La dame, l'aiguière et le capridé
Sceaux judéo-alsaciens inédits
par Eliane ROOS-SCHUHL


Huit sceaux-matrices ont été mis au jour dans la campagne alsacienne. Nous les analysons ici, étudions la symbolique représentée, et traduisons leur légende hébraïque. Nous tentons didentifier leur titulaire lorsque cela s'avère possible, ce qui est le cas de plusieurs sceaux alsaciens du 18ème siècle.

L'utilisation d'un sceau pour marquer propriété ou autorité est attestée depuis la plus haute Antiquité (1) et beaucoup figurent dans les collections de musées, ou de particuliers. Les sceaux et leur utilisation courante sont mentionnés dans la Bible. Dès la Genèse, Tamar demande des gages à Juda, et, en premier lieu: "'hotamkha" "ton sceau" (Gn 38:18). Dans la description des vêtements des Cohanim dans le désert, les douze pierres du pectoral sont gravées aux noms des tribus d'Israël, pitu'hei 'hotem "gravées en cac/het" (Ex 28:11,21). Rachi précise : "les lettres y sont excavées comme on excave les cachets des anneaux pour cacheter des lettres d'une écriture claire et lisible" (2).

Fait étrange, ces chevalières, gages d'un pouvoir personnel, se prêtent aisément : Juda accepte de confier la sienne à une femme qu'il prend pour une prostituée. Plus tard, Assuérus, roi de Perse, confie sa bague portant le sceau royal (taba`at hamelekh) à ses favoris du moment, Haman puis Mardochée et Esther, selon le récit de la Meguila, le Livre d'Esther (3, 10; 8, 8).

C'est au moyen-âge que se démocratise l'usage de sceaux personnels. L'on se demande s'il existait des graveurs juifs alors que l'accès aux guildes leur était interdit. Un sigillificus est mentionné à Dijon vers 1363 (3). Au 18ème siècle, des princes allemands et autrichiens font appel à des orfèvres et graveurs juifs d'intailles et de diamants (4).

En Basse-Alsace, un graveur de sceaux est attesté à Bischheim-au-Saum. En 1808, lors de la prise de noms fixes par les juifs de l'Empire, des "affineurs", un graveur de sceaux ainsi qu'une famille Goldscheider, "raffineurs d'or et dargent" se déclarent à Strasbourg. Behr Bernard Joseph, dit être né vers 1780 à Niedernai, choisit à Mutzig le nom de Bruno Bernard et se déclare orfèvre (5).

Il existe quelques catalogues connus de sceaux à inscriptions hébraïques (6). Les matrices de sceaux sont de petits objets qu'il est rare de retrouver. La découverte de nouveaux anneaux ou pendentifs à inscriptions hébraïques est d'autant plus exceptionnelle. Photographies et empreintes de ceux-ci ont été adressées par un sigillographe au Cercle de Généalogie Juive pour traduction de l'hébreu (7). Ce sont des sceaux judéo-alsaciens à usage personnel : des matrices datables – avec une certaine marge d'erreur - des 17ème, 18ème ou 19ème siècles.

Elles ont été découvertes fortuitement dans le voisinage des villages alsaciens de Duttlenheim, Krautergersheim, Marlenheim, à l'ouest de Strasbourg, Duppigheim et dans la forêt de Haguenau. Des communautés juives y sont bien attestées, au moins depuis le dernier tiers du 17ème siècle, après la fin de la Guerre de Trente ans et les Réunions à la France. Les spécialistes considèrent que les sceaux ne se perdent jamais bien loin du domicile de leur détenteur : la localisation est donc un indice précieux.

DESCRIPTION

Ce sont de petits objets, parfois endommagés, qui ne paient pas de mine, plus ou moins oxydés. Ils sont généralement fait de bronze ou de laiton. Le diamètre des anneaux indique qu'ils ont été portés sur des doigts assez fins (7). Le manche du pendentif est percé afin de l'accrocher à une chaîne ou à la ceinture.

Que représente leur champ ? Une verseuse, une dame, un capricorne - cerf ou bélier? - des poissons, un arc, un lion. La légende indique toujours le nom de leur propriétaire en hébreu.

1. Le sceau au capridé


Bague au bélier d'Eliakim fils de Moïse

Cette bague-sceau de bronze (empreinte presque circulaire 15x14 mm) a été mise au jour près de Krautergersheim, le village des choux à choucroute, à 25 km à l'ouest de Strasbourg. La première synagogue y date de 1746 (reconstruite en 1868, c'est, aujourd'hui, un bâtiment désaffecté transformé en fabrique de choucroute) (9).
Le village comptait vingt-neuf familles juives (152 individus) au recensement de 1784 (10).

La légende circulaire est entourée d'un cercle cannelé.

Nom du propriétaire : Eliaqum bar Moshe yatsu, Eliakim fils de Moïse que Dieu le garde !

Explication du nom : Elyaqum, Elyakim, "Dieu affermit". Fils du roi Josias, Yehoyakim, roi de Juda (-639--608), dit Eliakim (l'Eliacin de Racine) prend le nom de Joachim en succédant à son père (608-597), emmené prisonnier à Babylone par les troupes du roi Nabuchodonosor (II Rois 18:18).

Le sigle optatif yatsu représente le vœu : Yishmerehu Tsouro Wegoalo "Que son rocher et sauveur le préserve !" ou Yishmerehu Tsouro] Weya'hehu, "Que son rocher le préserve et qu'il le fasse vivre !". Ce souhait indique que le père du titulaire est vivant.

Le champ : ce capridé élancé porte les cornes basses. Ce nest pas un cerf (11), ni, semble-t-il, le capricorne du zodiaque. De quel animal sagit-il donc ? Il arrive qu'un bélier soit ainsi représenté, et ce déjà sur des sceaux antiques. Il est souvent associé à Isaac qui échappe au sacrifice grâce à l'appel divin et au bélier miraculeusement apparu (Genèse 22:13). L'animal, passant vers la gauche, se tient sur ce qui n'est pas la ligne du sol (12). Ne serait-ce une allusion au shofar – la corne de bélier qui évoque la ligature d'Isaacet la fête de Rosh hashana, pendant laquelle on sonne du shofar ?

Identification : le prénom Elyaqum est souvent associé à Gœtsch(el) (Gottschalk, Gotchaux) en Alsace et en Allemagne (13). Or, en 1725 (relevé effectué sur ordre de l'Intendant Monseigneur de Harley) (14), parmi les quinze chefs de familles juives de Krautergersheim qui paient droits de résidence et de protection au seigneur de Rohan Fleckenstein, se trouve un Gœtschel, qui "y est habité depuis 1689". En 1777 un contrat de mariage établi à Krautergersheim et déposé au notariat d'Obernai (15), mentionne l'union de Hinne de Soultz avec Elyaqum dit Goetschel bar Moyse bar Leib bar Elyaqum. Quelques années plus tard, le couple constitue la onzième famille juive à Krautergersheim au recensement de 1784 avec un fils, deux filles et une servante. Il pourrait bien s'agir d'Eliaqum fils de Moïse, propriétaire du sceau au bélier.
Des mentions dans le Livret de circoncisions de Moÿses Schuhl de Westhouse font état de Moïse et de Gœtsch de Krautergersheim, en 1785 et 1790 respectivement (16).

Tableau de descendance possible : Elyaqum né vers 1670, père du préposé Leib (~1710-1779) (17) père de Moyse (~1735), père dElyaqum (~1760); tous vécurent à Krautergersheim, au cours du 18ème siècle et au-delà.

2. Le sceau à la dame


La bague à la vierge de Schmeye - Shemaya fils de feu Juda

Cette dame ne peut que représenter le signe zodiacal de la Vierge. La bague-sceau à la vierge provient du même secteur géographique que la précédente. Elle est de même facture : sobriété de l'image mal centrée ainsi que de l'écriture, même ligne cannelée en bordure. Elle pourrait être faite d'un alliage de fer et de plomb.

Cet anneau sigillaire rappelle un sceau-matrice alsacien, orné du signe de la vierge, conservé au Musée dArt et d'Histoire du Judaïsme (18). La représentation de ce signe évoque également celui qui figure sur un sceau alsaciende la collection Nessel à Haguenau (19). La Virgo ressemble à sy méprendre aux jeunes mariées typiquement alsaciennes des mappoth, les mappess, langes de la brith mila, bandes de tissu brodées par la suite, apportées publiquement à la synagogue et enroulées autour d'un rouleau de la Loi par les petits garçons dès lâge de trois ans (20).

La légende : Au nom du propriétaire : shemay`a bar yehuda zal, Shemaya fils de feu Juda.
Shema`ya / Shema`yahu (Dieu l'écoute, I Rois 12:22 ; Jér 29:31) est prononcé Schmeye(n) en judéo-alsacien. Le sigle final se lit zal, zikhrono liberakha, "Que sa mémoire soit bénédiction!" et s'applique à un défunt.

Le prénom Shemaya comporte ici une faute dorthographe: Schemiy`a, métathèse, inversion du yod et du `ayin. Le nom hébraïque de son père, Juda, se traduit pour lusage quotidien par un équivalent du lion qui le symbolise: Leib, Leibel, Lœwel ou Lœbel, déformations du mot allemand Lœwe.

Le champ : signe du zodiaque, Virgo, femme main gauche sur la hanche, fleur à la main droite. Les personnages héraldiques portent toujours un objet à la main : sceptre pour un roi, faucon ou fleur de lys pour une dame etc.
L'écriture carrée est régulière, sans fioritures.

Identification : un fils et un petit-fils de Schmeye de Krautergersheim sont cités en 1739 (21). Lœwel, doublon de Juda, figure parmi les quinze chefs de famille établis à Krautergersheim en 1725. Il "y est habité depuis 1715". Deux Juda dits Leib(el) sont présents dans les contrats de mariage du 18ème siècle dans le bourg: Leib le Jeune et Leib le Vieux, ce dernier "syndic et péposé".

3. Le sceau aux poissons

Le sceau aux poissons de Jacob b. David Qrauteni
Il sagit d'un sceau qui diffère des précédents: un petit pendentif en bronze, haut de 2 cm, de forme ovale (17 x 14 mm), à l'orifice décentré - toujours localisé dans les environs du village de Krautergersheim (sur le ban de Meistratzheim).

La légende : jacob bar david yasu miqrwyeny: Jacob fils de David, que Dieu le garde et le protège! de QROYTENI (ou qroytene)

Ce sceau paraissait plus ancien. La matrice semble grossière mais la gravure est fine.

Le champ : dans le champ, le signe des poissons, tête-bêche comme il est d'usage dans les représentations du zodiaque. Les poissons illustrent vraisemblablement le mois de naissance du sigillant, le mois de adar. Une bague sigillaire de bronze comparable, ovale mais orientée dans l'autre sens, datée des 17ème ou 18ème siècles, aux poissons, se trouve dans les collections du Musée dArt et dHistoire du Judaïsme à Paris (22).

Le propriétaire : c'est en ce cas la localisation de la découverte qui nous permet de comprendre le dernier mot inscrit: "Qroytene". Il sagit d'un qualificatif toponyme: "de Krautergersheim". Or, si les données trouvées grâce aux contrats de mariage du 18ème siècle concernent bien Jacob fils de David, plusieurs enfants de David déposent leur contrat ou leur ketuba dans les années 1760-1780 au greffe dObernai, parmi lesquels Jacob Bähr bar David bar Moshe (23).

En 1784 Jacob Bähr, sa femme Krunel (Cronel), son fils, ses filles et son père David, constituent la première des vingt-neuf familles du Dénombrement dans la bourgade, indice de notabilité (24). Or, le préposé de la communauté Jacob est cité dans le registre de circoncisions de Moyses Schuhl de Westhouse (25).

Datation possible : David le père est décédé entre 1784 et 1788, date de naissance déclarée d'un petit David fils de Jacob devenu Jacques. Jacob a donc fait fabriquer son sceau avant cette date puisque le sigle gravé indique que son père est vivant (26).

4. L'aiguière des Lévites.


La bague à l'aiguière de Jacob fils de Qalman Lévi

Cette jolie bague-sceau octogonale provient des environs de Duttlenheim, à 20 km à l'ouest de Strasbourg et à quelques kilomètres au sud du village de Krautergersheim.

La légende, entourée d'une ligne appuyée, cannelée, suit la bordure du sceau. Les caractères gravés sont profonds et soigneusement dessinés (par exemple le beth).

Nom du propriétaire : ya`aqov bar qalonymos segal, Jacob fils de Qalmann Lévi.
Qalonymos est un nom grec qui signifie "beau nom", souvent porté par des juifs (27). Il devient Qalmann, Kalman, Calmen dans l'aire germanophone.
Le mot Sgal est lacronyme de s[e]ga[n ha]l[eviim], auxiliaire des Lévites; il désigne couramment les Lévy.

Le champ du sceau : une verseuse, fine aiguière bec vers la droite. Elle ressemble à des aiguières allemandes médiévales conservées au musée du moyen âge à Paris. Ces aquamaniles symbolisent la fonction de la tribu des Lévites au Temple. Par la suite, les descendants de Lévi lavent les mains des Cohen pour les purifier avant que ces derniers ne bénissent l'assemblée pendant les offices. Pourtant, écrit Daniel Friedenberg (28), pas de mains bénissantes (pour les Cohanim) ni d'aiguières avant le 16ème siècle – indice qui conforte la datation au 18ème siècle.

Identification : dans le recensement de 1725 des chefs de famille admis à Duttlenheim sont cités quatre Lévy, dont Jacob depuis 1696, et Meyer [son frère] depuis 1717.
En 1784 on trouve à Duttlenheim une famille Kalmen Lévy (2e famille), une autre, Jacob fils de Calmen Lévy (dixième famille) et Kalmen Lévy, fils de Hönna (Hanna) Lazarus, veuve (quinzième famille).

Jacob fils de Qalonymos dit Calmann Lévi pourrait être un ancêtre lointain de l'éditeur... mais nous n'avons pas réussi à le prouver car le prénom Calmann figure plutôt parmi les ancêtres maternelsde Calmann-Lévy ! (29)

Des liens familiaux entre les deux villages de Duttlenheim et de Krautergersheim, distants de quelques kilomètres et qui, tous deux, dépendaient de la Noblesse de Basse-Alsace, sont manifestes. Les contrats de mariage font état de plusieurs unions entre les Lévy de Duttlenheim (l'aiguière) et des conjoints de Krautergersheim (la vierge et le bélier) ! (30) Existait-il un ou des ateliers de fabrication de matrices de sceaux qui, parmi d'autres activités sans doute, fournit la famille et le voisinage ? La question reste ouverte.

5. le sagittaire

 

La bague à larc dEphraïm bar Mosche zal

Cet anneau brisé a été trouvé près de Duppigheim (dix-neuf familles en 1784). L'empreinte est un rectangle arrondi. La facture en est simple : peu de relief et manque de symétrie de linscription; aucune bordure.

La légende : le nom du possesseur: Ephraïm fils de feu Moïse. Or quatre Moïse vivent à Duppigheim en 1784 qui pourraient lui être apparentés. Le sceau est difficile à dater.

Le champ : cet arc muni d'une flèche représente de toute évidence le signe du sagittaire.

7. La bague au lion


La bague au lion de [Joseph ?] fils de feu Isaac (images retournées)

Cette bague sigillaire brisée a été trouvée sur la route de Haguenau à Wœrth, dans la forêt de Haguenau, à la sortie nord de la ville. Elle est faite de bronze à forte teneur en étain. Circulaire, une ligne cannelée en souligne la bordure.

La légende : les caractères sont d'une belle gravure, proche de celle de l'anneau n°4 ci-dessus (l'aiguière de Qalonymos Lévi). Le bord, qui portait le prénom de son propriétaire, est malheureusement brisé. Il reste des vestiges du pied des lettres : peut-être Yossef, donc Yossef bar Yitzhaq zal, Joseph fils de feu Isaac?
Cet homme a pu venir de la grande communauté de Haguenau, ou s'y rendre depuis Wœrth, ou bien, parmi les lieux où des familles juives ont été autorisées à vivre, Gunstett ou Reichshoffen. Le prénom Isaac est malheureusement trop courant pour pouvoir servir à l'identifier.

Le champ : ce lion rampant symbolise plutôt le signe du zodiaque que celui de la tribu de Juda.

CONCLUSION

Si lon compare les illustrations au nom gravé sur le pourtour, on ne constate guère trace d'armes parlantes qui relieraient l'image choisie au prénom du titulaire. Ainsi, le cerf, si c'en est un, n'est associé ici à aucun Nephtali (la biche agile de la bénédiction de Jacob à son fils, Genèse 49:21) comme le voudrait l'usage - et aucun lion n'accompagne Juda (Gn 49:9). Une exception: présence d'un symbole explicitement juif : laiguière des leviim, descendants de la tribu de Lévi.

Importance du zodiaque

Force est de constater la nature zodiacale des armoiries (31) : le lion reproduit le signe du zodiaque et non le symbole si fréquent de la tribu de Juda. La littérature rabbinique n'associe pas les douze signes du zodiaque aux croyances païennes et ne craint pas d'en parler ; il en est question dans le Sefer Yetzira; le Yalkut Shim`oni leur associe les douze tribus en expliquant leur emplacement dans le désert. L'utilisation des images qui les représentent est habituelle sur les mosaïques des synagogues de Terre Sainte sous influence byzantine, puis dans des manuscrits médiévaux et certains rituels de prières.

L'art populaire s'empare des signes du zodiaque. Ici, l'alsacienne représente Virgo la vierge ; le capridé, le bélier. Les commanditaires d'un sceau choisissaient-ils au marché ou chez un graveur dans une échoppe ordinaire le symbole qui les séduisait ? Faisaient-ils graver leur anneau ou leur pendentif avec une illustration quelconque, par exemple le mois de leur naissance, peut-être sensée leur porter bonheur ? Nous acceptons l'hypothèse de Robert Weyl qui considère cette représentation "avant tout [comme] un élément décoratif" (32).

Les sceaux de ce corpus diffèrent les uns des autres et par leur style et par la gravure des lettres et des images. Il suffit de comparer par exemple la manière décrire bar, fils de M. (bet resh), lettres présentes sur chacun des sceaux (33). La bague octogonale à laiguière et celle au lion sont de facture plus soignée; les autres chevalières de villages alsaciens sont plus frustes. Une localisation précise de certaines matrices nous a permis d'identifier leur propriétaire, car un nom ne suffit guère – et ces bijoux redonnent vie à leurs titulaires disparus (34).

 

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