LE SACRÉ DANS LA TOURMENTE :
LES QUATRE HAGADOTH DE MAHANAYIM
Elisheva Revel-Neher
Extrait de PERSPECTIVES, Revue de de l'Université Hébraïque de Jérusalem, N°4, 1997 : Le sacré dans la littérature et dans les arts
"Jacob se mit en chemin et il rencontra des envoyés du
Seigneur. Il dit, en les voyant, ceci est le camp du
Seigneur. il appela alors l'endroit Mahanayim"
(Genèse 32:2-3).
Ils sont quatre. Ce sont, en effet, quatre manuscrits
enluminés de la
Hagada (*) de Pâque, qui furent exécutés
entre 1941 et 1944, à "Mahanayim" -
Lanteuil
(1), dans le
sud de la France, pendant la seconde guerre
mondiale
(2).
Ecrits à la main, sur des feuilles de papler libre, plus
tard reliées en cahier, décorées de capitales et de
miniatures réparties dans le texte ou en pleine page, ils
prolongent la tradition médiévale des manuscrits juifs
enluminés, à la fois par leur esprit et par leur message.
Albert Abraham Neher, mon grand-père, a été l'initiateur
et l'âme des ces Hagadoth : c'est lui l'artiste dont la
main a retrouvé les thèmes et les formes du passé. Nathan
Samuel, son gendre, mon oncle, en a été le scribe, patient
et passionné, recréant la beauté de la calligraphie
ancienne et organisant l'espace pour que se mêlent
harmonieusement lettres et dessins. Au scribe et à
l'illustrateur, se sont joints les commentateurs, Richard et André Neher, mon père et mon oncle (3).
Les quatre Hagadoth de Mahanayim ont été composées entre
les fêtes de Hanouka et Pâque. La première, en 1941, la
dernière, en 1944. Nées d'un besoin liturgique - celui de
reproduire le texte pour en fournir un autre exemplaire à
la famille déracinée - et d'un espoir - celui de la fin de
la tourmente - elles incarnent la foi inébranlable de
leurs auteurs dans leur Créateur et dans les valeurs
spirituelles du Judaïsme.
En quittant l'Alsace, Albert A. Neher et ses enfants,
bercés de l'illusion naïve que la guerre finirait vite,
n'emmenèrent avec eux qu'une seule Hagada. Il s'agissait
d'un exemplaire de la Hagada de Rodelheim, éditée en 1920
(4). Elle comportait dix illustrations, inspirées des gravures de la Hagada d'Amsterdam (5).
A Hanouka 1940, mon grand-père, musicien, peintre et
poète, décida d'écrire et d'illustrer une Hagada, pour sa
première petite-fille, dont le père, Nathan Samuel, était
alors prisonnier. La famille se trouvait à Brive, en
Corrèze où elle avait fui l'Alsace dès l'été 1940 (6). La
rédaction du texte fut confiée à André Neher, les
illustrations aussi bien que la conception générale
restant l'oeuvre d'Albert A. Neher. Destinée à une enfant,
le style en est naïf et envoûtant à la fois ; le texte est
abrégé et ne comporte pas ce qui, comme le Birkath
ha-Mazon (*) ou le Hallel (*), se trouve dans le Sidour (*)
quotidien. Elle est dominée par l'extraordinaire
créativité de mon grand-père et son amour pour l'art (7).
Elle est entièrement son oeuvre, le fruit de sa vision.
détail de la Hagada de 1941
|
Les trois autres, à l'inspiration identique, laissent au
scribe l'organisation de l'espace, la division et la
présentation du texte, le choix et la décoration des mots
initiaux et des versets hors-texte enluminés. Le nombre et
la position des enluminures sont déterminés par lui. Comme
le scribe médiéval, Nathan Samuel est l'orchestrateur de
l'oeuvre. Albert A. Neher en est toujours le peintre,
l'illustrateur, en harmonie totale avec le scribe, au
service constant du texte, de sa portée et de son message.
Le thème de Jérusalem est l'élément central de toute
l'iconographie. La page où se trouve la bénédiction
"Sauveur d'Israël" encadre le texte de deux
vignettes longitudinales où se dessine un sentier, étroit
et aride, qui monte en spirales, entre des palmiers et des
maisons jusqu'aux murs de Jérusalem. Le Temple se détache
sur le ciel, sur un fond de rayons qui l'encadrent. Mais
c'est la page d'ouverture du Hallel (*), au moment de remplir
la quatrième coupe, qui met en images texte et motifs
architecturaux de la manière la plus originale. Des
colonnes dont on ne voit que la base et la moitié du fût,
sont posées sur des bandes damées de noir et blanc qui
dans une perspective serrée se rejoignent en un point de
l'espace, menant vers l'infini. Les colonnes touchent au
ciel, à la Jérusalem céleste qui, contrairement à
l'acception chrétienne (8), ne se conçoit dans la pensée
juive que totalement enracinée sur la Terre. Le mot
Hallel, sur un fond de motifs de feuilles et de palmettes,
s'inscrit entre les colonnes, mêlant la louange du
Créateur à la sublime "réalité'' du Sanctuaire.
détail de la Hagada
de 1942
|
Création totalement originale, qui n'existe pas dans les
manuscrits médiévaux
(9), la page de "Louez le Seigneur,
car il est bon'', est à la fois harmonieuse et émouvante
. Aux trois lignes de notes répondent les versets
du
Psaume 118 alternant leurs couleurs et la taille de
leurs lettres. Chaque Hagada contient cette page et les
effets de l'harmonie en sont toujours différents. La même
répartition de la notation musicale et de la calligraphie
se retrouve aussi sur la page de "Implore la pitié
divine". Les échos de l'accompagnement musical de ces pages
résonnent doublement, en ces années de danger, dans l'âme
des participants au
Séder (*).
(...)
Les quatre Hagadoth finissent sur le même point d'orgue
: un juif, le bâton
à la main et le sac à l'épaule, se tient dans la brisure
de deux collines noires et accérées entre lesquelles,
soudain, il découvre pour la première fois, Jérusalem. Ce
n'est pas le Juif errant des images d'Epinal, ce n'est pas
le Juif jeté sur les routes par le mépris chrétien et
contraint de marcher jusqu'à la fin du monde. Et pourtant,
comme il est proche, ce malheureux, du destin des juifs à
l'époque de la Shoa. Non, c'est le pèlerin de Jérusalem,
l'éternel pèlerin de la Ville, celui de toutes les
générations de Juifs, qui la voit pour la première fois,
entre la déchirure noire des collines, qui la voit au
loin, inondée de soleil,et déjà si proche (10).
Quatre Hagadoth, comme les quatre coupes du Séder (*)... mais
aussi comme les quatre enfants d'Albert A. Neher et les
quatre dernières années de sa vie. Pour ce qui est de la
cinquième coupe, celle de la délivrance, il n'a pas été
donné à mon grand-père d'en prononcer la bénédiction. Il
n'a pas pu enluminer la cinquième Hagada, celle de la
Libération : il est mort le 5 Chevat 5705, 18 Janvier
1945. Mais le symbole de Mahanayim, de la Double Demeure
est présent dans toute son oeuvre. C'est le double
symbole de l'angoisse et de l'espérance, le temps de la
douleur et de la persécution mais aussi le temps biblique
de la continuité de la Promesse, malgré le Silence, de
l'espoir du Retour messianique à Jérusalem.
(...)
Fruits de la collaboration collective d'une tribu
familiale et de ses élèves, témoins de l'enracinement
profond de la vie juive et de la force spirituelle de ses
auteurs, les quatre Hagadoth de Mahanayim, l'une après
l'autre, ont fait le chemin du Retour. Aujourd'hui à
Jérusalem, pour les petits-enfants et les arrière-petits-enfants de leurs auteurs, elles continuent
à marquer de leur beauté la soirée du Séder(*).
détail de la Hagada de 1942
Notes :
- André Neher, Le Dur Bonheur d'être Juif; Paris, 1978,
p.13 : "Avec les membres de ma famille, expulsés comme
moi de la Cité des Hommes que nous savions provisoire,
nous avons créé, dans le temps et dans l'espace, une
micro-cité de Dieu, l'Ecole clandestine de Lanteuil, en
Corrèze, à 10 km de Brive-la-Gaillarde et nous avons
appelé notre demeure Mahanayim [...] 'La Double Demeure*
[...] parce que nous y avons vécu, précisément. d'une
manière constante et consciente, dans une dimension double
: celle de l'angoisse et de l'espérance, celle de la
persécution et celle du temps biblique dont la plénitude
recouvrait chacun de nos instants". Retour au texte
- La chronologie et l'histoire des Hagadoth sont liées à
l'histoire de ma famille. D'origine alsacienne, de la
petite ville d'Obernai où vivait une communauté juive
active dont mon grand-père Albert A. Neher fut le
président, la famille Neher s'installa, en 1927, à
Strasbourg. Il y avait quatre enfants. Suzel, Richard,
Hélène et André. Après la promulgation du statut des juifs
(qui enlevait à mon père son poste de magistrat et à mon
oncle celui de professeur de lycée) elle s'arracha à
l'Alsace pour tenter de retrouver la France libre. Les
étails de cet exode m'ont été contés par mon père za"l
qui m'a aussi laissé un texte sur l'histoire des Hagadoth,
écrit quelques mois avant sa mort, en avril 1981.
Retour au texte
- Ils ont écrit un commentaire en hébreu qui figure à la
fin des deux dernières Hagadoth en un cahier séparé, en
deux langues, sous le titre "Yaari ve-divshi". Cette
collaboration les mènera en 1946, à publier ensemble, à
Lyon, Transcendance et immanence. Retour au texte
- Ses premières éditions remontent à 1845 et elles ne
comportent pas, alors, d'illustrations. Retour au texte
- Celle-ci est l'oeuvre d'un prosélyte, Abraham ben Jacob
qui trouva, en 1695, son inspiration dans les illustrations
bibliques de Mathaeus Merian de Bâle. Y.H.Yerushalmi,
Haggadah and History, Philadelphle, 1975, p.59 ff. ; B.
Narkiss, Introduction au volume fac-similé de la Hagada
d'Amsterdam. Retour au texte
- Le hasard de la route mena les Neher de Mulhouse à
Auxerre, à Limoges et enfin à Brive. Retour au texte
- Il écrivit des Aperçus critiques de la critique de la
Bible, des rornans, des poèmes, joua et composa de
la musique et peignit avec passion son Alsace natale. Retour au texte
- Pour la théologie chrétienne, Jérusalem, toute d'or et
de pierres précieuses. se trouve au ciel et ne
descendra sur terre qu'à la fin des temps (Apocalypse, 21). Voir le numéro d' Etudes, Art et Littérature de
l'Universilé Hébraïque de Jérusalem sur "Jérusalem", en
1991, notamrnent les articles de Marcel Dubois et le mien,
pour l'iconographie juive de Jérusalem. Retour au texte
- Notation musicale et textes hébreux se mêlent chez Salomon de Rossi, au début du 17ème siècle à Mantoue. Retour au texte
- "En ces jours-là, dix hommes de toutes langues, de
toutes nations, saisiront l'habit d'un seul juif et lui
diront : permets que nous fassions route ensemble, je veux
aller à côté de toi, moi aussi, car près de toi j'entends
ce Dieu qui est avec toi." (Zaccharie 8:23). André Neher,
Clefs pour le Judaïsme, Paris 1977, p.27. Retour au texte
- Birkath ha-Mazon : bénédiction prononcée après chaque repas
- Hagada (pluriel : Hagadoth) : récit de la sortie d'Egypte, accompagné de textes bibliques, de psaumes et de commentaires, lu durant le repas de Pâque.
- Hallel : litt. "louanges", psaumes récités en action de grâce, les jours de fête.
- Séder : célébration familiale des deux premières soirées de la fête de Pâque.
- Sidour : rituel des prières quotidiennes et du Shabath.
[André Neher et la Shoah][Hagada de 1941][Hagada de 1942]