Une communauté rurale juive d' Alsace: ZELLWILLER (suite
et fin)
Le rôle joué par certains juifs auprès des Seigneurs
de Landsberg fut d'une importance plus grande encore et allait en s'affirmant
au 18ème siècle. Voici quelques affaires financières
ou immobilières significatives.
Les Landsberg, par suite de leurs engagements dans les armes, passaient pour
gens dépensiers, vivant largement au-dessus de leurs moyens.
En 1762, Jacob Baruch Weil d'Obernai, Préposé Général
de la Nation Juive, propose à Charles de Landsberg, l'un des trois fils
de Samson Ferdinand, capitaine au Régiment d'Alsace, son entremise pour
la vente du village de Zellwiller, lui permettant ainsi d'éponger une
partie de ses dettes... L'affaire n'eut pas de suite.
Samson Ferdinand, criblé de dettes, a pour principaux créanciers,
des juifs de Niedernai
et d'Obernai : il leur devait pas moins
de 85 000 livres dont 44 000 en intérêts. A sa mort, en 1771,
il y eut même saisie des biens et mise sous séquestre des revenus,
en faveur d'Aaron Meyer de Mutzig,
lui aussi Préposé Général.
Faut-il s'étonner dès lors que peu avant les événements
de 1789, le Château de Zellwiller avec dépendances, fut donné
en location à la famille Weil de Zellwiller, gros négociant en
biens, puis vendu par les deux frères Landsberg, Charles et François,
devant notaire à Strasbourg en 1797, au même Marum Weil et à
sa mère, Veuve Jendel Weil, pour une somme de 10 000 livres (6 000 comptant
et 4 000 sous forme de capitalisation avec rente annuelle de 200 francs) ?
Le château de Zellwiller sera de la sorte préservé des aléas
de la Révolution et habité jusqu'en 1825 par le "clan Weil",
puis revendu au consul de Tunis à la retraite, Louis Schwebel. Cette
famille Weil mériterait une mention toute particulière. Au château
vivront quelques trente personnes ; six grands mariages y seront célébrés
(dont celui de Isaac Marx avec Reyssel Weil, premier mariage inscrit au registre
d'état-civil de 1793) ; plusieurs enfants y naîtront... C'était
une famille au négoce très diversifié : élevage,
maquignonnage, transactions immobilières, achats de biens nationaux,
prêts conséquents. Félix Weil, le ci-devant Marum Weil se
disait volontiers négociants en biens et cultivateur : il s'adonnait
même un temps à la culture du tabac.
Leur cercle de relations familiale sétait très étendu, à
la dimension de leurs ambitions d'hommes d'affaires : Duttlenheim, Duppigheim,
Lingolsheim, Fegersheim, Ribeauvillé, Wintzenheim, Bergheim, Riedwihr...
Roland Marx dans son livre L'usure juive au début de l'époque
napoléonienne, p. 364-365, a tort de considérer le cas des
"prêteurs" de Zellwiller comme "aberrant", parce que
"juifs ruraux". Wolf Bloch de Fegersheim, totalisant 10 617 francs prêtés,
est le beau-père de Nathan Weil et le Beau-frère d'Isaac Marx, les
deux prêteurs de Zellwiller...).
Tout cela ne choquait point les Zellwillerois :
- La Municipalité vendra à Isaac Marx une parcelle communale près
du château, pour lui permettre d'y ériger des écuries...
-
Brägel Antoine, le meunier, maire en 1823, le proposera comme membre
du "comité d'instruction publique israélite". Il se
dit "ami d'Isaac".
-
La communauté participe, s'émancipe, se disperse
Contrairement à ce qui se produisit, du temps de la Révolution,
du Consulat et de l'Empire, à Strasbourg ou en bien d'autres lieux, où
"l'afflux des juifs... pose de graves problèmes de cohabitation",
considérés surtout "comme des usuriers", à Zellwiller,
rien de tel.
Pour preuves :
- Il y a d'abord ce formidable essor démographique entre le recensement
de 1784 et 1808, l'année de l'enregistrement des changements des noms
et prénoms juifs. La commune comptera quatorze familles juives en plus
; près de cinquante mariages juifs sont enregistrés à Zellwiller
entre 1789 et 1810 ; on relève, entre 1788 et 1808, au moins 112 naissances
d'enfants juifs à Zellwiller (dont un quart meurt en bas âge, la
mortalité infantile est loin d'être maîtrisée dans
la population)...
-
Il y a ce "consensus" entre les deux communautés devant les
excès d'anticléricalisme révolutionnaire qui heurtaient
autant la sensibilité religieuse juive que catholique. Point de dénonciations,
point de débordements... Bien mieux, souvent des "chrétiens"
sont présents à la mairie comme "témoins" d'un
mariage, tel à celui de Samuel Abraham, colporteur, avec Sara Aaron,
en l'an 5 où les quatre témoins sont tous chrétiens. Il
n'est pas rare qu'un voisin vienne signer le registre des décès,
se déclarant "ami de la famille" ...
-
Il y a ces multiples services rendus à la nouvelle municipalité,
tels :
-
1795: Dreyfus est 1'adjucataire, pour trois ans, des deux taureaux à
conduire parmi les troupeaux.
-
An 6 : Mausche Gougenheim (celui dont il est question dans le livre de Freddy
Raphaël) procure à la commune "un bélier", Weydhamnnel
à mener au pâturage.
-
1796 : Samson Léfi avance à la commune la coquette somme de
2 250 Livres pour lui permettre de faire face aux paiements des taxes foncières.
-
1813-15 : Quand pleuvent sur le village les charges de guerres par suite de
l'invasion des "Alliés" et que la population rechigne, la participation
de nombreux juifs permet à la municipalité à faire face
aux difficultés financières...
La participation se fait se plus en plus active :
En 1816, chaque foyer reçoit son lot de 60 fagots de bois d'affouage,
sans discrimination de religion, pourvu qu'il ait fait sa demande.
Il n'est pas rare que des juifs participent aux adjudications qui se pratiquent
au village, adjudication de grains, adjudication d'herbes ou d'écorce
(tout au long du 19ème siècle). Sur les listes des "corps
d'intervention" au feu de 1818 à 1830, figurent régulièrement
des jeunes gens israélites. En 1818, Salomon Baehr, le fils du boucher
est "préposé à la surveillance de la pompe à
incendie... afin que rien ne disparaisse".
Lors de la rénovation de la Garde Nationale en 1831, le jeune Alexandre
Lehmann est élu "sergent" d'une section.
Sur la liste censitaire des électeurs entre 1830 et 1848, un cinquième
d'électeurs est israélite. Cependant, par égard au "clan
paysan" des notables, ils n'envoient aucun de leurs coréligionnaires
au Conseil.
En 1848, au moment du "partage définitif du grand Bruch" entre
les huit communes co-usagères, les juifs de Zellwiller sont conviés
aux réunions de discussions préparatoires ; plusieurs exprimeront
leur option en accord avec les habitants du village et signeront le registre d'enquête.
Comme chaque autre foyer du village, ils obtiennent, s'ils le désirent,
un
Burgerlos consistant en des parcelles de prés et de terre.
Lorsque des troubles affectent sporadiquement certaines communes : 1808 : Rixheim,
Bergheim, St-Hyppolite ; 1832 : Bergheim, Wintzenheim, Itterswiller ; 1848 : Hegenheim,
Soultzmatt, Durmenach,
au village il n'y aura point de friction entre les communautés. Monsieur
le Sous-Préfet de Sélestat envoya une lettre circulaire au maire
le 14 juin 1832, avertissant des dangers de telles émeutes : "Ce qui
s'est passé dans le voisinage" écrit-il "doit nous faire
redoubler de surveillance". Cependant, ce ne sont pas les juifs qui inquiètent
le maire. Il se plaint - comme son collègue maire de Valff - de délinquants
et maraudeurs qui sillonnent la région.
Si la municipalité montre des réticences, c'est dans le refus
de participer financièrement à l'accueil d'enfants israélites
dans une école privée juive et dans le refus d'ouverture d'une
école communale
israélite, prétextant la construction de nouvelles écoles
communales suffisantes. Notons que vers la fin du 19ème siècle,
alors que les enfants israélites devinrent peu nombreux, ceux-ci fréquentèrent
les écoles communales avec dispense de la première heure (de 8
à 9 heures) d'instruction religieuse.
Après bien des réticences, la commune votera par contre une subvention
de 3 000 F pour la construction de la synagogue. Celle-ci sera inaugurée
en 1868, la population villageoise entière invitée participera
aux liesses.
Reconnaissons-le, les quelques conflits d'ordre administratif n'affectaient
en rien la bonne entente de voisinage. Cependant, avec l'essor industriel et
le développement des voies de communication, routière et ferroviaire,
la génération née entre 1815 et 1840 quittera très
tôt et pour toujours le village. L'exode, amorcé bien
avant l'annexion de 1870, sera singulièrement rapide.
En 1843, la communauté juive du village est à son apogée
: 263 israélites, alors que Valff n'en compte que 102 et Stotzheim 76.
- En 1862, on recense encore 197 israélites.
- En 1867, plus que 163, soit une centaine en moins en l'espace de 25 ans.
- En 1890, 91 israélites... Tous des "anciens".
L'émigration s'est faite vers les centres commerciaux les plus divers,
par familles entières :
Dès 1825-30, les Weil et les Marx, les propriétaires du château,
se retrouvent à Strasbourg, Benfeld, Sélestat, Obernai.
Braunschweig à Paris : 1832.
Léopold Strauss en Amérique : 1841. Les Chostmann vers Marmoutier,
puis à Phalsbourg.
Les Fischer et des Lehmann fonderont la communauté de Barr où
Léon Bloch est installé Rue Reiber depuis 1863.
Judas Lehmann à Obernai en 1843. Des Lévy s'en vont en Belgique.
Des Lieber dans le Jura puis à Lyon.
A Zellwiller :
Le dernier mariage fut célébré en 1912, la dernière
naissance (Simone Lehmann) en 1915, le dernier décès le 14 janvier
1923.
Tout un symbole est porté en terre : Abraham Isaac, 1'infatiguable Lurnpeun-Altisse
Sanirnler, D'r Itzi vorn Itzigcissel...
Enfin... en octobre 1926, la Synagogue, après 58 ans de service, est
vendue à la Paroisse. Elle restera 50 ans durant le "Foyer St-Martin".
Camille Lehmann
En conclusion, permettez que j'évoque la stature du dernier juif à
avoir quitté Zellwiller avec toute sa famille.
Camille Lehmann (né à Zellwiller en 1872, marié à
Fanny Strauss de Reichshoffen), fils d'Abraham Lehmann, dit le "Eckleime".
Tous ses aïeux avaient habité la maison au coin de la rue du château
et de la rue du fossé : d'où son surnom de "Lehmann du Coin".
C'était, aux dires des anciens, un
Herre-Jud, un "Monsieur",
comme il existait aussi au village des
Herre-Bûre.
Son fils Arthur (né en 1902) marchand de bovins, comme son père
Camille, comme son grand-père Abraham, discutait volontiers avec les
cultivateurs du lieu et leur apprenait ses "trucs" (
Kneff)
pour reconnaître les bonnes bêtes à acheter ou à vendre.
Camille, parti de Zellwiller vers 1930, vivait avec toute sa maisonnée
à Barr, mais il aimait revenir au village revoir ses anciens amis paysans,
tout en continuant son commerce. Il y avait gardé une vigne qu'il tenait
de ses ancêtres. Cette vigne se trouvait sur le côteau, "Am
Rain", sur ce flanc qui fait face au déploiement de la ligne
bleue des Vosges.
On était proche de l'automne 1939, septembre avait sonné la mobilisation
générale.
Une jeune femme, la fille de celle qui naguère lessivait les sols de
la Jurdeschule, le croisa en chemin, près de son lopin d'héritage.
Nostalgique et prophétique, montrant du geste le dernier bien qu'il chérissait,
Camille lui dit :
"Emilie, la vigne de mon père sera amère cette année.
Je ne la verrai plus !..."
Il prit les mains de la jeune femme, les serra très fort et détourna
son regard humide...
Camille devait tomber sous les balles allemandes, un soir d'été.
Toute la famille était réfugiée à Saint-Orse,
un village, voisin de celui d'Oradour-sur-Glane. Albertine, sa fille, se souvint
qu'il eut juste le temps de bénir une dernière fois ses enfants
; elle-même revenait d'une ferme où elle avait cherché le
lait ; il fut emmené par la Gestapo. Il avait 75 ans !
Emilie, qui me narra cette histoire, d'ajouter :
"S'esch e finer Herr g 'sinn !"
C'était un homme d'honneur, un "gentleman", un homme de bien
!