La préparation et la consommation de la nourriture répondent
à un besoin fondamental de l'homme. Cette réponse, qui diffère
selon les peuples, les groupes sociaux, les sexes et les groupes d'âge,
révèle une conception du monde qui s'exprime également
dans d'autres comportements du même groupe face à tous les problèmes
de la vie. Elle renvoie à un code, qui constitue l'un des traits distinctifs
de toute culture, et à un système, qui met en relation aussi
bien l'écologie, la technique de la conservation et de la cuisson des
aliments, le mode de vie familial et la forme des repas, que la religion,
les tabous alimentaires et l'attitude face à la commensalité.
La cuisine constitue, comme le langage, une forme d'activité humaine
universelle ; elle s'articule selon un certain code, car, ainsi que le souligne
C. Levi-Strauss, "rien n'est simplement cuit, mais doit
être cuit de telle ou telle façon" (1). Elle
élabore pour un besoin physiologique, lui-même socialisé
par le mode de vie propre à chaque groupement humain, une réponse
originale, significative de la manière dont chaque ethnie s'insère
dans l'univers. Elle constitue une activité intermédiaire entre
la nature et la culture et "assure leur nécessaire articulation. Elle
relève des deux domaines et reflète cette dualité dans
chacune de ses manifestations" (2).
Le respect plus ou moins strict des impératifs religieux se traduisant dans le comportement social, les familles juives de la campagne étaient hospitalières ; le fait d'avoir un hôte à table était considéré comme un honneur, que celui-ci soit un étranger, un étudiant éloigné des siens, ou encore un mendiant de passage, un schnorrer comme il y en avait tant autrefois. A cette capacité d'accueil s'opposait l'extrême méfiance de ces mêmes juifs à l'égard de toute nourriture suspecte. Ils préféraient manger un morceau de pain et un fruit plutôt que de partager un repas ou de se servir de vaisselle dont la cacherouth (la pureté rituelle) leur paraissait douteuse. Le respect des prohibitions relatives à la cuisine leur interdisait pratiquement la commensalité : certes, le juif pouvait aisément inviter son ami non-juif à venir partager sa table, mais l'inverse était impossible. A l'intérieur de la famille, comme le groupe, la préparation et la consommation de la nourriture modèle les rapports humains.
Tout au long de l'année, la succession des repas est rythmée par les activités des différents membres de la famille, par l'alternance du quotidien et du Shabath. A la succession des semaines s'oppose la rupture des fêtes familiales et religieuses. Alors qu'aucun repas journalier ne réunit l'ensemble de la famille, que la nourriture y est frugale et la viande rare, le vendredi soir, au contraire, toute la famille est rassemblée autour du chef de famille. Entouré de sa femme et de ses enfants, le plus pauvre colporteur se sent l'égal d'un roi. Sur chaque table figure de la viande ou du poisson, et parfois les deux mets. En semaine, la nourriture était très simple même dans les milieux relativement aisés. Le père, qui était colporteur ou marchand de bestiaux, se levait très tôt et ne rentrait pas à midi. Il se nourrissait d'un morceau de pain et d'un oignon. G. Muller évoque avec tendresse un colporteur, ployé sous la balle, que les gamins escortaient en l'appelant "Zuckerwâsserle" parce qu'il avait l'habitude de tremper un morceau de sucre dans la fontaine publique, pour le dévorer avec un quignon de pain. Certaines maisons non-juives et des auberges gardaient en dépôt une poêle cachère dans laquelle les juifs pouvaient se faire frire des oeufs. Après usage, ils écrivaient le mot cachère à la craie, au fond de la poêle, afin que le suivant puisse constater que celle-ci n'avait pas été utilisée par un non-juif.
Dans le cadre de ce travail, nous voudrions évoquer le mode de cuisson spécifique des pains du Shabath (Berchess) et du plat principal de ce jour, la Gesetsti Sup, ainsi que la fabrication des pains azymes pour la Pâque juive.
C'est dans ce four, qui retenait la chaleur de la cuisson du pain, ou bien dans le four du boulanger, ou encore dans un fourneau spécifique, le stobche, que l'on disposait le vendredi la Gesetsti Sup pour le principal repas Shabathique. Cette soupe qui comprenait des pois cassés ou des haricots blancs, une pomme de terre, des saucisses ou de la viande, constituait l'essentiel de ce repas. La Gesetsti Sup, qui conserve l'intégralité des légumes et de la viande, connote l'économie. Cette cuisine, où rien ne se perd, évoque la nourriture populaire et paysanne et s'oppose à la prodigalité de l'aristocratie. Mais en même temps, à l'opposé de la maigre nourriture consommée à la hâte tout au long de la semaine, cette nourriture grasse et plantureuse se trouve associée à la plénitude recouvrée. La famille l'associe au répit qui lui permet de se rassembler dans la douceur de vivre du temps retrouvé. Par ailleurs, ayant longuement cuit dans une marmite, elle évoque le "concave", et relève de ce qui pourrait être appelé, à la suite de C. Lévi-Strauss, une "endo-cuisine". Elle est faite pour l'usage intime, en l'occurence le cercle familial et ses invités, regroupés autour de son chef.
Type
1 : il s'agit d'un caisson destiné à conserver
la chaleur. L'extérieur est constitué par une caisse en bois et un couvercle à rabattre. L'intérieur est tapissé par une toile en jute, en forme de pyramide renversée, qui retient de la sciure de bois. |
Type
2 : ce Stobche en tôle de fer, qui a la forme d'une lessiveuse,
est constitué de deux parties. La partie inférieure est tapissée de briques réfractaires ou Scharmot. C'est là qu'on met de la braise de charbon de bois. Une ouverture latérale (en E) permet de régler le tirage. L'élément inférieur est séparé de la partie supérieure par une plaque de tôle amovible. C'est sur cette plaque que l'on pose les récipients contenant la nourriture que l'on entend maintenir au chaud. |
Type 3 : ce Stobche plus perfectionné
permet de séparer la nourriture carnée (A) et la nourriture
lactée (B). L'extérieur est en bois. L'intérieur est tapissé de tôle de fer. Le tiroir (D) contient du charbon de bois. |
Type 4 : ce Stobche de luxe, pour salle à manger est d'origine hollandaise. On peut légitimement penser que les familles juives les plus fortunées d'Alsace en possédaient un de ce type, pourvu de petites portes (A) et d'une cheminée de tirage (D). Les braises se mettaient en B, tandis que C était probablement un cendrier. | Type
5 : il s'agit d'un four construit en plein air, semblable aux
nombreux fours à pain que l'on rencontrait dans la campagne alsacienne.
Ce four qui se trouve 39 rue du Städtel à Westhoffen
est soutenu par une construction en poutres et protégé par
un toit de tuiles. Une fois par semaine, le vendredi le plus souvent, on y cuisait les Berchess pour le Shabath. Après la cuisson du pain, on y introduisait des tartes aux fruits, et le soir on y mettait la Gesetsti Sup qui restait chaude jusqu'au lendemain. Les voisins juifs apportaient leur pot de grès qu'ils venaient reprendre le samedi matin après l'office. "Ich sets gern für Eich", signifiait "c'est bien volontiers que vous pouvez mettre votre pot dans mon four". |
Ilexistait également en Alsace des Stobche encastrés dans le mur d'une dépendance, telle la buanderie, mais nous n'avons pas réussi à en retrouver.
L'usage du Stobche n'était pas sans inconvénients. Il était rare qu'il prenne feu, mais cela s'était vu. En revanche, les femmes juives avaient à souffrir de maux de tête, réapparaissant avec régularité les vendredi et samedi, principalement pendant les mois d'hiver, lorsque les fenêtres de leur cuisine étaient soigneusement closes. Elles ignoraient que la combustion lente du charbon de bois était génératrice d'oxyde de carbone, empoisonnant l'atmosphère.
Chaque année, à Pessah,
la Pâque juive, les juifs revivent la sortie d'Egypte par la lecture
de la Haggada, le récit qui relate la libération de l'esclavage.
Au cours de la "Cène pascale", cette lecture est interrompue par un
repas qui ne se prolonge guère, car il s'inscrit dans l'intemporalité
du récit, des chants et discussions qui l'accompagnent. "Voici le pain
de misère que nos ancêtres mangeaient dans le pays d'Egypte.
Quiconque a faim, qu'il vienne et mange avec nous." Dans la hâte du
départ, les juifs avaient omis de faire lever leur pain ; aussi, toute
pâte levée est-elle interdite pendant la semaine de Pessah. L'exclusion
de tout levain donne un aspect particulier à la cuisine de Pessah dont
les plats comprennent beaucoup d'oeufs et de viande.
La préparation des pains azymes, des matsoth exige des soins méticuleux. Voici comment Alexandre Weill décrit dans Couronne (3) cette délicate opération :
"Quinze jours avant Pâque, il y a un véritable remue-ménage dans toute maison juive. Tout est visité, lavé, nettoyé ; les ustensiles de fer et de cuivre passent par le feu et l'eau bouillante mêlée de cendres ; les armoires, les buffets, les bahuts sont purifiés avec cette même eau et recouverts de cartons frais, souvent de planches neuves réservées à cet usage, pendant que les jeunes gens et les jeunes filles vont d'une maison à l'autre dans le but de s'entraider à faire et à cuire des matsot. Les uns pétrissent la pâte avec de l'eau distillée, les autres en font des gâteaux minces et plats qu'ils percent de trous pour les empêcher de se lever; d'autres enfin les passent au four, les comptent et les classent. Ces cuissons de matsot se font à tour de rôle dans certaines maisons qui ont un four et une pièce assez vaste pour cinquante ou soixante travailleurs, et ces maisons restent ouvertes au premier venu pendant quinze jours, pourvu qu'il fournisse le bois et les ouvriers."
La farine, qui a été soigneusement sélectionnée (en effet les grains ont été récoltés avant leur maturité durant une période sèche, pour éviter toute fermentation) est mélangée à de l'eau provenant d'une source d'eau vive et pétrie sur de longues tables de bois recouvertes de tôle ; la pâte est étalée en disques d'environ 20 à 30 cm de diamètre, de 2 à 3 mm d'épaisseur et percée de trous rapprochés pour qu'elle ne lève pas. Le four est un four à pain du type jadis très courant dans la campagne alsacienne. On y brûle des bûches. Lorsqu'il a été porté à la température voulue, on dégage une place pour les matsoth, que l'on y introduit au bout d'une perche. Au bout de quatre ou cinq minutes, on les retire à l'aide d'une pelle en bois à long manche. L'ensemble de l'opération pour chaque fournée ne doit pas dépasser dix-huit minutes. A chaque phase de la fabrication, chacun exprime à haute voix son intention d'accomplir le commandement divin de la fabrication des matsoth. Au siècle dernier, toute une communauté "vivant ainsi, en commun, un travail joyeux et pieux, personne ne voulant renoncer au mérite qui s'attache à chacun des gestes, aussi trivial apparaisse-t-il, que l'on accomplit en vue de la fabrication du pain de la Pâque".
(...)
En conclusion, nous tenons à souligner que dans la cuisine juive d'Alsace,
une dichotomie oppose la nourriture carnée, grasse, plantureuse, exigeant
de savants préparatifs, qui préside aux principaux repas du
Shabath et des fêtes, et la nourriture à base de laitages, maigre,
moins abondante et moins apprêtée, des jours de semaine. La succession
des types de nourriture et de repas renvoie à l'alternance des temps
indifférenciés de la quotidienneté et des temps forts
de la vie religieuse, qui scande la vie du juif de la campagne alsacienne.
La succession de la cuisine quotidienne et de la cuisine de fête est
déterminée par une règle ordonnatrice qui articule également
le passage du temps profane au temps sanctifié. "Il s'agit là
d'un problème de transformation. Le rituel est nécessaire
pour ordonner ce changement, pour que le bouleversement ne soit pas anarchique
mais contrôlé" (4). Notons toutefois, que
dans le judaïsme d'Alsace il n'y a aucune césure radicale, car
le système religieux, qui réglemente la plus modeste consommation
de nourriture et transforme, par la récitation d'une bénédiction,
la moindre bouchée de pain, tend à assurer l'emprise de la culture
religieuse sur toute manifestation de la nature.
L'étude de quelques modes de cuisson des juifs d'Alsace a fait apparaître une réelle méfiance à l'égard de ce qui est à l'état de nature, c'est-à-dire du cru. De même, une cuisson non homogène, brûlée à l'extérieur et peu cuite à l'intérieur, n'est guère prisée. C'est une cuisson lente et homogène, faisant intervenir de multiples médiations, qui a leur faveur. La cuisson se fait au four, généralement dans une cocotte en fonte. Elle dure des heures ; d'ailleurs ces plats sont faits pour être réchauffés plusieurs fois ; cette cuisson lente et homogène permet d'élaborer des plats excellents avec des matériaux relativement bon marché : abats, pain rassis, oeufs et oignons.
Le système culinaire, qui repose sur un code régissant les régimes alimentaires, les ustensiles de la cuisson, les manières de table, "médiatise les rapports entre l'homme et l'univers" (Y. Verdier). Il dépend non de la capacité de l'homme de choisir des éléments appropriés, mais de sa capacité, en tant qu'être de culture, d'élaborer un système symbolique dont relève le code alimentaire. Les différents groupes humains ne mangent pas ce qu'ils aiment, ils aiment ce qu'ils mangent ; chacun d'entre eux apprend en détail à ses enfants à aimer les combinaisons particulières de nourriture que sa tradition culturelle a élaborées. Comment ne pas être frappé par l'extraordinaire variété des structures alimentaires dont chacune ne représente qu'une seule solution parmi toute une série de choix possibles à l'intérieur d'un environnement physique donné ?
Toute structure alimentaire s'inscrit dans un contexte culturel ; bien plus, elle constitue un élément significatif du système symbolique et de la combinaison spécifique qui définit chaque culture. S'il est vrai que la cuisine modèle nos échanges avec le monde, il nous faut constater que les rapports au monde du juif d'Alsace ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de la population majoritaire dans laquelle il évolue. Le colporteur, le marchand de bestiaux ou de céréales, qui sont en route depuis l'aube du dimanche jusqu'au vendredi, font preuve d'une grande frugalité. Ne partageant pas la nourriture du paysan, ils ne s'approprient pas le paysage à la façon de ceux qui s'y enracinent profondément. Il est indéniable que la rigidité des habitudes alimentaires a constitué un instrument de sauvegarde pour une communauté dont la culture s'est effritée peu après, sous les coups de boutoir des idéologies planétaires ou du mimétisme social.
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