Une deuxième famille est celle des synagogues de style "classique". En voici trois exemplaires : celles de Mutzig, de 1760, donc antérieure à la Révolution et inaugurée en présence du Cardinal de Rohan - ce qui nous ramène aux liens privilégiés des Juifs d'Alsace avec les nouvelles autorité françaises - celle de Marmoutier, de 1820; celle, enfin, de Bouxwiller, de 1842. Les hautes fenêtres sont cernées de pierre, faisant contraste avec de larges surfaçes enduites et nues. Que disent ces façades, dépouillées, austères, d'un syle neutre indépendant de l'espace et du temps ? "Le message du judaïsme est universel, il est de tous les temps. Amis Chrétiens, respectez notre foi, car elle est à l'origine de vos propres valeurs morales, valables pour tous les hommes". C'est un message universaliste. Nous le trouvons surtout dans la première moitié du siècle, encore proche de la Révolution.
Nombre de synagogues gracieuses doivent une partie de leur charme aux judicieuses proportions issues d'une construction géométrique. C'est un jeu passionnant de retrouver ces tracés régulateurs, présents dans presque tous les édifices classiques, mais aussi chez Ringeissen. La pl. I montre deux exemples: la façade de Bouxwiller, basée sur une rigoureuse utilisation du Nombre d'Or ; et celle de Zellwiller, issue d'un jeu de carrés décalés...
Un troisième type est celui des synagogues monumentales, en général plus tardives (après 1860). Huit exemples de ce type aparaissent sur la pl. J. Les façades, ici, sont entièrement en pierre de taille. Elles sont marquées de pilastres, de bandeaux, avec des baies soulignées par une modénature finement travaillée. Leur message est plus complexe, il est d'affirmation: "Voyez, nous sommes aussi respectables que les autres confessions; nos monuments participent, avec les autres, à la grandeur de notre bourg - et nous sommes là pour toujours."
Voyons à présent la façade de la synagogue de Haguenau. Elle a été dessinée par l'Architecte Salomon - nous ne connaissons pas d'autre synagogue de lui. A l'origine les balustres tournés devaient se retrouver dans les trois baies de l'étage, ajoutant encore à la grâce d'un dessin caractérisé par l'équilibre. Ne dirait-on pas le joli Hôtel de Ville d'une bourgade : il ne manque que le drapeau tricolore dans l'axe et l'apparition du maire au balcon, pour un discours... Ou alors un petit théâtre de province...
Et, direz-vous, Salomon a-t-il utilisé la géométrie ? Bien sûr : sa construction (Pl.K) est totalement basée sur un jeu de carrés, avec un mode de construction des plus classiques... Oui, nous sommes bien dans le style classique, universel. La façade est sensiblement de même taille que sa contemporaine, celle de Marmoutier... Mais ici l'enduit a été banni au profit de la pierre de taille - et balustres, moulures, corniches introduisent une certaine monumentalité. La synagogue de Haguenau se veut plus urbaine, à la fois classique et riche, à la fois message universel et contribution à la beauté de la cité. Cela ne devrait pas nous étonner, nous qui connaissons à présent l'histoire de cette communauté, si anciennement implantée, dirigée, en 1821, par des "esprits modernes", et en tout cas par des hommes ayant atteint à l'aisance personnelle mais encore dans l'attente d'une reconnaissance collective.
A travers tous ces messages, nous pouvons nous demander, à présent, quelle a été la nature profonde des relations de Haguenau avec ses Juifs. J'emploie l'adjectif possessif, car il convient. Je crois que Haguenau a fait une nette différence entre les Juifs" en général et les "siens". La Ville a été accueillante pour les Juifs en détresse, bien souvent, à l'appel de la Communauté locale, mais en faisant payer cher l'abri temporaire et en renvoyant les réfugiés une fois la tempête passée. Il est vrai aussi qu'en quelques circonstances, l'asile a été offert gratuitement à un nombre restreint de personnes, pour une courte période. Sheid insiste sur le nombre réduit des familles autoriséees à résider en permanence avant la Révolution et sur les difficultés à être admis. Il a raison. Haguenau n'avait pas besoin de Juifs nombreux: la Ville préférait sa poignée de familles juives, qu'elle connaissait bien, qu'elle abritait derrière ses remparts, qu'elle défendait contre les ennemis de l'extérieur et ceux de l'intérieur, parfois contre l'Eglise et contre l'Empereur - nous en avons de nombreux exemples.
Peut-être aimait-on bien ces Juifs, qui étaient là depuis toujours. Mais plus probablement les Echevins défendaient-ils bien leurs intérêts comme ceux de leur ville. Un survol de la gestion de cette ville, à travers les siècles, laisse une impression de dynamisme et d'indépendance. Dynamisme d'une cité qui sait que sa richesse repose sur les activités industrieuses de ses hommes, de la valeur des hommes, quelle que soit leur origine. Indépendance fière d'une ville libre, un état d'esprit qui coûtera cher ! A celà s'ajoute une impression constante de tolérance et de réalisme. Haguenau devait bien s'entendre avec ses Juifs, car eux aussi étaient dynamiques et réalistes. Ils étaient, en tous cas pour les dirigeants de la Communauté, des hommes ouverts, ouverts sur l'avenir (à preuve les synagogues successives, la construction précoce d'un édifice représentatif, l'installation de l'orgue...), ouverts sur autrui, avec une forte capacité de négociation avec les autorités. Il nous semble distinguer, à Haguenau, une espèce de partenariat...
Ces Juifs, triés sur le volet, étaient des privilégiés et ils le savaient. Et pourquoi ce privilège, depuis les temps les plus reculés ? Certes, les Juifs, par leurs fonctions, en particulier dans le commerce, contribuaient à l'économie. Mais celte explication nous paraît insuffisante. Cherchons plus loin. Rappelons-nous que, de 1262 jusqu'à l'arrivée des Français, Haguenau est une ville libre, ayant à gérer sa défense et son économie. Une économie reposant sur des activités à développer sans cesse, pour rester concurrentiel dans un vaste marché, allant des Flandres à l'Italie... Or, on ne saurait être productif sans emprunter, sans investir, quitte à rembourser lorsque l'investissement est devenu productif. Il en est de même pour la défense. En quatre siècles, les machines de guerre n'ont cessé de se perfectionner: pour garder une défense crédible, ce bourg se voit obligé de revoir, à intervalles réguliers, ses moyens physiques et humains de riposte.. Problème totalement lié au développement économique, car, loi perpétuelle, les hommes et les capitaux se portent là où ils ont l'impression d'être en sûreté.
Or, que représentaient les Juifs, et en tout cas certains d'entre eux, dans ce contexte ? L'accès au marché financier de l'époque. Ces Juifs n'étaient pas riches, loin de là. Mais ils étaient en relation avec des coreligionnaires qui, sans être riches eux-mêmes, faisaient office de banques. Ils collectaient l'argent de Chrétiens aisés - discrètement, en raison du tabou qui pesait sur le prêt à intérêt - et le prêtaient à leur tour, tant aux puissances politiques (princes, villes...) qu'aux particuliers. J'ai mentionné qu'en 1346, les Juifs sont chassés de Haguenau, puis réadmis aussitôt, moyennant engagement de payer les dettes de la Ville. Auprès de qui étaient contractées ces dettes ? Auprès d'un groupe de Juifs de Strasbourg. Et l'acte autorisant le retour fait obligation aux Juifs de Haguenau de négocier directement les conditions de remboursement avec leurs coreligionnaires de Strasbourg... Cet exemple, parmi d'autres, montre, je crois, la nature particulière des liens d'intérêts reciproques entre les échevins de Haguenau et "leurs" Juifs. Que ces rapports officiels se soient doublés de rapports de bon voisinage, voire plus, dans la vie quotidienne, ne fait aucun doute : cela est à mettre au compte de cette permanence sur les lieux des mêmes familles pendant des siècles...
Dès lors, on comprend mieux l'attitude des Juifs, une attitude qui s'exprime dans les plaques inaugurales analysées. Elle est celle d'une double démarche. D'un côté fierté d'appartenir à une ville fière et active. D'un autre côté, conscience d'être, dans la cité, un groupe à part, jouissant de privilèges peut-être sans lendemain. En ce sens, ces pierres sont révélatrices d'une façon alsacienne d'être juif, avant la Révolution. Pas de ghettos en Alsace : une vie mêlée à celle des Chrétiens ruraux, avec un partage des guerres, de la pauvreté, parfois de la famine et, toujours, du poids des pouvoirs..., mais en restant un groupe à part.
Dans ce contexte, les Juifs ont maintenu fermement leur identité et, pour les rapports internes au groupe, ils ont inventé un langage crypté, où le recours à un mot hébraïque déformé, le jeu de mots, l'allusion à un verset biblique ou à une "histoire juive", maintiennent en toute circonstance la connivence entre les interlocuteurs...
Ainsi le Juif vit dans deux mondes: d'une part, celui de la rue, de son gagne-pain, du rapport quotidien avec les non-Juifs, d'autre part, celui de sa propre culture.
Précisément, jusqu'à la Révolution, le bâtiment synagogual est le point singulier de rencontre de ces deux mondes. Car il est, aux yeux des non-Juifs, le Jodehuss, la représentation, matérialisée dans la pierre, de ce groupe minoritaire. Et il est par ailleurs, le lieu où se cimente l'unité de la ommunauté. C'est donc le lieu, par excellence, du double langage, tel que nous l'avons rencontré à Haguenau.
Après la Révolution, les liens du groupe s'affaiblissent. La mode est à la liberté individuelle et à une égalité de principe. La fraternité, promise à tous les hommes, devient abstraite. Les individus veulent être identifiés comme citoyens pratiquant une confession, à l'égal des Catholiques et des Protestants. A présent, la synagogue n'est plus la charnière entre deux mondes : elle bascule dans la sphère des relations extérieures, pour devenir représentative d'une croyance, de valeur universelle. C'est le sens de la dernière synagogue de Haguenau.
Voyez cependant combien le message commun de nos deux plaques de pierre est différent de celui d'après la Révolution. Dans la première période, le sentiment d'appartenance à la Cité se double du sentiment profond d'être dans l'exil et d'une foi indestructible dans le retour à Jérusalem, dans la reconstruction du Temple détruit.
Dans la période qui suit la Révolution, la foi s'est déplacée vers l'universalisme: viendra l'époque de la lin de nos souffrances, car tous les hommes seront égaux et ils seront tous frères.
La première croyance était-elle naïve? La deuxième l'était-elle moins? Vaste débat, dans lequel nous n'entrerons pas ce soir. L'avenir apportera peut-être la réponse... Mais peut-être l'avenir a-t-il déjà commencé à parler
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