Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
On vous a annoncé le sujet que je veux étudier avec vous ce soir : "Féminisme et Judaïsme". Le féminisme est à l'ordre du jour, si l'on peut dire. Non seulement il n'est plus tourné en ridicule comme du temps héroïque des suffragettes, mais, même en France où la lutte reste dure et où beaucoup, d'accord avec M. Hitler sur un point au moins, pensent comme lui que le rôle de la femme se limite aux trois K : Kinder, Küche, und Kirsche (les enfants, la cuisine, et l'église), les femmes arrivent à percer et à conquérir peu à peu dans la cité des places en rapport avec leur valeur. Parmi ces femmes, naturellement, il y a des Juives. Faut-il citer Mme Brunschvicg qui fait partie du Conseil des Ministres, et Me Lucienne Scheid qui est la première femme à avoir conquis par son talent, le poste envié de première secrétaire à la Conférence du Stage ? Et à côté d'elles, combien d'autres, qui pour n'être pas célèbres participent cependant de façon active à la vie de notre société : des médecins, des avocates, des femmes d'affairés, des femmes d'œuvres...
Et voilà que se pose le problème : Les femmes juives qui jouent un rôle public, demeurent-elles dans la tradition du Judaïsme ? Leur activité ne s'oppose-t-elle pas à notre doctrine religieuse et sociale ? Et une société où triompherait le féminisme, et qui, par-là subirait nécessairement des modifications profondes dans sa conception de la famille par exemple, une telle société ne se trouverait-elle pas en opposition, elle aussi, avec la doctrine sociale et religieuse du Judaïsme ?
Si nouveau que soit le féminisme, on voit donc qu'il peut être étudié dans ses rapports avec le Judaïsme historique, et que toutes ces questions peuvent se résumer en une seule : le Judaïsme est-il ou n'est-il pas anti-féministe ?
I
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Initiation religieuse de Ginette Goldschmidt à Mulhouse, 1937 |
En un mot, elles n'ont aucune place dans nos cérémonies religieuses qui se déroulent tout aussi bien sans leur présence. Et, pourriez-vous ajouter, cette condition inférieure du point de vue religieux est passée dans les mœurs. Peut-être savez-vous que dans la Genèse, une sage-femme disait à Rachel mourante : "Ne sois pas inquiète, c'est encore un fils qui t'arrive..." (1) Mais certainement, vous n'ignorez pas qu'aujourd'hui encore, la naissance d'une fille n'est pas toujours saluée chez nous avec la même allégresse que celle qui accueille un héritier mâle... Pour ma part, je me souviens de l'air apitoyé d'une brave dame, qui, venue pour me féliciter après la naissance de ma seconde fille, me disait à peu près du même ton dont elle m'aurait présenté des condoléances : "Oh ! ça ne fait rien... un bébé, c'est toujours gentil..." Enfin, qui de vous n'a sur les lèvres la fameuse prière quotidienne qu'on ne manque jamais de citer dès qu'on parle de l'attitude du Judaïsme à l'égard de la femme ? Pendant que de leur côté, d'un air résigné, les femmes remercient Dieu "de les avoir faites selon Sa volonté" (3) , les hommes après avoir loué Dieu de ne les avoir faits ni esclaves, ni étrangers, s'écrient du même souffle : "Béni, sois-tu, Seigneur, notre Dieu, roi de l'Univers, qui ne m'a pas fait femme !" (3)
Tels sont, Mesdames et Messieurs, les arguments qu'on invoque le plus généralement pour déclarer le judaïsme anti-féministe. Ces arguments, je ne puis encore les apprécier. Honnêtement, en toute conscience, je dois d'abord les étayer d'autres arguments, souvent solides, que l'on connaît moins peut-être, et que je chercherai dans le Droit Juif, et dans les mœurs de notre passé.
Dans le Droit Biblique, en effet, il apparaît que, de façon quasi-absolue, la femme est bien l'inférieure de l'homme. Ceci, d'ailleurs, est dit en toutes lettres, ou plutôt en tous chiffres dans le Lévitique. Il s'agit d'une sorte de tarif de la valeur comparée de l'homme et de la femme. A toutes les époques de sa vie, la femme est estimée moins cher que l'homme : ainsi entre 20 et 60 ans, l'homme vaut 50 sicles d'argent, alors que la femme n'en vaut que 30... (4)
Mais non seulement la femme est l'inférieure de l'homme, elle est
encore sa "chose", son bien, son entière propriété.
En aucun moment de son existence, la femme de l'époque biblique, n'est
libre de disposer d'elle-même. Jeune fille, elle est soumise à
son père, ou à défaut, à son frère, ou
à son oncle. Son père ou son tuteur la marie à son gré,
et sans être même en principe obligé de la consulter.
Mariée, elle ne fait que changer de propriétaire. Son mari qu'elle
nomme Baal : possesseur, ou Adon : seigneur, maître,
l'achète au moyen du Mohar, somme d'environ 50 sicles d'argent qu'il
versait sans doute au père de la jeune fille.
Naturellement, les filles de hauts personnages, les princesses coûtaient
plus cher ! Ce paiement en argent pouvait être remplacé par une
prestation : ainsi Jacob travailla durant sept ans pour chacune de ses deux
épouses (5).
De glorieuses actions d'éclat pouvaient également tenir lieu
de mohar, ce qui devait certainement flatter plus qu'un vulgaire marchandage
l'âme romanesque de la future épousée !
La polygamie, admise par la Bible, procédait de ces principes, et
c'était un signe extérieur de richesse que le nombre de femmes
que l'on pouvait posséder, moyen de contrôle des fortunes qui
faciliterait certainement le travail de nos percepteurs actuels ! le roi David
avait sept femmes ; Gédéon semble en avoir eu un certain nombre
aussi puisqu'il fut l'heureux père de 70 fils ! Mais le record paraît
avoir été tenu par le roi Salomon auquel le Livre des Rois
attribue 700 femmes princesses et 300 concubines ! Il est vrai que c'étaient
là des exceptions. Nos patriarches, par exemple, n'eurent chacun qu'un
nombre restreint de femmes : Isaac n'en eut même qu'une seule. Mais
le droit était formel, de telle sorte que l'homme n'était adultère
que lorsqu'il levait les yeux sur une femme qui était déjà
la propriété d'un autre homme. Par contre, la femme était
tenue à une stricte fidélité, et la femme infidèle
était impitoyablement condamnée à mort par lapidation.
Toujours parce que la femme était propriété de son mari,
elle ne pouvait en aucun cas demander le divorce, alors que l'homme pouvait
à son gré, par une formalité très simple, rompre
le mariage. Il suffisait qu'il remît à sa femme l'acte de divorce
ou "ghet".
Enfin dans les temps anciens, mêmes une fois veuve, la femme ne devenait
pas indépendante. Non seulement elle ne pouvait hériter, mais
faisant partie des biens du défunt, elle était elle-même
transmise aux héritiers (6).
Sans doute, beaucoup de ces lois antiques sont-elles tombées en désuétude. Mais il en est quelques-unes qui ont subsisté jusqu'à nos jours et sont encore appliquées rigoureusement. Et parfois, elles risquent de porter à la femme juive, soucieuse de se conformer à la doctrine, un préjudice grave, quand il n'est pas irréparable. Ainsi, le divorce religieux a conservé le caractère de répudiation unilatérale. Et il arrive fréquemment, trop fréquemment, qu'après avoir obtenu le divorce civil, la femme juive ne puisse se remarier, faute pour elle d'obtenir également de son mari le ghet sans lequel aucun rabbin n'acceptera de bénir son second mariage. On imagine toutes les difficultés, les chantages, les scandales qu'un homme malveillant ou malhonnête peut susciter à la femme, qui ne peut rien que payer, rester dans son isolement, ou se marier en marge de sa religion...
Plus triste encore est le sort de la Agounah. La Agounah est la femme dont le mari a disparu sans qu'il soit possible de prouver qu'il est mort. Ni veuve, ni divorcée, elle est dans l'incapacité de contracter une nouvelle union. Des cas de ce genre se sont produits par milliers pendant et après la guerre, et au cours de ces pogromes qui, en Russie et en Pologne dispersèrent et décimèrent les membres de tant de familles juives. A ce tragique état de choses, le rabbinat français a généreusement tenté de trouver un remède. Mais il s'est heurté à de telles difficultés, qu'à ma connaissance il n'a pu aboutir.
Tout ceci semble donc bien prouver en vérité que la femme paraît encore jouir dans la société juive d'une condition juridique inférieure. Parallèlement, les mœurs ont apporté leur contribution à l'abaissement, à l'humiliation de la femme. Rabbi Josué disait sens ambages que la femme instruite n'aurait pas place dans le monde futur, et Rab déclarait que l'homme qui suit les conseils de sa femme irait en enfer ! L'accomplissement de certains rites, de certaines pratiques religieux ou juridiques leur est refusé, en raison, nous dit-on "de la légèreté de leur sexe" ou "du respect dû à l'assemblée".
Mais à quoi bon vous énumérer les avis péjoratifs que beaucoup de docteurs de la Loi ont énoncés sur les femmes ? La légende suivante, l'un d'eux contait à ses élèves, les résumera tous. "Lorsque Dieu, disait-il, avait voulu créer la femme, Il se trouva fort embarrassé. De quelle partie du corps de l'homme allait-il la former ? La prendrait-il de la tête ? non, car elle serait orgueilleuse ; de l'œil ? non, elle serait curieuse ; de l'oreille ? elle serait indiscrète ; de la bouche ? elle serait bavarde ; du cœur ? elle serait jalouse ; de la main ? touche-à-tout ; du pied ? elle ne ferait que se promener... Finalement Il décida de l'extraire d'une côte d'Adam. Les côtes, n'est-ce pas, sont une partie bien humble, bien modeste, du corps humain..." Mais, ajoutait narquoisement le rabbin, la femme fut la plus forte et déjoua toutes les précautions de Dieu : car tous ces défauts, elle les eut quand même !...
Ces opinions peu flatteuses ne manquent pas d'être en rapport avec la place que les femmes occupaient dans la vie sociale juive. Dans les Temples de Salomon et d'Hérode déjà, une cour était réservée aux femmes, au-delà de laquelle elles n'avaient pas le droit d'avancer. Au moyen-âge, elles avaient leurs propres assemblées de prières dans des chambres situées sur le côté et un peu au-dessus de la synagogue des hommes, avec laquelle ces pièces communiquaient par une petite fenêtre ou un balcon. Ou bien, si les femmes n'avaient pas de lieu de prières spécial, elles s'asseyaient au fond de la synagogue des hommes, séparés d'eux par un rideau. Aux banquets, dans les fêtes de famille, les femmes éttrjyaient également séparées des hommes. Aujourd'hui, Mesdames, nous avons pris l'habitude de partager les distractions de nos maris et de nos frères, de même que nous partageons leurs travaux, mais dans bien des petites synagogues le rideau existe toujours, et dans nos modernes synagogues-mêmes, nous demeurons reléguées sur les bas-côtés ou perchées sous les voûtes !...
Peinture de © Martine Weyl |
Du moins, les foires aux fiancées n'existent-elle plus de nos jours.
Déjà, à l'époque du Second temple, les jeunes
filles de Jérusalem, tout de blanc vêtues, s'en allaient danser
dans les vignes, le 15 Ab et le jour de Kippour,
et chacune cherchait à attirer l'attention de l'acquéreur.
Les unes, plus sages que belles, chantaient :
"La grâce est trompeuse, la beauté est vaine, mais précieuse
est la femme qui craint le Seigneur !...",
cependant que les autres, plus belles que sages, chantaient de leur côté
:
"Regarde comme nous sommes belles ! Choisis ta fiancée pour sa
beauté …!" (7)
Au moyen-âge, on reprit cette tradition. Mais il n'y eu plus ri vignes,
ni robes blanches, ni chants, ni danses, pour auréoler de quelque poésie
ces exhibitions. Chaque année, à Lemberg et à Lublin,
en Pologne, se tenaient de véritables foires. Des jeunes filles, amenées
de toutes parts, étaient rassemblées là, attendant le
bon plaisir des amateurs... On est allé jusqu'à prétendre
que se contractaient là des centaines et même des milliers de
mariages, chaque année...
Et ces femmes, jamais libres d'elles-mêmes, ces femmes que des lois rigides séparaient si souvent des hommes, avaient-elles au moins la joie de pouvoir partager avec eux leur vie intellectuelle, leurs discussions ? Eh bien, il semble qui elles étaient tenues à l'écart de l'étude, de cette étude qui fut et reste la gloire et la fierté de ceux que l'on nomme le Peuple du Livre. Pour les garçons, l'instruction était obligatoire, mais les filles étaient dispensées d'aller à l'école. Certain rabbin n'était-il pas allé jusqu'à dire : "Brûlez les paroles de la Torah, mais ne les communiquez pas à des femmes !" Sans doute, n'était-ce là qu'une boutade, mais de fait, leur instruction ne préoccupait guère leurs parents ou leurs époux, et elles se contentaient la plupart du temps, de connaître les pratiques rituelles qui leur étaient propres, quelques prières, et ce qu'elles pouvaient retenir des discussions de leurs pères, leurs frères ou leurs maris, quand, par hasard, il leur arrivait d'y assister.
Et maintenant, Mesdames et Messieurs, ce faisceau d'arguments d'ordre religieux,
juridique et social que je viens de vous exposer, ne vous semble-t-il pas
prouver suffisamment que dans le Judaïsme, comme disait un personnage
de Molière : "Notre sexe n'est là que
pour la dépendance,
Du côté de la barbe est la toute-puissance" ? (8)
Ne vous paraît-il pas que vous aviez raison d'affirmer que le judaïsme
est anti-féministe, par ses lois, par ses mœurs, par ses traditions
?
II
Une telle conclusion serait cependant prématurée. Ces textes, ces lois, ces faits, ces mœurs, pour être appréciés et jugés, demandent à être étudiés, non pas en eux-mêmes, mais par rapport au milieu et aux époques où ils ont pris naissance. Il faut aussi comprendre les mobiles profonds qui les déterminèrent et qui ne sont pas tous négligeables, bien au contraire.
Les Juifs, comme les autres peuples de la terre, sont passés par tous les stades de la civilisation. Dans toutes les sociétés primitives, la femme est considérée comme un bien que l'homme peut acquérir ou abandonner selon sa volonté, un bien comparable au bœuf et à l'âne. Ainsi en est-il encore de nos jours chez les peuplades arriérées qui subsistent. Ainsi en fut-il chez les Hébreux. Mais déjà la Bible mettait des limites à ce droit de l'homme sur la femme, et dans la suite les Docteurs du Talmud montrèrent, par exemple, une répugnance générale à accorder le divorce, sauf dans des cas graves, et en particulier dans le cas d'impudicité de la femme, pour ne citer que ce problème.
Ce dernier fait d'ailleurs, vous allez le voir, porte aussitôt sur un plan plus élevé la défense des textes et des faits cités dans le premier point de cette étude. La doctrine sociale du Judaïsme, en effet, repose sur la famille. La famille est un groupe élémentaire, stable, un principe de solidité et de continuité. La société juive elle-même n'est-elle pas considérée comme la famille d'Israël, ou ce qui revient au même la "Maison d'Israël" ? Or, la famille, "la maison, c'est la femme", selon une maxime talmudique connue, la femme qui ne se contente pas de donner la vie à ses enfants, mais qui donne aussi le premier essor à leur intelligence, à leur sensibilité et à leur foi. Si la femme manque à ses devoirs de pureté, d'honnêteté, c'est la famille elle-même qui est atteinte dans sa pureté, dans son intégrité, dans sa force. Il fallait éviter cela à tout prix, et quoiqu'il déplût aux rabbins du Talmud de permettre la rupture des liens conjugaux, ils laissèrent aux Juifs l'entière faculté d'éloigner du foyer la femme qui par son inconduite compromettait l'honneur des siens et la solidité-même de la famille, puisqu'elle devait en être l'âme.
Il n'est pas d'autre raison au triste sort de la Agounah. Imaginez un instant qu'après la disparition de son mari, celle-ci se remarie et ait des enfants ; si le premier mari vient à reparaître, qu'adviendra-t-il des enfants nés du second mariage ? C'est un problème fort délicat que se posèrent les législateurs de tous les temps. Le droit babylonien, à l'époque biblique, déclarait que la femme retournait chez son premier mari, laissant ses enfants avec le second. La loi française actuelle, sans autoriser formellement le remariage, ferme cependant complaisamment les yeux quand il se produit : mais il devient nul quand revient le premier mari, et les enfants nés du second seront désormais des bâtards. Aucune de ces deux solutions n'est acceptable dans la société juive, ni la cruauté de la première qui sépare la mère de ses enfants, ni l'hypocrisie de la seconde, avec ses conséquences immorales. Il en va ici encore de l'intégrité de la famille.
Dans le sein de cette famille, que par sa conduite, et au besoin par son
sacrifice, la femme juive doit garder pure de toute souillure, elle a son
rôle tout tracé. L'homme, lui, peut et doit organiser son temps
de façon à se soumettre à la discipline, aux nombreuses
mizwoss
que la Bible, puis le Talmud lui ont imposées ; il peut diviser sa
journée de façon à en consacrer une partie importante
à l'étude ; il peut, à heures fixes, se livrer à
la prière. Pour la femme, tout cela n'est pas possible : elle ne s'appartient
pas. Et le Judaïsme l'a compris : c'est ainsi que, non par mépris,
mais en général par compréhension d'une nécessité
sociale, les femmes ont été dispensées plus souvent qu'exclues
des devoirs religieux, trop astreignants, trop fixes. Raschi, au 11e siècle,
l'a dit de façon expresse : "Bien que les
femmes soient dispensées de toute mizvah
positive à heure fixe, il ne s'agit pas d'une interdiction !".
Un rabbin français, à peine postérieur, parle d'une femme
qui mettait les téphilines,
ce qui prouve bien, dit-il, que les femmes sont dispensées mais non
exclues de l'accomplissement de ce devoir. Et elles sont dispensées,
la chose est dite souvent nettement, pour leur permettre de remplir leurs
devoirs de mère, d'épouses et de maîtresses de maison,
devoirs qui suffisent à combler une journée, du matin tôt
au soir tard...
Jeunes mariés juifs de Rosheim, 1762 dessin de © Martine Weyl |
Et dans la pratique, nos pères n'appréciaient certainement pas moins les qualités de leurs femmes. N'est-il pas significatif, ce testament qu'un Juif écrivait vers l'an 1357 pour ses filles ? "Mes filles, disait-il, devront porter le plus grand respect à leurs maris et devront toujours être aimables avec eux. Les maris devront honorer leurs femmes plus qu'eux-mêmes. Il ne faut pas que mes filles rient et parlent, ni qu'elles dansent trop avec des étrangers. Elles demeureront à la maison, et ne flâneront pas dehors. Elles ne se tiendront pas à leurs portes pour guetter les faits et gestes de leurs voisins. Plus énergiquement encore, j'exige que mes filles ne soient jamais inoccupées, car Dieu le défend et l'oisiveté mène au péché. Il faut qu'elles filent, qu'elles cousent et soient en toute occasion patientes et modestes." L'idéal domestique que l'homme se faisait de la femme n'avait donc pas changé depuis la Femme vaillante de l'écriture (9). Et remplacez le rouet par la machine à coudre, et le balai par l'aspirateur électrique, et vous retrouverez encore dans ces portraits, l'image d'un grand nombre de femmes juives de notre époque, telles qu'elles sont... ou du moins telles que leurs maris aimeraient les voir !...
Mais toute médaille a son revers, et ce rôle effacé auquel
les femmes étaient tenues, leur éloignement de l'étude
et de toute activité intellectuelle, devaient fatalement provoquer
chez beaucoup d'entre elles le goût des choses vaines et futiles, des
commérages, des riches atours et des bijoux.
Isaïe, déjà, dénonçait
"les filles de Sion, arrogantes, qui s'avancent à pas mesurés,
le cou dressé, lançant des regards provocants et faisant sonner
les clochettes de leurs pieds. Il dénonçait "le luxe des
clochettes, les filets et les croissants ; les pendants d'oreilles, les bracelets
et les voiles ; les diadèmes, les chaînettes des pieds, les ceintures,
les boîtes à parfums et les amulettes ; les bagues et les anneaux
du nez ; les vêtements de fête, les manteaux, les écharpes
et les sachets ; les miroirs, les fines tuniques, les turbans et les surtouts"
(10)
.
Vingt-cinq siècles plus tard, en 1728, les chefs de la communauté israélite de Fürth en Allemagne, se voyaient à leur tour obligés de condamner pareille vanité. Et ils interdisaient aux femmes et aux jeunes filles de porter des voiles d'or ou ornés de petites étoiles ou de perles, ou des bonnets de drap d'or ou brodés d'or ou d'argent, ou de fleurs d'or ou d'argent ; ils interdisaient aussi les crinolines, les capelines brodées, les longues traînes et les bottines et les pantoufles brodées ou garnies d'or et d'argent ou de nœuds ; ils interdisaient les perles et les diamants et autres pendants d'oreilles, de même que les boucles de pierres précieuses, les chaînes d'or et les ceintures d'or, incrustées de diamants ; interdites les bagues abondantes et les gants de fourrure brodés dont la broderie dépassait deux doigts de largeur (11).
Et ce n'est là qu'un petit exemple des nombreuses mesures que les Juifs prirent au moyen-âge et plus tard pour mettre un terme à la frivolité de leurs compagnes. Nous comprenons alors sans peine que certains rabbins austères, choqués de tant de légèreté, aient émis sur le compte des femmes des jugements peu favorables, et les aient exclues de certaines pratiques "à cause de la légèreté de leur sexe et du respect dû à l'assemblée."
Mais, si la doctrine juive de la famille, les défauts féminins
qui en pouvaient être souvent la fâcheuse conséquence,
expliquent bien des lois et bien des traits de mœurs dans le Judaïsme
historique, ils n'expliquent cependant pas tout. Le problème religieux
de l'impureté, le problème moral de la chasteté, par
exemple, furent également des causes sérieuses de la séparation
des sexes. Et le sort des femmes fut aussi influencé par les circonstances
historiques.
Ainsi, nous l'avons vu, au moyen-âge et jusqu'au 18ème siècle,
l'usage se continuait de marier les fillettes, sans naturellement s'occuper
de leur propre choix.
Cependant, certains rabbins du Talmud avaient bien protesté contre
la passivité forcée de la femme dans une circonstance aussi
essentielle pour elle que le mariage : "Un homme
ne doit pas marier sa fille tant qu'elle est mineure ; il doit attendre qu'elle
soit majeure et dise : "J'aime cet homme", disait l'un d'eux,
et d'autres condamnaient les mariages organisés en dépit du
sens commun, entre conjoints d'âges trop éloignés... Pourquoi
les juifs du moyen-âge ne suivaient-ils pas ces sages conseils ?
D'une part, pour des raisons cabbalistiques parfois, et aussi à cause
des espoirs messianiques qui, au 17ème siècle. poussèrent
les parents à hâter si possible la naissance du Rédempteur
attendu, en mariant leurs enfants aussi tôt que possible ; d'autre part,
pour des raisons plus prosaïques en même temps que plus pathétiques
: avant qu'une nouvelle persécution ne vînt le ruiner ou le faire
périr, le père avait le souci de sauver sa fille du célibat,
de la doter, de l'établir, et de défendre ainsi son avenir ;
et puis la dispersion, le nombre restreint des Juifs rendaient les hommes
si rares, qu'on se pressait d'accepter un parti convenable lorsqu'il se présentait.
Et ces mariages précoces, prématurés, exerçaient
à leur tour leur influence sur l'état moral et intellectuel
de la femme...
Certes, ces explications, si hauts et si vraies qu'elles soient, de la condition juridique et sociale de la femme dans le Judaïsme, ne permettent pas encore de dire qu'elle n'était pas soumise à une infériorité légale et religieuse, à une humiliation sociale, parfois aussi. Si on comprend les raisons, on ne peut pas nier les faits.
Mais comment osera-t-on le reprocher au Judaïsme ? Quels sont le peuple, la civilisation, qui jusqu'en ces dernières années ont agi autrement ? En France ; aujourd'hui même, Mme Brunschvicg a beau être ministre, elle est légalement une mineure, une incapable. Politiquement, elle n'est pas l'égale de son mari, elle n'a pas le droit de voter. Civilement, elle n'a le droit ni de prendre un passeport, ni de disposer d'un compte en banque. Mme Curie, politiquement et civilement, valait moins qu'un ivrogne mâle, et était assimilée, comme nous toutes, mesdames, aux mineurs et aux interdits ! Il y a quelques temps, le Sénat français étudiait une fois de plus la réforme de la loi civile à l'égard des femmes : il ne s'est pas décidé, pas plus, je le crains bien, qu'il ne se décidera le jour où passera devant lui le projet de Loi concernant le vote des femmes… Tous nos vénérables sénateurs ont sans doute les mêmes craintes que celui d'entre eux qui disait il y a quelque temps : "Si les femmes votaient, on pourrait dire adieu à la bonne cuisine ! Elles laisseraient brûler le rôti pour lire les affiches électorales …!"
Evidemment, malgré cet état d'esprit, encore très répandu dans la plupart des pays, la condition de la femme s'est cependant améliorée, mais du cours de ces toutes dernières années seulement, et il y a encore beaucoup à faire pour que partout on lui accorde l'indépendance, la liberté, la dignité qu'on reconnaît aux hommes. Alors, que reprocher, une fois encore, au Judaïsme ? Comment oser exiger de lui, qui a pris naissance il y a quarante siècles, l'égalité et l'indépendance que nos modernes législations n'ont pas encore accordé aux femmes ?
III
Mesdames et Messieurs,
Parvenus à ce point de notre étude, il semble donc que nous
soyons arrivés à deux résultats. D'une part, notre première
partie a montré tout ce qui permettait de prétendre que le Judaïsme
a imposé à la femme une condition inférieure, tant par
ses mœurs que par ses lois. Notre seconde partie, elle, a eu pour but
d'expliquer, de justifier souvent cette attitude. Mais même justifiés,
les faits que nous avons étudiés jusqu'ici sont peu favorables
à la femme, et afin de pouvoir conclure en toute équité,
il convient d'abord de leur opposer d'autres arguments, non moins véritables
et qu'un esprit bien différent anime.
Rachel et Léa Dante Gabriel Rossetti (1855) |
Et certes, en dépit de ce que nous avons montré, il serait
faux de dire que la femme juive n'a pas été, dès les
temps bibliques, un être humain à qui la loi et les mœurs
accordaient personnalité, dignité et protection dans le domaine
social comme dans le domaine religieux. Son sort ne fut jamais celui que les
peuples orientaux de la même époque faisaient à leurs
des femmes. Ainsi, en Israël n'exista jamais la coutume de mettre à
mort les nouveau-nés de sexe féminin comme cela se pratiquait
chez les Arabes. Jamais la veuve hébreue ne fut contrainte à
monter sur le bûcher après la mort de son époux, et malgré
le caractère absolu de la puissance paternelle, aussi respectée
chez les Juifs qu'ailleurs, les jeunes filles étaient souvent consultées
sur le choix de leur mari, comme Rachel ou Rébecca. Jamais non plus,
les femmes juives ne furent obligées de se cloîtrer à
l'intérieur d'un gynécée ; au contraire, elles se mêlaient
librement à la société des hommes, participaient, comme
Miriam, comme la fille de Jephté aux réjouissances publiques,
aux repas en commun, s'associaient aux deuils. Comme Abigaïl, comme la
femme de Manoë, comme la Sunamite, comme Yaël (14),
comme Ruth,
elles pouvaient prendre des initiatives personnelles sans provoquer de scandale.
Elles prenaient part à des négociations politiques, et jouaient
parfois même un rôle de premier plan dans les guerres d'Israël
: qu'on se souvienne de Débora, de Yaël ou de Judith !
Et si, à l'époque du Second. Temple, une Salomé
Alexandra put devenir reine des Juifs, au temps des Juges déjà,
Débora gouvernait Israël (14).
Comment alors, peut-on penser que ni elles, ni les hommes n'aient eu le sentiment
de leur dignité ?
Rachel et Léa protestent contre leur père qui "les a vendues
comme des étrangères" (15)
et après l'attentat dont avait été victime leur sœur,
les fils de Jacob s'écrient, révoltés : "Pareille
infamie ne se fait pas en Israël !" (16).
Aussi bien les lois bibliques confirment l'état des mœurs. Elles protègent la femme que son père a vendue pour cause de misère, elles protègent la femme contre la calomnie, contre la séduction et la violence. Elles protègent même la femme étrangère captive. Civilement, les femmes en certains cas, peuvent posséder et participer à la succession paternelle. Religieusement, elles sont appelées solennellement à entrer dans l'Alliance du Seigneur, et peuvent se vouer à Dieu en faisant vœu de Naziréat, tout comme Samson. Enfin, vous chercheriez en vain un législateur ancien ou moderne qui ait eu la pensée délicate de décider, ainsi que le fit notre Bible que le jeune époux "serait dispensé de se rendre à l'armée, dispensé de toute corvée, afin de pouvoir vaquer librement à son intérieur pendant un an, et rendre heureuse la femme qu'il a épousée" ! (17)
Nous voudrions aussi pouvoir citer quelques-uns des si nombreux textes qui exaltent la femme pieuse, vertueuse, qui glorifient le bonheur conjugal, qui commandent l'amour et le respect absolu de la mère. Connaissez-vous entre autres ce passage du Livre de Tobie, dans lequel Tobie fait de pressantes recommandations à son fils : "Mon enfant, si je meurs, enterre-moi et ne méprise point ta mère. Honore-la tous les jours de ta vie, et fait ce qui lui est agréable. Ne lui cause pas de chagrin. Souviens-toi, mon enfant, qu'elle a été exposée pour toi à bien des dangers lorsqu'elle te portait dans son sein. Quand elle mourra, enterre-la à côté de moi, dans le même tombeau…" (18)
Mais qu'il nous suffise de rappeler que les prophètes, pour concrétiser les liens puissants d'amour qui unissaient Israël à Dieu, ne trouvaient pas d'image plus vraie que celle du mariage, d'un pacte où l'époux et l'épouse avaient également des droits et des devoirs...
En vérité, pouvons-nous prétendre encore que la civilisation biblique ait tenu la femme dans une condition humiliante de chose, d'esclave, chargée de mépris, dont on trafique et que l'on traite selon son bon plaisir ? Si nous avons vu des arguments qui auraient pu nous le faire croire, si même nous les avons expliqués, ils ne représentent qu'une partie des dispositions qui réglementaient la vie féminine, et ceux que nous venons d'exposer démontrent déjà que la civilisation biblique dépassait son temps "de tout un ciel", selon l'expression récente du cardinal Faulhaber.
C'est une même constatation que nous serons amenés à faire à l'époque talmudique comme au moyen-âge. On ne sait choisir dans la masse des textes qui nous montrent la sollicitude qu'Israël apporta à améliorer toujours la condition juridique et sociale de ses femmes.
Au temps du Talmud, les rabbins interdisent aux pères de vendre leurs filles comme esclaves. Ils ordonnent aux communautés de fournir une dot d'au moins 50 souzim à l'orpheline pauvre, et de secourir toujours l'orpheline avant l'orphelin. Ils obligent le séducteur à épouser la jeune fille séduite, si le père y consent. Ils protègent la femme contre la paresse ou la prodigalité du mari en lui permettant de garder pour elle le fruit de son travail, à la condition qu'elle renonce à se faire entretenir par lui. Et la veuve, outre ses biens personnels, reçoit un douaire et a le droit de demeurer dans la maison qu'elle habitait auparavant, et de garder à son service le même personnel. Et de qui plus est, les femmes sont admises à être tutrices.
Et ne trouvez-vous pas fort aimable… et légitime, mesdames, cette loi qui obligeait l'époux à fournir à sa femme, non seulement le logis et la nourriture, mais aussi une coiffure, une ceinture, et une paire de chaussures neuves à chacune des trois grandes fêtes, et d'autres articles d'habillement d'une valeur annuelle de 50 souzim en temps ordinaire ? "Ceci, dit le Talmud, ne comprenant pas les cadeaux volontaires, consistant essentiellement en vêtements, par lesquels un homme doit toucher le cœur de sa femme…"
Ces lois, et bien d'autres, montrent déjà une amélioration sur la condition que parfois la Bible avait donnée à la femme. Au moyen-âge, le progrès continua. La polygamie, qui pratiquement n'existait déjà plus à l'époque talmudique, fut formellement interdite au 10e siècle par Rabbenou Guerschom de Mayence, et avec elle disparaissait définitivement en Israël le dernier vestige formel de cette conception primitive que la femme était un bien, conception que depuis si longtemps le Judaïsme avait abandonné en fait.
Les rabbins du moyen-âge s'attachèrent aussi à assurer
la sécurité de la femme.
En raison des misères, et des persécutions perpétuelles,
les maris étaient très souvent obligés de quitter leur
foyer, parfois pendant de longues périodes, pour chercher au loin un
gagne-pain. Pendant ces absences, les femmes, en cas de besoin, étaient
entretenues par les communautés, auxquelles les maris étaient
ensuite tenus de rembourser les sommes avancées. Mais les absences
par nécessité s'allongèrent souvent à tel point,
qu'au 12ème siècle il devint nécessaire de faire plus,
et elles furent obligatoirement limitées au maximum à dix-huit
mois. A son retour, le mari devait rester au moins six mois auprès
des siens, avant de pouvoir s'éloigner à nouveau. Et, conformément
à la loi biblique que nous avons citée tout à l'heure,
l'usage s'établit que le mari ne devait pas quitter sa femme, la première
année de leur mariage.
On tenta également de régler la question si délicate de la Agounah et on y réussit de façon partielle. Lorsqu'un homme devait s'éloigner pour une certaine durée, il était tenu d'accorder à sa femme un "divorce conditionnel", qui ne devenait effectif que s'il n'était pas revenu après un laps de temps déterminé.
Mais la sollicitude des juristes juifs à l'égard des femmes alla même plus loin. Les collecteurs d'impôts de l'époque étaient impitoyables pour les Juifs et en particulier pour les femmes éloignées de leur mari. Ils profitaient de leur isolement pour les accabler de charges disproportionnées avec leurs faibles ressources. Les rabbins n'hésitèrent pas à user d'un subterfuge audacieux sans doute, mais dont il serait difficile de leur tenir rigueur : ils autorisèrent la femme à produire au percepteur trop exigeant un acte de divorce n'ayant aucune valeur réelle, pour preuve de son insolvabilité. Le stratagème du "divorce imparfait", comme on l'appelait, réussissait souvent, et évita à maintes femmes juives de l'époque, la misère et le désespoir.
Galerie des dames à la synagogue de Gerstheim, 1874 |
Ces quelques exemples montrent le progrès constant que fit, au long des siècles, la législation juive à l'égard des femmes. Le même progrès règne dans le domaine religieux et dans les mœurs. Sans doute, la séparation des sexes, la dispense des mizvoss positives, créèrent-elles un état d'infériorité sociale. Mais le Talmud oblige les femmes comme les hommes à faire leurs prières, il admet qu'un principe les femmes sont autorisées à monter à la Torah, à faire la she'hita, et il advint qu'au moyen-âge, des femmes firent effectivement la she'hita. Il les autorise également à lire le Hallel devant des hommes qui ne savent pas, à lire publiquement la Meguilah pour le compte des femmes, à allumer la lampe de Hanoucca à la place de leur mari absent, et lorsque trois femmes sont réunies, elles ont le droit de réciter à haute voix le benschen à la fin du repas. Elles pouvaient même être ministres officiants : l'épitaphe de l'une d'elles, dame Urania de Worms qui vécut environ au 13ème siècle dit ceci : "Cette stèle mortuaire rappelle le souvenir de l'excellente et éminente dame Urania, fille de Rabbi Abraham. Celui-ci était chef des chantres de la Synagogue, et sa prière pour son peuple montait vers le ciel. Et elle, d'une voix mélodieuse, officia devant les femmes auxquelles elle chantait les hymnes ! Qu'en hommage dévoué, sa mémoire soit conservée !"
On rend d'ailleurs hommage à la consciencieuse piété des femmes, et plus d'un rabbin les consulte pour savoir quelle est la règle le dîn, dans les pratiques qui leur sont propres. Et l'on cite une femme qui fit écrire quarante rouleaux de la Loi pour les offrir à la synagogue !
Par ailleurs, on fit effort pour permettre aux femmes de comprendre le culte public auquel elles assistaient. La plupart connaissaient en général mal l'hébreu et elles priaient le plus souvent dans la langue du pays. Aussi, à l'époque talmudique comme au moyen-âge, dans beaucoup de communautés traduisait-on publiquement, à la Synagogue, des textes de prières, et en certaines époques les lectures hebdomadaires du Pentateuque. Au 14ème siècle, dans différentes communautés d'Espagne, par exemple à Saragosse, le livre d'Esther était lu en Espagnol, à Pourim. Et faut-il parler du "Iséna Our'éna", qui, à partir du 17ème siècle, si je ne me trompe, jusqu'aujourd'hui, permit à la femme de connaître et d'étudier la Torah, dont ce livre était une adaptation, à son usage ?
Mais une coutume, tout particulièrement, me paraît trahir chez nos pères, une singulière tendresse pour leurs compagnes : même au 17e et au 18ème siècles, à l'époque où les lois et les mœurs étaient les plus rigides, il arrivait souvent qu'un manteau ou un tablier de femme, brodé d'or ou d'argent, servit de tapis pour le pupitre du ministre officiant, de rideau pour l'arche sainte, ou de manteau pour le rouleau de la Loi.
Car en effet, si certains rabbins pensaient, avec quelque raison parfois,
bien du mal des femmes, ceci était loin d'être le cas général
; je cite au hasard :
"L'homme doit aimer sa femme comme soi-même, et l'honorer plus
que soi-même",
"C'est une chose naturelle qu'on témoigne à une femme
toutes les marques d'honneur qu'on adresse à un homme"
"Si elles ne sont pas prophétesses, elles sont filles de prophètes".
Et à propos de l'usage qui obligeait les femmes d'un mérite
extrême à s'accouder pendant le Séder,
une autorité du 13ème siècle remarque que :
"de nos jours, toutes les juives sont femmes de mérite extrême".
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Mais c'étaient surtout des femmes plus modestes, dont les maris étaient absents par nécessité, ou consacraient tous les moments de leur vie à l'étude de la Loi, qui exerçaient ainsi une occupation extérieure au foyer.
D'autres aidaient les hommes dans leurs travaux. Ainsi, on doit l'édition
du Talmud qui parut à Francfort en 1694 à la collaboration d'un
metteur en pages nommé Israël et de sa sœur ; et l'édition
de 1727 du Schulchan
Aruch est due au travail en commun de Rabbi Jacob Hirsch ben Mosché
et de sa femme.
Parfois, les femmes se mêlaient à l'activité intellectuelle
de leurs époux. Un grand nombre servaient de secrétaires à
leur père, à leur mari, faisaient leur correspondance, copiaient
des livres, des références de toutes sortes.
Mais bien des femmes occupèrent une place plus sérieuse encore
dans la vie intellectuelle juive. Et si le Talmud a conservé le souvenir
des servantes de la maison de Rabbi Juda le Saint et de celles de Rabban Gamliel
auxquelles les rabbins et les étudiants demandaient des renseignements,
si Bérouria était célèbre par sa sagesse et sa
science, si Rafram, en pleine synagogue, faisait l'éloge de sa fiancée
"instruite et juste", un rabbin du 15ème siècle conte
que beaucoup de femmes, de son temps aussi, en Allemagne du Sud, étaient
connues pour leur instruction. Ces femmes entraient en de doctes controverses
avec des rabbins renommés et leurs opinions étaient souvent
favorablement commentées. Certaines femmes juives enseignèrent
publiquement. Ainsi Samuel ben Ali de Bagdad qui vivait au 12ème siècle,
avait une fille unique, Hypatia, qui connaissait à fond Bible et Talmud,
et donnait des leçons à des jeunes gens. Une autre, Miriam Schapira,
dirigeait un véritable collège. Toutes deux, cependant, pour
se conformer aux règles de la décence, enseignaient cachées,
l'une derrière une fenêtre, l'autre derrière un rideau.
On connait même une Juive, Dulcie, femme d'Eléazar de Worms,
qui au début du 13ème siècle ne craignait pas de faire
des sermons en public le jour du Sabbat, et grâce à son talent
oratoire, pouvait entretenir son mari et ses deux filles.
A la fin du 16ème et au début du 17ème siècle
en Turquie, il y eut également des femmes juives qui jouirent d'une
grande influence et se distinguèrent par leur culture. La fille de
Dona Gracia, Reyna, fonda dans son palais une imprimerie hébraïque,
dans la noble pensée d'encourager la science juive.
Une nommée Esther Kiera exerça une profonde influence sur la
favorite du sultan Mourad III. Laquelle prenait une grande part dans la direction
des affaires de l'Etat. Tous ceux qui désiraient emplois et dignités
d'adressaient à Esther Kiera. Elle distribuait d'abondants secours
par mi les juifs indigents, et protégeait les savants.
La veuve du rabbin et diplomate Salomon Ashkenazi fut également fort
influente au temps du sultan Achmet Ier. Très cultivée, elle
était versée dans l'art de la médecine et fut assez heureuse
pour guérir le jeune sultan, peu après son accession au trône
de la petite vérole, contre laquelle les médecins turcs n'avaient
pas trouvé de remède ! A la suite de ce succès, elle
et son fils furent comblés d'honneurs.
Enfin,
à l'époque où Mme de Sévigné 1aissait courir
sa plume, la Juive Glückel
de Hammeln écrivait ses Mémoires, et à Amsterdam,
la belle et spirituelle poétesse marrane, Isabelle Correa, composait
de nombreuses poésies...
Sans doute, n'étaient-ce là que des cas exceptionnels, mais
de façon générale, dans leurs foyers, les Juives, si
peu instruites qu'elles fussent, enseignaient à leurs enfants les premiers
éléments de la prière et de la science d'Israël,
et n'hésitaient pas à se priver d'un colifichet ou d'un bijou
pour acheter quelque livre nouveau à leur mari.
Et Juives, tout autant que leurs maris étaient juifs, qu'elles aient joué un rôle effacé ou public, toutes étaient capables comme eux de sacrifier leur vie à la foi commune. Les femmes juives martyres, les "Saintes" comme on les nommait, furent innombrables, et leur héroïsme, chanté parfois par les Bardes d'Israël, comme dans la fameuse Elégie des Martyres de Troyes, rappelé avec émotion dans les "Memorbücher" que conservaient pieusement les communautés d'Alsace ou des Bords du Rhin, prolonge leur gloire jusqu'à nous.
J'aurais aimé vous parler encore, Mesdames et Messieurs, de la femme
juive dans le Judaïsme moderne, depuis les intellectuelles assimilées
de la fin du 19ème siècle, Henriette Herz, Dorothée Veit,
Rahel Levine, qui faisaient le succès des salons juifs de Berlin, jusqu'à
la femme de Ben
Yehouda dont l'héroïsme obscur fut à l'origine de la
renaissance de l'hébreu dans la Palestine moderne, jusqu'aux "Halouzioth"
qui reconstruisent de leur labeur le Pays des Ancêtres. J'aurais voulu
vous montrer les femmes juives du 19ème, du 20ème siècle
au travail : une Grace Aguilar qui dans ses livres réhabilita les femmes
d'Israël, des poétesses comme Malka Lipschütz en Russie Soviétique
ou Else Lasker en Allemagne. J'aurais voulu vous parler du grand mouvement
juif féminin en faveur de la Palestine, de la Wizo, de Ghaléï,
de la Hadassa ; des œuvres sociales innombrables que créèrent
les femmes de chez nous, de l'organisation modèle des Juives d'Amérique,
et plus simplement vous montrer le bonheur qui règne dans un véritable
foyer juif. A tout cela, je dois renoncer, la matière d'une telle étude
est celle d'un livre, elle dépasse les limites d'une conférence.
Au surplus, nous pouvons mettre ici un terme à notre enquête.
Conclusion
Mesdames et Messieurs,
Devant vous, en toute conscience, j'ai essayé d'exposer l'attitude
du Judaïsme dans ses rapports avec la femme. Sans aucun doute, la malédiction
que Dieu prononçait contre Eve au lendemain de son péché,
et qui la soumettait à l'homme, s'est accomplie. Mais, les efforts
des femmes d' Israël ; l'amour, la compréhension, l'esprit de
justice, l'admiration des hommes de chez nous pour leurs compagnes, le
développement naturel du génie juif, travaillèrent
de concert à les réhabiliter et à leur donner de plus
en plus, une condition et une dignité qu'auraient pu leur envier
aux mêmes époques les femmes d'ailleurs.
S'il n'y eut jamais parfaite égalité entre hommes et femmes,
la loi accorda cependant bien des droits aux femmes, et ce que la loi n'avait
pas pensé à instituer, était établi bien souvent
par les mœurs.
Est-ce à dire que le Judaïsme est féministe ? Maintenant nous pouvons, je crois, donner une réponse plus proche de la vérité doctrinale et traditionnelle.
Et je dis NON, le Judaïsme n'a rien voir avec le féminisme
s'il s'agit de faire des femmes d'autres hommes, si je puis dire. Je dis NON
si, comme certaines doctrines le veulent aujourd'hui, il s'agit de faire perdre
à la famille sa cohésion, son caractère primitif de cellule
sociale dont tous les éléments doivent concourir à former
une unité aussi parfaite que possible. Je dirais NON,
s'il s'agissait d'intervertir les rôles : l'esclavage d'Egypte était
dur, dit la légende, parce que les hommes étaient astreints
aux travaux des femmes, et les femmes au labeur des hommes !
Mais je dis : OUI, le Judaïsme, par son esprit, par
toutes ses traditions, est féministe, s'il s'agit de donner à
la femme une condition qui lui garantisse sa dignité, son droit au
travail, au respect, à la justice, son droit d'avoir une personnalité
juridique, d'être responsable de ses actes, de n'être pas dans
les mains d'hommes, parfois malveillants, la chose, l'esclave, la mineure,
l'incapable. Je dis OUI, plus nettement encore, s'il s'agit
pour nous, femmes juives, de prendre notre place dans l'activité sociale
du Judaïsme. Nous vivons une époque qui exige notre concours.
En bien des endroits, des masses juives souffrent de la misère, de
la persécution, d'autres masses juives errent à travers un monde
inhospitalier. La Palestine se construit pour apporter un remède relatif
à cette souffrance. Chez nous, il y a des malheureux : réfugiés,
pauvres, ou malades ; il y a des enfants à élever, des enfants
sur qui doit pouvoir reposer le Judaïsme de demain. Partout on a besoin
de nous, mesdames.
Bénissons Dieu de nous avoir faites selon sa volonté ... Pour
la vie et l'avenir d'Israël, nous avons aussi des devoirs...