Médecine populaire
On a cru pendant longtemps à l'efficacité de l'intervention magique dans le domaine de la nature. Aussi l'homme accablé par la maladie avait-il recours à la magie pour triompher des démons maléfiques qui étaient responsables de ses souffrances. La médecine et la magie étaient de même nature : il s'agissait essentiellement de briser le charme, si bien qu'il est parfois difficile de classer tel ou tel remède dans la catégorie de la science ou de la magie. Si maints passages (Shabath 67a, Pesahim 112a) du Talmud de Babylone citent des formules de conjuration de maladies, de nombreux rabbins les condamnent comme des pratiques idolâtres (Shabath 67b).
L'exorcisme n'a jamais été pratiqué systématiquement dans les cercles fidèles à la tradition, pourtant les Juifs eurent parfois recours à des exorciseurs non-juifs. Rashi - le commentateur éminent de la Bible et du Talmud qui vivait en Champagne au 11ème siècle - écrit dans son commentaire du traité Sanhedrîn 101a :
Mais la plupart du temps, les Juifs d'Alsace avaient recours aux bons services d'un exorciseur juif, appelé un chormer, M. Ginsburger (24) souligne que le verbe chormen ne se rencontre que chez les Juifs alsaciens, ce qui lui permet de conclure que ce terme a été forgé, dès le moyen âge, à partir du verbe français "charmer", alors que se côtoyaient en Alsace les Juifs d'origine française et les Juifs d'origine allemande.
A la veille de la première guerre mondiale, il existait dans de nombreuses communautés juives de la campagne alsacienne un chormer, qui était spécialisé dans la guérison des entorses, des foulures ou encore des maladies des yeux, auquel avaient recours aussi bien les chrétiens que les juifs. Il s'agissait généralement d'une personne relativement âgée, connue pour sa piété, à qui les formules d'exorcisme avaient été transmises par un proche parent, sur son lit de mort, oralement ou par écrit. C'est ainsi que l'un des témoins que nous avons interrogés rapporte que son père lui avait confié, avant sa mort, qu'il avait déposé une formule de guérison dans l'un de ses nombreux livres de prières ; il devait prouver qu'il était qualifié pour prendre la relève en sachant découvrir et reconnaître cette formule. Généralement le chormer n'acceptait pas d'argent, mais les paysans le dédommageaient en nature. - Encore de nos jours, il existe de rares chormer dans certains villages d'Alsace.
En 1951, alors que je souffrais d'une entorse et que les soins du médecin paraissaient inefficaces, on me transporta dans une arrière-boutique où un vieux Juif au visage empreint d'une grande bonté, la tête couverte d'une calotte, me massa longuement le pied, avec douceur, en murmurant des prières imperceptibles. Pour guérir un orgelet, le chormer souffle sur l'œil du malade à plusieurs reprises, puis récite à voix basse des prières spécifiques.
M. Ginsburger (25) a retrouvé dans des manuscrits rédigés par deux ministres du culte, Jessel Lehmann, qui vivait à Ribeauvillé au 13ème siècle, et Meyer Hirsch, qui vivait à la même époque à Wintzenheim, certaines formules d'exorcisme.
La première est efficace contre les maux de tête:
Elijohu Hanowi ging über Feld, | Elie le prophète s'en allait à travers champs ; |
Begegnet ihm das Hauptgestellt. | il rencontra le Prince du Mal. |
Elijohu hanowi sprach : wo willst du hingehn Hauptgestellt ? | Elie le prophète lui dit : où donc vas-tu Prince du Mal ? |
Hauptgestellt sprach : ich will in den N.N. sein Haus. | Celui-ci répondit : je me rends à la maison de N... |
Elijohu hanowi sprach, nein du Hauptgestellt | Elie le prophète dit : non, |
Du sollst gehn in Esow sein Haus, | C'est à la maison d'Esaü que tu dois aller, |
Unter den Steg steht ein Geis | Sous l'escalier il y a une chèvre. |
Trink ihr Blut, und ess ihr Fleisch. | Bois son sang, mange sa chair. |
Beschem elohe Jisroel (ter). | Au nom du Dieu d'Israël (ter). |
Pour une entorse, le chormer doit souffler sur la partie enflée et la masser tout en récitant la formule suivante :
La pharmacopée en usage chez les Juifs des villages d'Alsace était extrêmement riche. Elle incluait des remèdes souverains aussi bien contre la jaunisse que contre la sorcière qui s'introduisait dans l'étable. Les médications utilisaient, entre autres, des plantes, des pierres, des clous, du saindoux ou des crapauds. Il convient de souligner le parallélisme étroit entre les pratiques populaires juives et chrétiennes dans ce domaine. Il suffit pour cela de comparer, comme l'a fait M. Ginsburger, ces remèdes et ces formules curatives avec ceux qui sont contenus dans un livre intitulé Le Sixième et le Septième Livres de Moïse, qui a connu, dès le début du 19ème siècle, une grande audience dans les campagnes d'Alsace. L'exemplaire que nous avons pu examiner était scellé de sept sceaux de cire noire où étaient gravés une tête de mort, un caducée et une croix ; il portait comme lieu de publication Philadelphia 1467, mais il était en vente en nombre illimité en 1920 au prix de 7 marks 50, chez Joseph Heimler à Hambourg, où il avait probablement été imprimé. Cet exemplaire fort usagé, dont de nombreux passages étaient soulignés, appartenait à des paysans qui y cherchaient des recettes pour rester en bonne santé et atteindre un âge respectable des conseils pratiques pour élever les poules et gagner à la loterie, pour conquérir le cœur d'une belle indifférente, ainsi que des secrets pour conjurer les esprits ou signer un contrat avec Lucifer.
Mais il est frappant de constater que pour maintes maladies, les formules employées tant par Jessel Lehmann que par Meyer Hirsch, sont fidèlement reproduites, avec simplement quelques variantes : "Le Seigneur Dieu", prend la place du prophète Elie, et l'invocation au Dieu d'Israël est remplacée par la mention : "Au nom du Père, du Fils et du saint Esprit".
Il existe au Musée d'Israël à Jérusalem une amulette alsacienne du 18ème siècle que le Dr Isaiah Shachar a eu l'obligeance de nous signaler. Ce pendentif est constitué par un cœur de soie blanche, ornée de dentelle, auquel sont rattachés trois montures en argent et un petit cœur en argent. Ce dernier porte la lettre hébraïque he qui évoque le nom de Dieu et sa toute-puissance ; il est orné de trois perles de corail rouge, dont l'efficacité contre les cohortes maléfiques et contre le mauvais œil a été reconnue de tout temps dans la religiosité populaire juive. Rabbi Meïr de Rothenburg (Tashbez 60) affirme que :
De tout temps, les guérisseurs ont recommandé l'utilisation de minéraux, de plantes, d'animaux qui présentent une certaine ressemblance avec le mal sur lequel ils sont censés avoir prise : c'est ainsi qu'on soignait les poumons avec la pulmonaire, les hémorroïdes avec le marron d'Inde, et qu'on arrêtait les hémorragies avec de la jaspe rouge ("pierre de sang") ou du corail. En effet, l'une des démarches fondamentales de la pensée sauvage consiste à établir des rapports de similitude; de même, elle repose sur la résolution des contraires.
La pensée mythique se fonde également sur des rapports de contiguïté. Voyant ses bêtes dépérir, un marchand de bestiaux fut convaincu qu'elles étaient ensorcelées, et il pourchassa avec une hache un chat noir qui venait rôder dans son étable ; le lendemain il croisa sa voisine, une vieille femme, qui avait le bras fracturé. Pour guérir un homme qui a avalé de travers une arête de poisson, tel chormer prend un bout de pain et un morceau de poisson ; il les place sur la tête du patient et récite une formule conjuratoire en araméen Had had nahit bela bela nahit had had, "peu à peu, il est descendu, il est avalé, il est avalé, il est descendu, peu à peu".
Dans la logique mythique, ainsi que le souligne Cl. Lévi-Strauss, l'action se situe à la fois dans le présent et dans le passé, "simultanément conjoints et disjoints". C'est parce que le prophète Elie a guéri avec de la terre l'enfant de Job, dont la bouche était couverte d'aphtes, que la prière conjuratoire évoquant cet épisode sera efficace dans le présent. Pour arrêter une hémorragie on invoque Josué, qui a su arrêter le soleil.
Also wohl ais Jehoschua | "Tout comme le soleil s'est arrêté |
hot beschworn die Sunn, | Lorsque Josué l'a conjuré, |
da ist Sie gebliben stehn, |
Il faut que toi, flot de sang |
so soilst du Storm von Blut ach aufhern zu gehn, | Tu t'arrêtes, |
in Gottes Namen Amen Sela. | au nom de Dieu, Amen, Sela." |
L'envie et la volonté de nuire confèrent à certains individus une influence funeste ; un regard mal intentionné, le "mauvais œil", peut causer la ruine. Le mot allemand beschreien signifie "enchanter", "ensorceler", en se récriant d'admiration, en poussant un cri de surprise. Aussi, convient-il d'éviter de vanter les qualités de ceux que l'on aime, afin de ne pas attirer sur eux l'attention et l'envie d'une personne ou d'un génie malfaisants. Afin de conjurer les effets du beschreien, les Juifs d'Alsace prenaient garde toutes les fois qu'ils allaient mentionner une qualité physique ou morale d'un être aimé, d'ajouter immédiatement unbeschrije. Pour la même raison, afin de ne pas exciter la jalousie des puissances maléfiques, celui qui aura eu le bonheur d'atteindre un grand âge, se gardera bien de révéler le nombre exact de ses années et répondra évasivement.
Pour détourner le courroux des puissances maléfiques qui s'acharnaient sur un enfant, il arrivait en Alsace que les malheureux parents aient recours au stratagème suivant : afin d'égarer les esprits malfaisants, et de détourner leur vindicte, ils vendaient fictivement l'enfant malade à une autre famille, après avoir changé son nom.
Cette croyance repose sur le commentaire traditionnel de la mishna (Mekhilta Vayasa, 51b, ainsi que de nombreux commentaires ultérieurs : Shabat 35a, Tehilim 106:32) qui relate qu'après les récriminations des Hébreux à Massa et Meriva, Dieu fit surgir une source miraculeuse qui ne les abandonna plus durant leurs quarante années d'errance. C'est à cause des mérites de Myriam, la sœur de Moïse, que Dieu a fait réapparaître cette source qu'il avait déjà fait jaillir au second jour de la Création. Grâce à cette eau miraculeuse les arbres produisaient chaque jour de nouveaux fruits, tandis que l'herbe douce qui poussait aux alentours servait de couche pour les pauvres. Il arriva qu'un lépreux, qui se baignait au lac de Tibériade, entra en contact avec les eaux de la source de Myriam : il fut guéri sur le champ (Bamidbar Rabba 18: 22).
Une légende populaire, rapportée par de nombreux auteurs de l'époque médiévale, affirme qu'à l'issue du Shabath la source de Myriam se répand de rivière en rivière et de puits en puits. Alors qu'il est dangereux de boire de l'eau jusqu'à cet instant, car les âmes des damnés profitent de leurs derniers moments de répit avant de regagner la géhenne, il convient de se rendre au puits immédiatement à la fin du jour afin de recueillir cette eau miraculeuse. La persistance de ce thème et de cette croyance populaires, depuis le second siècle de l'ère commune jusqu'à la veille de la seconde guerre mondiale, témoigne de la vitalité d'une tradition qui a survécu à travers de multiples civilisations.
L'huile recueillie dans le godet de la lampe à becs qui était allumée le Shabath était appelée Lutserejl. Après avoir été filtrée à travers un morceau de toile de lin, elle était utilisée pour soigner les brûlures et diverses maladies de peau.
Notons encore qu'il était d'usage d'apporter, au lendemain de la fête de Soukoth, des Cabanes, le cédrat que l'on avait fait venir de Terre Sainte à une femme n'ayant pas encore eu d'enfants. En mordant la pointe (pitam) du fruit elle espérait mettre fin à sa stérilité dans l'année.
De même, la présence d'un mendiant aveugle à la table d'hôte, paraissait bénéfique ; aussi les familles se disputaient-elles les aveugles de passage pour les repas du Shabath.
La tentation de la magie
L'étude de rites entourant la naissance ainsi que de la médecine populaire des Juifs qui vivaient dans la campagne d'Alsace nous a montré combien la dichotomie entre la vie religieuse et la vie quotidienne leur était inconnue. Dans les villages et les bourgades leur existence était rythmée, tout au long des jours et des années, par les actes et les cérémonies prescrits par le jdaïsme, autant que leur comportement était profondément marqué par l'enseignement traditionnel. Cette étude révèle aussi la vivacité d'une religiosité populaire qui se développe parallèlement à la religion prescrite, qui emprunte des rites et des coutumes au monde environnant pour les intégrer dans son système culturel. Les rabbins, tout en désavouant de telles pratiques, les ont infléchies jusqu'à leur faire assumer une signification religieuse ils ont tenté d'éliminer les rites magiques comme autant de moyens destinés à contraindre mécaniquement la volonté divine, pour insister sur la participation active de Dieu et de l'homme dans une aventure commune.
Il est intéressant de noter que tout au long de l'histoire du jdaïsme, dont la contribution la plus marquante à l'évolution de l'humanité est, selon Max Weber, l'hostilité implacable à toute forme de magie (Entzauberung), ne cesse de resurgir la tentation d'expliquer la maladie à la fois comme un désordre physique et comme l'œuvre d'une puissance maléfique. Dans cet univers où nature et surnature s'entrelacent sans que l'on s'en étonne, les prescriptions médicales "présentent alors un singulier mélange de pratiques magiques et de données d'expérience". Jusqu'au 19ème siècle les Juifs de la campagne alsacienne ont vécu dans un monde singulier, "où les phénomènes ne sont pas exactement repérés, où le temps ne met pas entre les événements et les existences un ordre rigoureux de succession, où ce qui a cessé peut cependant persister, où la mort n'empêche pas un être d'exister encore" (L. Febvre). Pendant longtemps ils ont été influencés par la culture de leur entourage, pour laquelle la médecine officielle était inséparable du savoir magique et empirique ; d'ailleurs, cette médecine patentée ne répudiait "ni l'action thaumaturgique des saints guérisseurs, ni l'intervention plus modeste de la prière".
Il convient également de souligner la stabilité et la continuité d'un système de pratiques, qui a résisté aux bouleversements historiques, économiques, sociaux et culturels, et qui a survécu, pratiquement inentamé, jusqu'à l'aube de notre siècle dans le cadre homogène et fermé des villages d'Alsace. Le pouvoir du chormer se situe dans un patrimoine culturel aux éléments fortement structurés, solidaires et homogènes. "Ces structures sont sous-tendues par un système de représentations auquel adhère étroitement la pensée collective".
A partir de la première guerre mondiale, l'urbanisation massive des Juifs d'Alsace, ainsi que leur entrée dans la société bourgeoise, l'accession à l'enseignement secondaire et la promotion universitaire ont fait du fils de bedeau, de colporteur ou de marchand de bestiaux, qui avaient recours aux chormes, un médecin renommé.
Ces mutations ont aussi profondément ébranlé la fidélité obstinée du judaïsme d'Alsace à la tradition religieuse, et corrélativement la croyance en l'efficacité des pratiques médicales populaires. Le recours aux procédés thérapeutiques populaires "ne peut plus s'insérer dans un coutumier général cohérent, un rituel structuré, mais s'inscrit parmi les reliquats dissociés et anarchiques". La disparition d'habitudes immémoriales a été précipitée à la fois par des facteurs matériels et par un changement de mentalité : le credo scientiste, ainsi que la dénonciation de la "superstition" au nom du retour à une religion épurée, ont culpabilisé tous ceux qui avaient jusque là recours à ces pratiques traditionnelles.
Néanmoins, la tentation est grande lorsque l'angoisse suscitée par les mutations du monde s'exacerbe, ou lorsque la médecine patentée n'apporte pas le soulagement escompté, de faire appel à d'anciennes techniques ou de se rendre chez tel chormer installé dans la banlieue d'une grande cité. Ce dernier a maintenu les pratiques anciennes, mais a introduit dans son discours nombre de références à des connaissances acquises par la lecture d'ouvrages de vulgarisation médicale, ainsi que des justifications "scientifiques" telle que l'influence d'un fluide magnétique. Cependant, il récite toujours ses formules conjuratoires en judéo-alsacien et affirme qu'il détient son pouvoir du Liewe Harjet, expression populaire qui exprime la miséricorde d'un Dieu proche de ses créatures et plein de compassion pour elles.
Il n'est pas exclu que le progrès de la science, qui laisse ouvertes nombre de questions et reconnaît des limites exigeant "une ascèse ressentie souvent comme une frustration", ne favorise le recours aux lambeaux d'une pensée mythique qui s'effiloche, à la conjuration et à des puissances d'intercession.
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