plus utile pour l'homme, c'est ce qui s'accorde le mieux avec sa nature (…), c'est à savoir, l'homme (cela est évident de soi). Or, l'homme agit absolument selon les lois de sa nature quand il vit suivant la raison (…), et à cette condition seulement la nature de chaque homme s'accorde toujours nécessairement avec celle d'un autre homme (…). Donc rien n'est plus utile à l'homme entre toutes choses que l'homme lui-même, etc. C. Q. F. D." (Corollaire I)
Spinoza n'est quasiment pas évoqué nommément dans l'œuvre de Durkheim qui se définit plutôt comme un adepte de la morale kantienne. Mais il est évident qu'il l'avait rencontré au cours de ses études philosophiques, et il apparaît souvent en filigrane dans ses propos. Une recherche reste à faire sur la filiation entre les deux penseurs, car Durkheim apparaît à bien des égards comme un Spinoza de la fin du 19ème siècle : comme son ancêtre il se sépare de la synagogue, il renonce aux pratiques religieuses en faveur de la Raison, et il réfute les anciens préjugés. Ainsi sa définition des prénotions formulée dans les Règles de la méthode sociologique : ce sont des "représentations schématiques et sommaires (…) formées par la pratique et pour elle" qui tiennent leur évidence et leur autorité des fonctions sociales qu’elles remplissent.
Spinoza, dans la Lettre à Oldenbourg, parle du Traité théologico-politique qu'il est en train d'écrire : "Les motifs qui m'ont fait entreprendre ce travail sont : primo, les préjugés des théologiens : à mes yeux le plus grand empêchement qui soit à l'étude de la philosophie ; je m'efforce donc de les rendre manifestes et d'en débarrasser l'esprit des hommes un peu cultivés…"
Et bien entendu, pour Durkheim comme pour Spinoza, le judaïsme doit être étudié scientifiquement et historiquement, en fonction de critères rationnels… "[toutes les religions] répondent aux mêmes nécessités, elles jouent le même rôle, elles dépendent des mêmes causes." Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912).
En son temps, Spinoza revendiquait déjà le droit d’interpréter librement les textes religieux, en s’affranchissant des préjugés et en ne cédant pas aux pressions des pouvoirs, qu’ils soient religieux ou politiques : "Il ne doit y avoir d’autre règle d’interprétation que la Lumière naturelle commune à tous ; nulle lumière supérieure à celle de la nature, nulle autorité extérieure" (Traité théologico-politique).
En 1906, Durkheim préside le jury de la soutenance de thèse de philosophie du rabbin Louis-Germain Lévy, fondateur de l'Union Libérale Israélite. Celui-ci a une vision moderne du judaïsme, et il accorde une plus grande importance à la morale qu'au rituel (c'est lui qui va officier à la synagogue de la rue Copernic jusqu'en 1946).
Si Durkheim est prêt à diriger les travaux de ce rabbin qui prêche pour une modernisation du judaïsme, cela ne signifie pas qu'il a renoncé à sa propre conception de la religion : certes il admet que pour le croyant la foi est vraie et les rites qu'il accomplit sont utiles et efficaces. "Toute notre étude repose sur ce postulat que ce sentiment unanime des croyants de tous les temps ne peut être purement illusoire" (Les formes élémentaires de la vie religieuse) ; mais "cette réalité qui est la cause objective, universelle et éternelle de ces sensations sui generis dont est faite l'expérience religieuse, c'est la société".
Avertis par la résurgence de l'antisémitisme, le Consistoire central et l'Alliance israélite universelle fondent la Commission historique de Recherche de documents relatifs à l'histoire des Israélites de France pendant la guerre. Emile Durkheim en assume la présidence aux côtés de Sylvain Lévi, le grand rabbin Israël Lévi et de plusieurs de ses collègues de la Sorbonne.
Durkheim siège parmi les membres de l'oeuvre des Orphelins israélites de la guerre fondée en juillet 1915 par le Consistoire central et soutenue financièrement par le Consistoire de Paris. L'un de ses objectifs est de faire des orphelins "de bons citoyens, des hommes utiles, d'honnêtes femmes ; en un mot, de braves et fiers enfants dignes des soldats glorieux dont ils sont issus". A la fin de la guerre, cette oeuvre viendra en aide à plus de 890 enfants dont 560 en Algérie.
Il est alors pressenti par le Quai d'Orsay pour "agir sur les juifs américains", afin que ceux-ci soutiennent l'alliance franco-russe. En effet, les Juifs de Russie sont toujours exclus des droits civiques, et il espère qu'à l'issue du conflit, il sera possible de négocier leur émancipation. En 1917, il semble soulagé d'apprendre que la première révolution russe a eu lieu : "Désormais, les juifs russes auront donc enfin une patrie, qu'ils aimeront comme les juifs français aiment la leur".
La dernière mission officielle d'Emile Durkheim consiste à étudier
la situation des Juifs étrangers, particulièrement russes et
polonais, engagés volontaires dans l'armée française.
Ceux-ci sont incorporés d'office dans la Légion étrangère,
et doivent subir un entraînement qui n'est pas adapté à
leur condition physique, et subir maintes humiliations de la part d'officiers
antisémites. Cette enquête se déroule sur l'arrière-plan
des attaques de la part de conseillers municipaux de Paris, proches des mouvements
nationalistes, qui demandent des mesures administratives contre les étrangers
"embusqués" qui "parlent tous allemand ou un patois
yiddish".
De janvier 1916 à juin 1917, le sociologue étudie près
de 3 000 dossiers et constate que 30% seulement des étrangers sont
en situation irrégulière ou des réfractaires. Néanmoins,
la presse antisémite ne désarme pas et Durkheim est accusé
d'être un espion allemand. Le sénateur de la Manche Adrien Gaudin
de Villaine l'attaque en affirmant qu'il est issu "d'une lignée
étrangère". Cette attaque survient au moment où
il vient d'apprendre la mort de son fils au combat, mais il refuse qu'on fasse
état publiquement de la tragédie qui vient de le frapper pour
répondre aux calomnies dont il est l'objet. Il se "contente"
de mourir de chagrin le 15 novembre 1917.
Selon sa volonté, les funérailles sont laïques et sans discours mais il a choisi d'être inhumé dans le carré israélite du cimetière Montparnasse à Paris.