Un conte pour Roch Hachanah :
Une secte à Osthoffen !
par Alain KAHN

Synagogue d'Osthoffen
La communauté juive d'Osthoffen existe depuis le début du 18ème siècle puisque six familles y résidaient alors, soit environ trente personnes : les familles de Israël Weyl, Schlomen (Salomon) Weyl, Isaac Weyl, Gedalia Lévi, Schimen (Simon) et Gumber Lévi. Comme dans toute la campagne alsacienne à cette époque, ces hommes exerçaient des activités du commerce rural comme le colportage, le commerce de bestiaux, de grains, de peaux et cuirs, et quelque fois de vin ou autres produits encore. Ceux qui gagnaient un peu d'argent pouvaient également prêter, ponctuellement, les petites sommes dont ils disposaient puisque cette activité était interdite aux chrétiens.

Les juifs s'installaient dans des communes comme Osthoffen car ils ne pouvaient pas résider au cœur du Kochersberg, région particulièrement fertile, et notamment à Truchtersheim qui relevait alors de la Ville Libre de Strasbourg où l'interdiction d'y habiter était toujours en vigueur pour les juifs. Au nord, ils s'installaien dans le Comté de Hanau-Lichtenberg et particulièrement à Ingenheim, Schaffhouse, Waltenheim, Mittelhausen, Wingersheim, Schwindratzheim, Mommenheim, Wittersheim et Minversheim. Au sud, Osthoffen dépendait de la Noblesse Immédiate de Basse Alsace avec Wintzenheim, Kuttolsheim et Quatzenheim.

Une enquête

En cette année 1936, je consultai les registres de la communauté et je me disais que les douze juifs qui demeuraient encore à Osthoffen étaient la preuve vivante du déclin de ces petites communautés rurales, qui se produisait depuis que nos coreligionnaires étaient à nouveau autorisés à s'installer en ville. Ils étaient surtout attirés par Strasbourg qui se développait de plus en plus depuis la Révolution Française, grâce à la modernisation des moyens de transport qui favorisait bien des activités commerciales. En 1860, on comptait chez nous encore 132 juifs, en 1882 on en dénombrait 117 et en 1910 il n'en restait plus que cinquante.

Le dernier rabbin d'Osthoffen avait été Max Gugenheim qui officiait désormais à Bouxwiller après un passage à Westhoffen. Le premier rabbin de notre communauté avait été David Lehmann, puis Lazare Bloch et enfin Max Staripolski. Je pense à ces rabbins car la présence d'un guide m'aurait rassuré face aux problèmes du moment, et m'aurait permis de les aborder plus sereinement. Mais faute de rabbin, je me retrouve souvent seul dans notre synagogue, et j'essaie d'y trouver consolation et énergie !

L'affaire qui me préoccupe est vraiment incroyable. J'ai eu la visite, à la maison, d'un commissaire, Monsieur Schmitt. Quand ma femme, Rosa, a ouvert la porte et m'a dit, toute rouge d'énervement : « Joseph, un commissaire veut te voir ! », elle était blême et moi-même j'ai failli tomber à la renverse.  Monsieur Schmitt m'a expliqué qu'une dénonciation lui était parvenue et qu'elle mettait gravement en cause la communauté. Des habitants d'Osthoffen avaient signé une pétition qui demandait que cessent certaines pratiques dignes d'une secte ou relevant de la sorcellerie et que la loi devait être appliquée en de telles circonstances.

On nous reprochait d'aller régulièrement en cortège à la Muehlbach, une petite rivière qui passait non loin du château d'Osthoffen, de prononcer des incantations et d'y jeter bruyamment, à de nombreuses reprises, divers objets en faisant de grands gestes. Il avait été relevé que ces pratiques se déroulaient par tous les temps et qu'il semblait que rien ne pouvait nous empêcher de nous y adonner. Monsieur Schmitt m'a montré une pétition qui mettait en cause notre communauté et demandait aux pouvoirs publics d'y mettre bon ordre !

J'ai d'abord été estomaqué, car je me suis dit que l'antisémitisme ambiant qui commençait à poindre son nez, comme certaines nouvelles d'Allemagne le laissaient entendre, arrivait chez nous. Et puis, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai éclaté de rire à un tel point que Rosa m'a fait une multitude de signes pour me dire que je devais arrêter cela, que Monsieur Schmitt allait mal le prendre et que finalement cela nous amènerait encore plus d'ennuis …

Monsieur Schmitt était un homme assez petit, bien nourri et rougeaud, il avait les pieds sur terre et ne s'énerva pas. Il me demanda simplement de m'expliquer ce que tout cela signifiait. Je lui dis qu'il vaudrait mieux qu'il y ait une confrontation générale au cours de laquelle je donnerai toutes les explications qu'il voudrait. Ma proposition lui plut et je lui promis de lui fournir mon argumentation avant la date qui aurait été arrêtée pour ce moment que j'attendais maintenant avec beaucoup d'impatience.

Taschli'h

Cérémonie du Tachli'h sur une gravure de Hermann Junker
Il ne s'agissait pas, bien entendu d'une « confrontation » mais plutôt d'une « conciliation » pour que la plainte puisse être retirée. Il y avait une dizaine de personnes dont je connaissais la plupart. Certains n'osaient pas me regarder, d'autres me fixaient de leur regard interrogateur ou inquisiteur. Je leur expliquais que les gestes qu'ils avaient observés n'étaient inspirés ni par une secte ni par la sorcellerie. Il s'agissait ni plus ni moins d'un acte pratiqué par des juifs religieux, des croyants comme on en trouve dans toutes les religions. En effet, les juifs, à l'occasion de la fête de Roch Hashana, le nouvel an, ont l'habitude de se rendre au bord d'une rivière pour se purifier de tous les pêchés qu'ils ont commis durant l'année. C'est pourquoi depuis le moyen-âge, ils jettent des miettes de pain dans la rivière conformément au verset du prophète Michée :
« Oui, tu nous reprendras en pitié, tu étoufferas nos iniquités, tu plongeras leurs péchés dans les profondeurs de la mer ».

C'est en effet une coutume bien implantée en Alsace qui se nomme « tachli'h » du mot hébreux qui veut dire « tu plongeras ». Elle se trouve dans le livre du Maharil, un rabbin du 14ème siècle qui a codifié les us et coutumes de la Vallée du Rhin. Il ne faut donc rien y chercher d'autre qu'une cérémonie participant à la préparation du Yom Kippour, le jour du Grand Pardon. Chaque juif fait le bilan de son action et demande à son Créateur de lui pardonner toutes les fautes qu'il a commises. J'ajoutai que j'étais à la disposition de toutes celles et de tous ceux qui étaient présents si des questions m'étaient posées à ce sujet. C'est comme cela, en ne recherchant pas les raisons d'un acte singulier ou d'une attitude inhabituelle,  que des préjugés se fabriquent et entraînent des malentendus néfastes. Ceux-ci, s'ils ne sont pas levés, conduisent bien évidemment à des tensions, à des incompréhensions, au racisme et à l'antisémitisme.

Monsieur Schmitt fut soulagé lorsqu'il se rendit compte que la quasi totalité des plaignants décidèrent spontanément de retirer leur plainte qui n'avait désormais plus aucune raison d'être. J'eus droit à de multiples excuses, tout le monde paraissait vraiment confus mais l'un des présents, que je ne connaissais pas, était venu avec le livre Mein Kampf  que Hitler avait écrit en 1925 et, en partant, il le brandit en disant, rouge de colère, que c'est là dedans qu'il y a toute la vérité. Son aveuglement sordide était guidé par cette haine qui nie l'évidence, qui ne veut connaître aucune vérité dès lors qu'elle va l'encontre de ses certitudes !

Nous étions en 1936 et je ne savais pas encore que Mein Kampf allait engendrer les chambres à gaz.


Traditions Judaisme alsacien Tishri

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