Mayer LAMBERT
1863 - 1930
par le rabbin Julien WEILL
Extrait de la Revue des Etudes juives 1931


Il y a un an que Mayer Lambert s'est éteint, succombant à une longue maladie dont il avait subi les premières atteintes il y a six ans, après avoir joui jusque-là d'une constitution robuste et donné toute sa laborieuse existence à la science et à l'enseignement.

La mort de Mayer Lambert a été une perte sensible pour les études sémitiques et juives en général, plus particulièrement pour la philologie hébraïque, pour laquelle il avait une véritable vocation et où il s'est fait un nom unanimement honoré à l'étranger comme en France.

Sa vocation était atavique. Il était né à Metz le 23 décembre 1863 dans une famille rabbinique où le goût du savoir et de la pédagogie s'était déjà manifesté de façon remarquable. Dans la notice nécrologique qu'il a consacrée à son maître au lendemain de, sa mort (Univers israélite du 7 novembre 1930), M. Maurice Liber a donné sur les ascendants de Mayer Lambert les détails suivants que nous nous permettons de reproduire :

"Son père, Élie, était instituteur israélite. Son grand-père, Lion Mayer (1787-1862) fut directeur de l'École centrale rabbinique de Metz, avant de devenir grand rabbin de cette ville ; c'était une personnalité originale, un des premiers rabbins français qui aient uni à la science rabbinique une culture moderne (on lui doit une grammaire hébraïque, publiée en 1820). Il était le gendre d'Aaron Worms, également grand rabbin de Metz (1754-1836), qui fut un des premiers à comprendre les besoins des temps nouveaux. M. Lambert comptait aussi parmi ses ascendants R. Gerson Oulif Achkenazi, né en Pologne, grand-rabbin de Metz de 1670 à 1693, une des plus grandes autorités rabbiniques de son temps et R. Elia Blin, rabbin à Worms, au 16ème siècle... La famille Lambert était d'ailleurs une des plus connues et des plus estimées à Metz. Plusieurs de ses membres se sont fait une place honorable dans la science, la magistrature et le barreau."

Élève d'abord au lycée de sa ville natale, puis au Talmud Torah et à l'École rabbinique de Paris, Mayer Lambert obtint le diplôme rabbinique en 1886 et conquit ensuite en Sorbonne sa licence-ès-lettres. Autant qu'aux sciences sacrées, il s'était ainsi formé solidement aux lettres classiques et aux méthodes de l'érudition moderne. Mais il ne se sentait pas fait pour la carrière pastorale active. Outre qu'il manquait de dons oratoires, ses goûts et ses aptitudes le portaient surtout vers la philologie. Adepte de l'exégèse rationaliste, à laquelle il adhéra sans servilité, il entendait étudier en toute objectivité les sources bibliques. Il pensait d'ailleurs que le judaïsme pouvait concilier une entière indépendance de pensée avec un conformisme strict aux règles de la vie juive.

Nous reviendrons tout à l'heure sur la conception que Mayer Lambert s'était faite du judaïsme. Pourvu de titres qui lui ouvraient la carrière de l'enseignement, Mayer Lambert devint, dès sa sortie du Séminaire rabbinique, professeur d'hébreu à l'école préparatoire (Talmud Torah) de 1890 à 1894 ; en même temps il se vit confier la chaire d'arabe et de syriaque au Séminaire même. Pour l'arabe, il était le disciple de Joseph Derenbourg. C'est à ce maître illustre qu'il dut de devenir un excellent arabisant. Sa thèse pour l'obtention du diplôme de l'École des Hautes Études, l'édition avec traduction du Commentaire de Saadia sur le Séfer Yesira le mit en valeur. Il collabora activement à l'édition des œuvres du Gaon entreprise par J. Derenbourg en l'honneur du millénaire (1892) du grand théologien et grammairien juif du moyen-âge. La publication de la version arabe du Pentateuque, d'Isaïe, des Proverbes et de Job est due en partie à Mayer Lambert.

A la mort de Lazare Wögue, son maître à l'École rabbinique, dont il admirait le grand savoir d'hébraïsant sans cependant "jurare in verba magistri" ni en grammaire, ni en exégèse, il le remplaça pour l'enseignement de ces sciences. Il enseigna, d'autre part, l'hébreu et l'histoire biblique aux élèves de l'École normale israélite d'Auteuil.

A l'École des Hautes-Études, sa réputation d'hébraïsant et de sémitisant, consacrée par ses travaux, lui fit attribuer en 1902 la chaire d'hébreu devenue vacante à la mort de Carrière. Il y enseigna la grammaire et l'hébreu biblique, l'araméen et le syriaque, ainsi que la grammaire comparée des langues sémitiques. Il forma ainsi beaucoup d'élèves, dont plusieurs devinrent des maîtres à leur tour, et sut maintenir à un haut niveau scientifique l'enseignement de l'hébreu en France.

La compétence de Mayer Lambert dans toutes les langues sémitiques le désignait aussi pour collaborer au Corpus inseriptionum semiticarum. La quatrième partie de cet ouvrage est consacrée à l'épigraphie yéménite, sabéenne, himyarite, etc. Rédigée à l'origine par Joseph et Hartwig Derenbourg, elle eut après eux pour rédacteur le P. Scheil. M. Lambert fut l'auxiliaire anonyme de ce dernier.

Membre du Conseil de la Société Asiatique pendant de longues années, il assista ponctuellement à ses réunions, y présenta fréquemment des communications très écoutées, et publia dans le Journal Asiatique maints articles et comptes rendus de philologie arabe et sémitique. Dans le Livre du Centenaire de la Société, en 1922, c'est lui qui fut chargé de retracer le développement en France pendant un siècle de "la philologie hébraïque, l'exégèse biblique, l'archéologie palestinienne et l'épigraphie sémitique".

Ses disciples, d'origines et de confessions diverses, parmi lesquels notamment le P. Jonon est devenu un sémitisant consommé, ont gardé une vive gratitude à un maitre dont la simplicité de manières s'alliait à une parfaite probité scientifique et une serviabilité constante.
Durant son long enseignement, Mayer Lambert, outre une petite grammaire hébraïque plusieurs fois rééditée, a publié de nombreux travaux de détail préparatoires à la grande grammaire, couronnement du labeur de sa vie, qu'il eut le temps de parachever, et dont le premier fascicule, hélas posthume !, a récemment vu le jour aux Presses Universitaires (le deuxième fascicule est sous presse, le troisième et dernier suivra à bref délai).

Les articles de grammaire, de lexicographie et d'exégèse donnés par Mayer Lambert à divers périodiques, année après année, étaient le fruit de l'examen attentif el sans cesse renouvelé qu'il faisait des textes bibliques étudiés avec ses élèves. De ces articles la majeure partie a paru dans notre Revue, qui a perdu en lui un de ses plus fidèles et de ses meilleurs collaborateurs.

Il y avait débuté dès 1884, à l'âge de vingt ans, par un article remarquable sur les particules talmudiques Hulule et iloulè, et depuis lors il est peu de volumes de la Revue qui n'aient reçu de lui quelque article plus ou moins important. En 1889, il fut présenté comme membre de notre Société par MM. Zadoc Kahn et Israël Lévi. Secrétaire de la Société de 1899 à 1905, il eut, à six reprises, à présenter le rapport sur les travaux de l'année et s'acquitta chaque fois de sa tâche avec sa clarté et sa précision habituelles, relevées à l'occasion d'une pointe d'humour. Il présida une fois la Société en 1908.

Dans le chapitre de la brochure du centenaire de la Société asiatique, où M. Lambert eut à retracer la part qui revint aux études bibliques et sémitiques pendant "cent ans d'orientalisme", il écrivait sur sa propre contribution cette modeste phrase :
« Dans ses Notes exégétiques (Revue des Études juives, 1891 et suiv.), le signataire de ces lignes s'est efforcé principalement de restituer le texte de différents passages de la Bible."
En réalité, outre des mémoires plus étendus relatifs à des questions grammaticales (p. ex. sur  "le futur gal", sur "l'emploi du Nifal en hébreu" ou sur "le passé optatif ", etc.), approfondies par Mayer Lambert en connaisseur émérite du groupe sémitique et en patient statisticien capable d'interroger de longues heures la Concordance, ses gloses, qui portent sur quelques centaines de versets de la Bible hébraïque, lui assurent une place importante parmi les exégètes modernes et donnent la mesure de l'indépendance et de la finesse de son jugement, de sa hardiesse aussi parfois dans la voie de l'hypothèse.

Il lui est échu de donner des interprétations tout au moins spécieuses d'expressions énigmatiques et de signaler, en revanche, des difficultés inaperçues jusqu'à lui en des textes prétendus clairs. On lui doit d'ingénieuses hypothèses, comme les "dittographies verticales", de curieux essais, davantage sujets à caution, de rangements de strophes dans tel psaume ou tel chapitre lyrique du Pentateuque. Plus que ses essais de corrections de texte qui n'échappent pas à l'arbitraire de tant de modifications proposées au texte reçu, ses nombreuses notes de lexicographie hébraïque ont apporté d'excellentes contributions à l'intelligence de la Bible. C'est peut-être la partie la plus solide de son œuvre de glossateur.

Peut-être, s'il eût vécu plus longtemps, Mayer Lambert nous eût-il donné, outre sa grande grammaire, un dictionnaire hébreu-français où il aurait heureusement amendé les nombreuses défectuosités, au point de vue du classement des sens et de la sémantique, qu'il apercevait dans les meilleurs ouvrages de ce genre.

Les articles où M. Lambert a rendu compte des travaux grammaticaux ou exégétiques de ses confrères ne sont pas une partie négligeable de son œuvre. Beaucoup d'entre eux, ont par leur étendue comme par la valeur des remarques qu'ils contiennent, l'importance d'articles originaux, et les auteurs critiqués ont maintes fois profité des observations de leur censeur.

On doit à Mayer Lambert une participation anonyme à la Bible du Rabbinat, dont il traduisit les livres de Daniel, d'Ezra et de Néhémie. C'est lui qui, dans le commentaire critique en hébreu de la Bible entrepris par M. Kahana, se chargea du livre de Daniel (Kiev, 1906).
Mentionnons encore l'édition, en collaboration avec M. Louis Brandin, d'un glossaire hébreu-français du moyen-âge.

Pendant sa jeunesse, Mayer Lambert fut quelque temps secrétaire de Renan pour la correction des notices des tomes de l'Histoire littéraire consacrés aux rabbins français du moyen-âge. Il avait gardé du grand écrivain - qui lui fit l'honneur d'assister à la cérémonie de son mariage - des souvenirs personnels. De là, l'accent particulier et touchant que revêtit l'hommager rendu à la Sorbonne à Renan hébraïsant, lors du centenaire de sa naissance, par M. Lambert parlant comme délégué de la Société des Études juives. La Revue a publié, à l'occasion de ce centenaire, l'intéressante conférence faite par lui sur "Renan et les Études juives".

Mayer Lambert n'a pas été seulement le savant absorbe par une lourde tâche de labeur érudit et d'enseignement. Il fut en même temps un israélite zélé de stricte observance, que captivaient les problèmes religieux en général et les questions de doctrine et de pratique juives.

Nous laisserions dans l'ombre une part considérable de son activité intellectuelle, si nous ne disions quelque chose des conceptions religieuses qui guidèrent sa conscience au cours de sa vie sereine et bien réglée d'érudit.

Dans la liste complète des travaux et articles dressée par les soins pieux de son fils d'après un inventaire manuscrit laissé par son père et qu'on trouvera ci-après, à l'énumération des écrits de caractère scientifique fait suite un relevé des articles de critique religieuse et de journalisme confessionnel. Mayer Lambert, en faisant ce relevé, n'obéissait pas à un sentiment de vaine gloriole, il témoignait d'un respect de soi-même bien digne de ce ferme caractère. C'est que, pour lui, il n'y avait pas deux sortes de vérités à séparer par une cloison étanche faute de pouvoir les concilier. La saine raison à laquelle il obéissait le maintenait aussi dans l'attachement aux vérités de sa foi et aux impératifs de la tradition du judaïsme.
Le scrupule scientifique gouvernait son apologétique comme ses conceptions grammaticales. Il se justifiait à lui-même son adhésion el son dévouement au judaïsme de ses pères avec la même objectivité qui lui faisait adopter l'hypothèse critique des sources distinctes du Pentateuque. De là l'aisance et l'assurance avec laquelle il a écrit, sous la signature R. T. (les deux dernières lettres de son nom), de nombreux articles sur les sujets les plus variés d'actualité religieuse ou de doctrine juive : liturgie et prédication, tradition et progrès, loi religieuse et vie moderne, la déclaration des Droits de l'homme et la Bible, judaïsme et catholicisme, le Décalogue, la morale des Proverbes et bien d'autres.

Mayer Lambert, croyant et pratiquant, mais point mystique, estimait que les vérités religieuses étaient avant tout des affirmations morales, l'éthique ayant la primauté sur le dogmatique dans le judaïsme. Les vérités éthiques n'avaient rien de surnaturel - il répudiait, en bon disciple de Renan sur ce point, le surnaturel - c'étaient des axiomes de la conscience, que la science, d'ailleurs, était inapte à formuler et à démontrer.

Que la loi juive ne fût pas, pour lui, révélée au sens orthodoxe du mot - il affirmait d'ailleurs qu'il n'y avait pas d' "orthodoxie" juive, - cela ne l'empêchait nullement de se sentir lié par elle, du fait même de la naissance qui faisait de sa conscience l'héritière d'une conscience ancestrale chargée de propager dans le monde la vérité morale et religieuse conçue par l'Israël prophétique.

C'est dans cet esprit et cette conviction, dont il ne dévia jamais, qu'il étudiait, analysait, critiquait, en toute bienveillance d'ailleurs, les écrits, les faits ou les tendances dont il avait à rendre compte dans l'Univers Israélite. Il a rempli sa tâche pendant nombre d'années, sans souci des attaques assez vives dont il fut parfois l'objet, de la part de contradicteurs qui entendaient maintenir dans le judaïsme la part non seulement d' "indémontrable", mais aussi du "surnaturel"  ou du "supranaturel", et craignaient que, la foi réduite ainsi au rationalisme, on n'aboutît finalement à un pur agnosticisme, et qu'on ne pût demeurer, sans inconséquence, un conservateur des rites et des pratiques.

La vie même de Mayer Lambert, d'un conformisme sans défaillance au judaïsme intégral, a répondu à. sa manière à de telles critiques. Elle a été la justification d'une attitude à la fois humble et hardie, impatiente de tout autoritarisme dogmatique et soumise, avec respect et amour, à la coutume vitale du judaïsme religieux. Ce n'est pas que M. Lambert n'ait pas jugé possible des réformes cultuelles et des adaptations aux exigences de la vie sociale moderne. Mais il voulait ces adaptations prudentes et promulguées par un corps compétent de docteurs qualifiés.

Ce n'est pas le lieu ici d'insister sur ces points. Nous ajouterons seulement que Mayer Lambert, tenace et parfois tranchant dans ses opinions, fut toujours le plus charitable et le plus loyal des adversaires, le plus sûr et le plus fidèle des amis pour ses collègues et pour ses disciples.

Lors des obsèques, de justes hommages ont été rendus à sa mémoire par le grand-rabbin de France Israël Lévi, le grand-rabbin Jules Bauer, directeur de l'École rabbinique, qui devait hélas! lui survivre bien peu de temps, et M. Marcel Cohen, directeur d'études à l'École des Hautes-Études.

La Société des Études juives devait se joindre à ces hommages.
Et puisque le jeu des circonstances a fait, du signataire de ces lignes, le secrétaire de la Revue et, d'autre part, le successeur de Mayer Lambert, pour la conférence d'hébreu, à l'École des Hautes-Études, on l'excusera de n'avoir donné ici qu'un insuffisant crayon d'un maître et d'un ami disparu qui l'a toujours honoré de la plus affectueuse bienveillance et auquel il garde un souvenir de profonde gratitude.
.


Personnalités  judaisme alsacien Accueil
© A . S . I . J . A .