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UN TEMOIGNAGE SUR ANDRE NEHER ET LA SHOAH
Renée Neher-Bernheim
Extrait de HAMORÉ, N° 128, mars 1990
Dix plaies
"Les dix plaies"
détail de la Hagada
de 1941

Le silence de l'homme

Dix plaies
"Les dix plaies"
détail de la Hagada
de 1941
(...) Strasbourg est évacuée dès septembre 1939, et sera annexée par les Allemands un an plus tard. Après une courte mobilisation - André a été réformé après deux mois environ - s'installe une errance vers le sud de l'Alsace d'abord, à Mulhouse, puis en mai 40 vers l'ouest de la France, pour finalement aboutir avec sa famille en juin 40, à Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, non loin de Limoges et de Périgueux où avaient été évacuées par le Gouvernement français les populations alsaciennes et lorraines frontalières du Rhin. A la rentrée d'octobre 1940, André est nommé professeur d'allemand au collège de Brive. Il n'y est que depuis trois jours, que le Statut des Juifs est proclamé, le 3 octobre 1940. Il raye tous les enseignants juifs de leurs postes, avec la raison que les Juifs sont un élément dissolvant de la société et corrompent la jeunesse. La date exécutoire du statut qui frappe les enseignants est fixée au 20 décembre 1940. Ce jour-là s'est passé ce que, dans Le dur bonheur d'être juif, André a appelé "Ma dernière classe" : je ne vous la raconterai pas, mais c'est un texte poignant que vous trouverez dans ce livre.

En 1941, la famille Neher quitte Brive pour un village à quelques kilomètres de Brive, qui s'appelait Lanteuil et auquel ils ont donné le nom biblique de "Ma'hanayim". Là, pour vivre, parce qu'il fallait bien gagner son pain quand on avait été "statufié", comme on disait alors, ils ont, lui et sa famille : son frère, ses soeurs, ses parents, organisé une espèce de pensionnat où sont venus préparer leur bac quelques jeunes, juifs et non-juifs.

Mais, surtout, la famille Neher se concentre sur l'étude du judaïsme, sur son intériorisation, sur la mise en question du monde qui est en train de s'écrouler autour d'eux, et la mise en question de ce judaïsme qui, lui aussi, paraît livré à la défaite. Peu à peu on apprend que tel parent, tel ami a été arrêté, déporté vers une destination qui est encore inconnue mais qu'on sait certainement tragique. Le cercle infernal se referme.

La famille Neher elle-même a eu la chance d'être épargnée ; mais André a vu la brutalité allemande de très près. En avril 1944, la terrible division SS Das Reich est envoyée en Corrèze pour lutter contre le maquis. C'est un aspect de la répression allemande qui est assez mal connu. On se borne souvent à évoquer les maquis du Vercors ; mais en Corrèze, en Périgord et en Quercy, la lutte a été extrêmement violente (1).

Les Hagadoth manuscrites

Le 6 avril, un détachement des SS arrive dans ce village de Lanteuil. Auparavant, ils avaient déjà arrêté, fusillé, massacré atrocement les Juifs de la région. Plusieurs avaient été jetés dans des puits où ils sont morts. Bien des amis très proches d'André et de sa famille, ont été ainsi voués à une mort atroce. Le 6 avril donc, un détachement des SS arrive à Lanteuil ; ils parlementent avec Albert Abraham Neher, le père d'André, le chef de famille ; ils sont à ce moment-là onze personnes dont deux jeunes enfants, dans une espèce de vieux château qui leur servait de lieu de refuge, Sans qu'on ait pu vraiment comprendre pourquoi (question que la famille s'est toujours posée après la guerre), les SS repartent sans les avoir arrêtés, de même pour les cinq autres familles juives de Lanteuil. Deux jours plus tard, c'est Pessa'h ; impossible d'aller à Brive, les routes sont pleines de soldats allemands. Impossible de recevoir des matsoth de qui que ce soit. Alors, ils cuisent leurs matsoth eux-mêmes et s'apprêtent pour Pessa'h avec l'émotion que vous pouvez imaginer.

Lorsque les soldats de la division Das Reich sont entrés chez eux, ils étaient occupés à terminer les dernières pages de la Hagada, commencée vers Hanouka. C'était la quatrième de ces Hagadoth manuscrites écrites et illustrées par la famille Neher-Samuel et qui ont une émouvante histoire.

La première de ces Hagadoth a été écrite à Brive, pour Pessah 1941. C'est André qui en a été le scribe et son père l'a illustrée : travail d'amour et de fidélité dans la foi, véritable Avodath Hakodèsh qui leur a donné une telle force spirituelle qu'après la première, ils ont décidé d'en faire une nouvelle l'année suivante, où ils étaient déjà repliés à Lanteuil-Ma'hanayim.

Quand Nathan Samuel a été libéré de captivité en été 1941, c'est lui qui est devenu le scribe, avec une extrêmement belle écriture, et c'est toujours le patriarche, Albert Abraham Neher, qui en a fait l'illustration (2).

Lorsque les soldats SS sont repartis sans les arrêter, les laissant sains et saufs, mais en proie à l'incroyable soulagement d'avoir été miraculeusement épargnés, ils ont écrit dans cette quatrième Hagada une phrase qui n'existe dans aucune autre Hagada du monde (saïe, ch. 43, v. 1,2 et 3I) : "Al tira ki guealtikha.." - "Ne crains rien car Je t'ai sauvé... car Je serai avec toi à travers les eaux, et tu ne seras pas noyé dans les fleuves ; quand tu marcheras à travers le feu, tu ne seras pas brûlé ; à travers la flamme, tu ne seras pas enflammé, car Je suis l'Éternel ton Dieu, le Saint d'Israël ton Sauveur."

Ces quelques lignes, écrites en hébreu naturellement, sont insérées en un encadrement triangulaire vers la fin de la Hagada, puisque c'était juste avant Pessah et que la famille était en train d'achever ce travail de sainteté au moment de l'arrivée chez eux des soldats nazis.

Hallel
"Hallel" - détail de la Hagada de 1942

Notes :

  1. Voir en particulier Georges Beau et Léopold Gaubusseau : R.5. Les SS en Limousin, Périgord, Quercy, Paris, Presses de la Cité, 1984. Retour au texte
  2. Cette année 1989 précisément, la première de ces Hagadoth, celle de 1941 écrite de la main d'André, est exposée au Musée d'Israël, à Jérusalem, dans une exposition consacrée à Pessah dans l'Aile des jeunes. Retour au texte

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