Les objets meurent aussi, non pour avoir trop servi, mais parce qu'ils ne servent plus à rien. Après avoir été chassés de l'univers quotidien, puis de la mémoire des hommes, ils deviennent parfois des objets de musée. N'ayant plus de place dans les nouvelles formes de culture qui se constituent, au point qu'une génération oublie de les transmettre à la suivante, ils échappent de peu au dépôt d'ordures pour rejoindre les vitrines des musées où, sous la lumière froide des tubes de néon, ils demeurent pétrifiés en un groupement arbitraire qui parfois ne signifie rien. C'est par l'étude d'un certain nombre de tels objets que nous voudrions évoquer d'anciennes coutumes du judaïsme rural d'Alsace.
La naissance et la maladie furent, pendant longtemps, des moments de crise dans la vie de l'homme, durant lesquels il se sentait particulièrement vulnérable. Les rites religieux ainsi que les prières l'aidaient précisément à franchir ce cap périlleux. Mais comme il se savait particulièrement exposé, lors de ces périodes critiques, aux coups des forces du mal, aux entreprises néfastes de Satan et de ses cohortes, il avait recours à tout un arsenal de pratiques et de recettes populaires, connues pour leur efficacité, et dont l'action bénéfique venait renforcer l'effet des rites et des prières prescrits par les systèmes religieux. Ces pratiques que l'on qualifie de superstitieuses parce qu'elles sont surajoutées aux actes requis par les codes et les prescriptions traditionnels, font partie de la culture de chaque groupement humain, si l'on définit la culture comme "l'ensemble de conduites qu'un groupe de populations, ayant les mêmes traditions, transmet entièrement à ses enfants..." (1) ; elle n'inclut pas seulement les arts et les religions mais aussi "les petites habitudes domestiques de la vie quotidienne, telle que la manière de préparer ou de manger la nourriture, ou de faire dormir un enfant...". Bien plus, ces rites font partie de cet ensemble de "systèmes symboliques" tels le langage, les rapports économiques, l'art, la science, la religion, qui constituent, selon Lévi-Strauss (2), la culture.
Rites de naissance
Le moment de la naissance était crucial et pour la mère et pour l'enfant, car tous les démons se liguaient pour étouffer cette faible flamme de vie vacillant entre deux mondes. Aussi se groupait-on dans la maison de la femme en couches où l'on récitait des psaumes destinés à écarter les forces maléfiques. Afin d'écarter les mauvais esprits on accrochait aux murs de la chambre de l'accouchée ou aux rideaux, des tableaux. Ces tableaux étaient appelés Scheimestafeln, parce qu'ils portent des noms divins Shem ou encore plus souvent Schir Hamalostafeln, parce que le Psaume 121 (commençant par : Shir ha-Maaloth) s'y trouve reproduit (3). Ces tableaux représentent un lion et un perroquet, ainsi que d'autres oiseaux perchés sur une branche, à l'intérieur d'un cadre formé par deux colonnes stylisées.
Si ces représentations ne paraissent pas avoir de valeur symbolique, car ce sont là des motifs que l'on retrouve avec la même facture dans nombre de tableaux alsaciens de la deuxième moitié du 19ème siècle, les textes accompagnant ces gravures sont intéressants. Il s'agit du Psaume 121 qui exprime la confiance du croyant dans le secours de Dieu, le gardien d'Israël "qui ne dort ni ne sommeille", suivi de la formule : "Tout-puissant, détruis le Satan". Au bas de la gravure on lit les noms d'Adam et Eve, Abraham et Sara, Isaac et Rebecca, Jacob et Léa, ainsi, que deux formules dignes d'intérêt. La première cite le verset de l'Exode 22:17, adjurant Israël de ne point laisser subsister de sorcière : "Tu ne laisseras pas en vie une sorcière". La formule répète trois fois le verset, en inversant chaque fois les termes, si bien qu'elle utilise sur un mode incantatoire un texte qui précisément condamne la magie.
Quant à la deuxième formule, elle signifie : "Hors d'ici Lilith et toute son armée ! Sini, et Sinsini, et Smangalof".
Dans la tradition juive, Lilith, la première épouse d'Adam, apparaît comme la mère de tous les esprits maléfiques - les Shedim qui tourmentent l'homme.
Dans son étude Charm against the Childstealing-Witch, M. Gaster (4) évoque un récit incantatoire emprunté au livre Raziel, compilation de cabbale pratique datant du 10ème siècle :
On retrouve ici la croyance selon laquelle le nom d'un individu constitue l'essence même de son être, si bien que la connaissance de son nom permet d'avoir prise sur lui. Quant à la connaissance du nom d'un être surnaturel ou d'un démon, elle permet de l'assujettir. On se rappelle que l'ange qui a lutté avec Jacob refuse précisément de lui livrer son nom.
Les noms de Sini, Sinsini et Smangalof apparaissent déjà dans un texte du 7ème siècle (5) où ils désignent trois anges qui viennent au secours de l'accouchée et dont la seule mention suffit à écarter le démon qui s'empare des nouveau-nés :
Shiviti, Amulette pour la maison, 19ème siècle |
Ce récit est intéressant, parce qu'il relate à la fois comment Lilith a acquis son pouvoir maléfique sur les enfants pour devenir un démon qui s'empare des nouveau-nés et les étrangle, et comment l'évocation de ces trois noms mystérieux suffit à la mettre en déroute. Ce récit sera repris tout au long des siècles. Elie Lévita (6), se référant à cette légende, écrit dans la première moitié du 16ème siècle: "C'est à contrecoeur que je la cite, car je n'y crois pas du tout". Mais ses coreligionnaires ne partageaient nullement son scepticisme ; il le reconnaît lui-même, puisque, lorsqu'il décrit une mesure de protection contre Lilith, il ajoute : "Il s'agit d'une pratique très répandue parmi nous, les Juifs allemands" Au 7ème siècle, en Allemagne, Bodenschatzen (7) mentionne cette même coutume, tandis que J.M. Babo écrit à Strasbourg, en 1824 :
Plusieurs Juifs âgés que j'ai interrogés dans la campagne alsacienne se souviennent que dans leur enfance, il y a une soixantaine d'années, on épinglait ces formules aux rideaux de la chambre de l'accouchée. Les tableaux les plus récents étaient imprimés, ne comportaient aucun ornement, et on en accrochait quatre aux différents murs de la pièce.
"Tu ne laisseras pas en vie une sorcière". Ces mots sont gravés sur le couteau de l'accouchée, Kreissmesser, qui servait à éloigner les mauvais esprits au moment de la naissance dans les familles juives. Fer et bois, Allemagne, fin 18ème s. |
A cela s'ajoutaient d'autres mesures de protection, dont la plus courante consistait à tracer à la craie ou au charbon un cercle autour de la chambre de l'accouchée ou encore de son lit. Un texte de 1560 de Naphtali Hirz ben Elieser Trèves, rabbin à Francfort, évoque le cercle que l'on traçait autour du lit de la femme en couches
Pour protéger les femmes en couches contre les mauvais esprits on utilisait de longs couteaux (43 cm) qui portent une inscription hébraïque, le verset 22:17 de l'Exode : "Tu ne laisseras pas en vie une sorcière", qui figure également sur les tableaux précédemment mentionnés. Ces couteaux sont appelés Krasmesser peut-être parce que les premières lettres du mot kras forment l'acrostiche du verset incantatoire Qera Satan, "détruis le satan". Peut-être aussi s'agit-il de la transcription de la prononciation en judéo-alsacien de Kreismesser, qui signifie le "couteau de l'accouchée" (kreissen signifie en allemand "accoucher") plus probablement le couteau servant à décrire des "cercles" (Kreis) autour de la femme en couches. Sur l'un des couteaux sont gravés dix-huit cercles parce que selon M. Ginsburger (10) le terme hébreu qui signifie "vivant" ou "vie" a la valeur numérique de dix-huit. Le même auteur signale qu'il s'agit là d'une, croyance répandue dans toute l'Alsace, puisque Jean Geiler de Kaysersberg (11) rapporte que des femmes venaient bénir les parturientes avec une épée nue. Mais la coutume juive est bien plus ancienne, et c'est précisément avec une épée ou un couteau que l'on délimitait le cercle magique, les métaux ou l'acier étant extrêmement efficaces pour mettre en échec les démons et les sorcières.
E. Coypel (12) mentionne cette "cérémonie des cercles" :
Dans ses Scènes de la vie juive en Alsace, D. Stauben introduit le récit suivant (13) :
Nous avons recueilli le témoignage d'un Juif de soixante-seize ans, originaire de la campagne bas-rhinoise, qui se souvient fort bien du poignard qui, à la naissance de ses frères et sœurs, se trouvait vers le haut du lit de sa mère. Il se rappelle aussi que, chaque soir, sa grand-mère brandissait cette épée autour du lit de la mère et de l'enfant afin de les kreissen.
Dans son commentaire de 1570, Naphtali Hirz ben Elieser rapporte qu'en Alsace on avait l'habitude de veiller sans relâche, afin que les forces maléfiques, qui sont attirées par l'impureté du prépuce, ne viennent s'emparer. Et il mentionne alors cette coutume de la Gottesnacht ou Weizennacht. On a avancé diverses interprétations pour ces termes qui ne se rencontrent qu'en Alsace ; ils sont écrits avec des caractères hébraïques, sans voyelles, ce qui autorise des transcriptions diverses. Naphtali Hirz explique l'expression Weizennacht par le fait que l'on distribuait des grains de blé grillés (Weizen) aux gens qui veillaient afin qu'ils ne s'endorment point, tandis que P. C. Kirchner (14) y voit le rappel d'un rite qui avait lieu le jour du mariage : à l'entrée de la synagogue, les gens lançaient une poignée de grains sur les fiancés et s'écriaient : "Soyez féconds, multipliez-vous... ". Ce rite trouvait son accomplissement dans la naissance et la circoncision d'un fils. Güdemann (15) interprète Waizennacht comme Spuknacht, c'est-à-dire la nuit des apparitions et des fantômes ; il refusa également la vocalisation de Gitat-Nacht en nuit du guet (16) pour suggérer Guët's Nacht, c'est-à-dire la nuit du démon.
Ces différentes interprétations associent le thème de la fécondité à celui du danger, et soulignent la nécessité de monter une garde vigilante autour du nouveau-né en cette nuit où les forces du mal se liguent et se déchaînent contre lui. Aussi était-ce la coutume en Alsace, encore à la fin du 19ème siècle, que le mohel (le circonciseur) - tel Feissel de Westhoffen, homme d'une profonde piété et d'une grande bonté - passât cette nuit-là dans la maison des parents du nouveau-né pour y étudier la Torah jusqu'à l'aube. La lumière, grâce à ses vertus expiatoires et purificatrices, avait le pouvoir de faire fuir les esprits maléfiques. Aussi lors d'une circoncision, la maison devait être resplendissante de lumière, non seulement parce que "le précepte est une lampe et la Torah est la lumière" (Proverbes 6:23), mais afin qu'elle soit protégée contre les Shedim.
Le Shabath des relevailles, généralement quarante jours après l'accouchement, lorsque la mère quittait pour la première fois sa demeure afin de se rendre à la synagogue avait lieu la cérémonie de la Hollekreisch ou Holekrash. Il s'agit là d'une coutume propre à l'Alsace, au sud de l'Allemagne et à la Hollande. Il était d'usage, selon Rabbi Juspa de Worms (17ème siècle), que les enfants de moins de treize ans viennent, dès la fin du déjeuner, dans la maison du nouveau-né. L'enfant était couché dans un berceau d'osier ; lorsqu'il s'agissait d'un garçon, il reposait sur un Talith (châle de prière), et l'on plaçait sous sa tête une Bible. Les garçons ou les filles, selon le sexe du nouveau-né, formaient alors un cercle autour du berceau et, par trois fois, le soulevaient, criant en choeur : Helles Kreisch, Hollekreisch, wie so' das Kind heissen? Sur quoi on prononçait, à trois reprises, le nom profane de l'enfant, c'est-à-dire le nom courant qui diffère du nom hébreu. Pendant ce temps, le père de l'enfant récitait les premiers versets du Lévitique. On offrait ensuite des fruits et des friandises aux enfants.
Cette coutume qui se pratiquait dès le 12ème siècle sous l'appellation de shem arisa (le nom du berceau) et qui est mentionnée dans le Mahzor Vitry (début du 12ème siècle) se répandit chez les Juifs du sud de l'Allemagne, de Rhénanie et d'Alsace aux 14ème et 15ème siècles. J.J. Schudt (17) et P.C. Kirchner (18) l'évoquent au 18ème siècle, tant à Francfort-sur-le-Main qu'à Nuremberg ; elle s'est maintenue jusqu'à la veille de la deuxième guerre mondiale. L'explication populaire du terme Hollekrash que l'on avance en Alsace, et qui fait dériver ce terme de "Haut la crèche !", nous paraît plus fantaisiste que rigoureuse. Cette étymologie a pour elle le mérite de la fraîcheur et de la naïveté que l'on retrouve dans certaines estampes. Quant aux rabbins, ils ont repris généralement l'explication proposée dès le 15ème siècle par Moses Mintz (19), au nom du maître de son père : celui-ci faisait dériver Hollekreisch de kreischen, en allemand "crier", et de hol, en hébreu "profane", "commun". Cette expression hybride signifierait donc que l'on prononce à haute voix le nom profane de l'enfant, celui qui le désigne dans la quotidienneté. Si l'on récitait le troisième livre du Pentateuque, qui dans la tradition rabbinique s'intitule Vayiqra ("Il appela"), c'est précisément en rapport avec l'imposition du nom, Qeriyat Shem.
M. Güdemann (20) conteste cette interprétation, car, au 14ème siècle et au 15ème siècle, on ne forgeait pas de mots hybrides, et il avance l'hypothèse selon laquelle l'expression dérive du nom de la déesse germanique Holle ou Hulda. Cette interprétation nous paraît convaincante. Dans son analyse d'un manuscrit hébraïque de Berne qui date du 13ème siècle, J. Perles (21) cite une invocation, en moyen haut-allemand, à la déesse germanique Frau Hulda ou Frau Holle. Dans ce manuscrit hébraïque de la seconde moitié du 13ème siècle, l'évocation de Frau Holle et de sa cour correspond au rôle de la déesse dans la mythologie germanique: cette divinité aux cheveux emmêlés, qui tente de s'emparer de l'âme des jeunes enfants, a plus d'un trait commun avec Lilith. Elle aussi est une créature de la nuit qui assaille les nouveau-nés avant qu'ils n'aient reçu un nom.
Cette coutume s'est maintenue, tant bien que mal, dans les campagnes d'Alsace, jusqu'à la veille de la deuxième guerre mondiale. Parmi les Juifs qui ont survécu à l'holocauste, et qui sont pour la plupart installés en ville, elle ne se pratique plus guère. La cérémonie s'est quelque peu modifiée au cours des temps : en Alsace, les enfants et le ministre officiant récitaient les premiers versets de la Genèse, la prière Ha-malakh ha-goel ("l'ange sauveur"), demandaient en chœur "Holekrasch wie soll's Bobela hasse" ; l'on donnait alors successivement le nom profane, puis le nom religieux du nouveau-né. Selon les endroits, on distribuait aux enfants des noix et du pain d'épices, des bonbons ou des dragées, si bien que les facétieux proposaient cette étymologie d'un humour un peu lourd : Hol die Drachées ("cherche les dragées").
Le siège du prophète Elie
Pour la circoncision on se servait d'un banc de bois à deux places. C'est là que s'asseyait le parrain qui tenait l'enfant sur ses genoux pendant l'opération, tandis que la place à ses côtés restait vide, car elle était réservée au prophète Elie. Le fauteuil d'Elie avait été attribué au prophète parce que, selon les Pirqe de Rabbi Eliezer, chapitre 29, Dieu lui avait dit :
Etant donné que l'on attribue au prophète Elie un rôle de protecteur contre les forces du mal, il n'est pas exclu que sa présence ait paru efficace pour éloigner les démons. Car, à l'origine, le prophète était censé occuper effectivement sa place : durant le moyen âge, l'assemblée avait coutume de se lever pour saluer le visiteur invisible par un chaleureux "Béni soit celui qui arrive" (22). Dans son étude sur les coutumes et les cérémonies des Israélites, J.M. Babo (23) signale que ce siège était recouvert d'un coussin réservé au prophète sur lequel était brodé, outre la formule précédente, le verset 4 du chapitre 21 de la Genèse : "Puis Abraham circoncit son fils Isaac, âgé de huit jours, comme Dieu le lui avait ordonné". Le Musée alsacien possède un banc de circoncision datant du 18ème siècle et un autre en bois de noyer, plus récent, sur lequel sont gravées deux inscriptions :
"Ceci est le siège d'Elie... Que son souvenir nous soit favorable", et "Voici mon Alliance, afin que vous lui restiez fidèles" (Genèse 17:10).
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