FÉMINISME ET JUDAISME
par Simone HIRSCHLER
Conférence faite à Paris, le 20 décembre 1936 devant les membres du Mouvement Chema Israël, à Mulhouse le 9 février 1937, à Metz le 17 février 1937


Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Simone Hirschler avec son mari, le rabbin René Hirschler de Mulhouse,
et leur fille Miriam en 1935
Il est de tradition presque classique pour tout conférencier qui aborde un public nouveau, - sauf évidemment si sa compétence est à l'abri de toutes critiques, et qu'il le sache - de commencer par dire son émotion... Du temps que j'allais en classe, nos professeurs s'efforçaient de nous inculquer l'horreur des clichés, des lieux-communs, et j'aurais beaucoup aimé, afin de vous surprendre agréablement, suivre leurs sages conseils, et ouvrir ma causerie par quelque phrase plus brillante et originale. Mais je ne le puis, car si quelqu'un a le droit de se dire vraiment ému, c'est bien moi : non seulement c'est devant un public qui a le redoutable privilège d'entendre des savants, des orateurs de grande valeur que je me trouve ici, non seulement je vois dans cette assemblée nombre de personnes qui en savent autant et même bien plus que moi sur le sujet que je dois traiter, mais encore et surtout, c'est la toute première fois que je prends la parole en public, n'ayant eu jusqu'ici ni l'occasion, ni l'envie de le faire. Lorsque M. Sommer, que je tiens à remercier pour la façon beaucoup trop flatteuse dont il m'a présentée tout à l'heure, m'a demandé de faire cette causerie, j'ai passé plus de quatre semaines dans l'hésitation et l'incertitude. Finalement, prise d'un beau courage, j'ai accepté. Mais en cet instant, et malgré la promesse que m'a faite M. Sommer de partager avec moi les risques et les périls qu'il me fait courir, je me sens bien près de regretter mon audace, et c'est en toute sincérité que je n'hésite pas à user d'un second lieu-commun pour vous demander toute votre indulgence et pour la conférence, et pour la conférencière...

On vous a annoncé le sujet que je veux étudier avec vous ce soir : "Féminisme et Judaïsme". Le féminisme est à l'ordre du jour, si l'on peut dire. Non seulement il n'est plus tourné en ridicule comme du temps héroïque des suffragettes, mais, même en France où la lutte reste dure et où beaucoup, d'accord avec M. Hitler sur un point au moins, pensent comme lui que le rôle de la femme se limite aux trois K : Kinder, Küche, und Kirsche (les enfants, la cuisine, et l'église), les femmes arrivent à percer et à conquérir peu à peu dans la cité des places en rapport avec leur valeur. Parmi ces femmes, naturellement, il y a des Juives. Faut-il citer Mme Brunschvicg qui fait partie du Conseil des Ministres, et Me Lucienne Scheid qui est la première femme à avoir conquis par son talent, le poste envié de première secrétaire à la Conférence du Stage ? Et à côté d'elles, combien d'autres, qui pour n'être pas célèbres participent cependant de façon active à la vie de notre société : des médecins, des avocates, des femmes d'affairés, des femmes d'œuvres...

Et voilà que se pose le problème : Les femmes juives qui jouent un rôle public, demeurent-elles dans la tradition du Judaïsme ? Leur activité ne s'oppose-t-elle pas à notre doctrine religieuse et sociale ? Et une société où triompherait le féminisme, et qui, par-là subirait nécessairement des modifications profondes dans sa conception de la famille par exemple, une telle société ne se trouverait-elle pas en opposition, elle aussi, avec la doctrine sociale et religieuse du Judaïsme ?

Si nouveau que soit le féminisme, on voit donc qu'il peut être étudié dans ses rapports avec le Judaïsme historique, et que toutes ces questions peuvent se résumer en une seule : le Judaïsme est-il ou n'est-il pas anti-féministe ?

I

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Initiation religieuse de Ginette Goldschmidt à Mulhouse, 1937
Certes, je le sais, la réponse à la question ainsi posée, paraît facile. Le Judaïsme, me direz-vous, est une religion d'hommes et se soucie peu des femmes. Dans notre vie religieuse, en effet, les femmes sont presque constamment reléguées à l'arrière-plan. Elles n'ont pas le droit de se mêler aux hommes à la Synagogue, ne comptent pas dans le minyian, n'accomplissent aucune cérémonie qui corresponde à la bar-mizvah. Même l'initiation Religieuse qu'on leur a accordée comme... lot de consolation, est farouchement condamnée par les plus traditionnalistes d'entre nous. Les femmes ne sont pas non plus appelées à la lecture de la Loi, et ce n'est pas à elles qu'incombe le pieux et consolant devoir de réciter le Kaddisch après la mort des parents (2).

En un mot, elles n'ont aucune place dans nos cérémonies religieuses qui se déroulent tout aussi bien sans leur présence. Et, pourriez-vous ajouter, cette condition inférieure du point de vue religieux est passée dans les mœurs. Peut-être savez-vous que dans la Genèse, une sage-femme disait à Rachel mourante : "Ne sois pas inquiète, c'est encore un fils qui t'arrive..." (1) Mais certainement, vous n'ignorez pas qu'aujourd'hui encore, la naissance d'une fille n'est pas toujours saluée chez nous avec la même allégresse que celle qui accueille un héritier mâle... Pour ma part, je me souviens de l'air apitoyé d'une brave dame, qui, venue pour me féliciter après la naissance de ma seconde fille, me disait à peu près du même ton dont elle m'aurait présenté des condoléances : "Oh ! ça ne fait rien... un bébé, c'est toujours gentil..." Enfin, qui de vous n'a sur les lèvres la fameuse prière quotidienne qu'on ne manque jamais de citer dès qu'on parle de l'attitude du Judaïsme à l'égard de la femme ? Pendant que de leur côté, d'un air résigné, les femmes remercient Dieu "de les avoir faites selon Sa volonté" (3) , les hommes après avoir loué Dieu de ne les avoir faits ni esclaves, ni étrangers, s'écrient du même souffle : "Béni, sois-tu, Seigneur, notre Dieu, roi de l'Univers, qui ne m'a pas fait femme !" (3)

Tels sont, Mesdames et Messieurs, les arguments qu'on invoque le plus généralement pour déclarer le judaïsme anti-féministe. Ces arguments, je ne puis encore les apprécier. Honnêtement, en toute conscience, je dois d'abord les étayer d'autres arguments, souvent solides, que l'on connaît moins peut-être, et que je chercherai dans le Droit Juif, et dans les mœurs de notre passé.

Dans le Droit Biblique, en effet, il apparaît que, de façon quasi-absolue, la femme est bien l'inférieure de l'homme. Ceci, d'ailleurs, est dit en toutes lettres, ou plutôt en tous chiffres dans le Lévitique. Il s'agit d'une sorte de tarif de la valeur comparée de l'homme et de la femme. A toutes les époques de sa vie, la femme est estimée moins cher que l'homme : ainsi entre 20 et 60 ans, l'homme vaut 50 sicles d'argent, alors que la femme n'en vaut que 30... (4)

Mais non seulement la femme est l'inférieure de l'homme, elle est encore sa "chose", son bien, son entière propriété. En aucun moment de son existence, la femme de l'époque biblique, n'est libre de disposer d'elle-même. Jeune fille, elle est soumise à son père, ou à défaut, à son frère, ou à son oncle. Son père ou son tuteur la marie à son gré, et sans être même en principe obligé de la consulter.
Mariée, elle ne fait que changer de propriétaire. Son mari qu'elle nomme Baal : possesseur, ou Adon : seigneur, maître, l'achète au moyen du Mohar, somme d'environ 50 sicles d'argent qu'il versait sans doute au père de la jeune fille.
Naturellement, les filles de hauts personnages, les princesses coûtaient plus cher ! Ce paiement en argent pouvait être remplacé par une prestation : ainsi Jacob travailla durant sept ans pour chacune de ses deux épouses (5). De glorieuses actions d'éclat pouvaient également tenir lieu de mohar, ce qui devait certainement flatter plus qu'un vulgaire marchandage l'âme romanesque de la future épousée !

La polygamie, admise par la Bible, procédait de ces principes, et c'était un signe extérieur de richesse que le nombre de femmes que l'on pouvait posséder, moyen de contrôle des fortunes qui faciliterait certainement le travail de nos percepteurs actuels ! le roi David avait sept femmes ; Gédéon semble en avoir eu un certain nombre aussi puisqu'il fut l'heureux père de 70 fils ! Mais le record paraît avoir été tenu par le roi Salomon auquel le Livre des Rois attribue 700 femmes princesses et 300 concubines ! Il est vrai que c'étaient là des exceptions. Nos patriarches, par exemple, n'eurent chacun qu'un nombre restreint de femmes : Isaac n'en eut même qu'une seule. Mais le droit était formel, de telle sorte que l'homme n'était adultère que lorsqu'il levait les yeux sur une femme qui était déjà la propriété d'un autre homme. Par contre, la femme était tenue à une stricte fidélité, et la femme infidèle était impitoyablement condamnée à mort par lapidation. Toujours parce que la femme était propriété de son mari, elle ne pouvait en aucun cas demander le divorce, alors que l'homme pouvait à son gré, par une formalité très simple, rompre le mariage. Il suffisait qu'il remît à sa femme l'acte de divorce ou "ghet".
Enfin dans les temps anciens, mêmes une fois veuve, la femme ne devenait pas indépendante. Non seulement elle ne pouvait hériter, mais faisant partie des biens du défunt, elle était elle-même transmise aux héritiers (6).

Sans doute, beaucoup de ces lois antiques sont-elles tombées en désuétude. Mais il en est quelques-unes qui ont subsisté jusqu'à nos jours et sont encore appliquées rigoureusement. Et parfois, elles risquent de porter à la femme juive, soucieuse de se conformer à la doctrine, un préjudice grave, quand il n'est pas irréparable. Ainsi, le divorce religieux a conservé le caractère de répudiation unilatérale. Et il arrive fréquemment, trop fréquemment, qu'après avoir obtenu le divorce civil, la femme juive ne puisse se remarier, faute pour elle d'obtenir également de son mari le ghet sans lequel aucun rabbin n'acceptera de bénir son second mariage. On imagine toutes les difficultés, les chantages, les scandales qu'un homme malveillant ou malhonnête peut susciter à la femme, qui ne peut rien que payer, rester dans son isolement, ou se marier en marge de sa religion...

Plus triste encore est le sort de la Agounah. La Agounah est la femme dont le mari a disparu sans qu'il soit possible de prouver qu'il est mort. Ni veuve, ni divorcée, elle est dans l'incapacité de contracter une nouvelle union. Des cas de ce genre se sont produits par milliers pendant et après la guerre, et au cours de ces pogromes qui, en Russie et en Pologne dispersèrent et décimèrent les membres de tant de familles juives. A ce tragique état de choses, le rabbinat français a généreusement tenté de trouver un remède. Mais il s'est heurté à de telles difficultés, qu'à ma connaissance il n'a pu aboutir.

Tout ceci semble donc bien prouver en vérité que la femme paraît encore jouir dans la société juive d'une condition juridique inférieure. Parallèlement, les mœurs ont apporté leur contribution à l'abaissement, à l'humiliation de la femme. Rabbi Josué disait sens ambages que la femme instruite n'aurait pas place dans le monde futur, et Rab déclarait que l'homme qui suit les conseils de sa femme irait en enfer ! L'accomplissement de certains rites, de certaines pratiques religieux ou juridiques leur est refusé, en raison, nous dit-on "de la légèreté de leur sexe" ou "du respect dû à l'assemblée".

Mais à quoi bon vous énumérer les avis péjoratifs que beaucoup de docteurs de la Loi ont énoncés sur les femmes ? La légende suivante, l'un d'eux contait à ses élèves, les résumera tous. "Lorsque Dieu, disait-il, avait voulu créer la femme, Il se trouva fort embarrassé. De quelle partie du corps de l'homme allait-il la former ? La prendrait-il de la tête ? non, car elle serait orgueilleuse ; de l'œil ? non, elle serait curieuse ; de l'oreille ? elle serait indiscrète ; de la bouche ? elle serait bavarde ; du cœur ? elle serait jalouse ; de la main ? touche-à-tout ; du pied ? elle ne ferait que se promener... Finalement Il décida de l'extraire d'une côte d'Adam. Les côtes, n'est-ce pas, sont une partie bien humble, bien modeste, du corps humain..." Mais, ajoutait narquoisement le rabbin, la femme fut la plus forte et déjoua toutes les précautions de Dieu : car tous ces défauts, elle les eut quand même !...

Ces opinions peu flatteuses ne manquent pas d'être en rapport avec la place que les femmes occupaient dans la vie sociale juive. Dans les Temples de Salomon et d'Hérode déjà, une cour était réservée aux femmes, au-delà de laquelle elles n'avaient pas le droit d'avancer. Au moyen-âge, elles avaient leurs propres assemblées de prières dans des chambres situées sur le côté et un peu au-dessus de la synagogue des hommes, avec laquelle ces pièces communiquaient par une petite fenêtre ou un balcon. Ou bien, si les femmes n'avaient pas de lieu de prières spécial, elles s'asseyaient au fond de la synagogue des hommes, séparés d'eux par un rideau. Aux banquets, dans les fêtes de famille, les femmes éttrjyaient également séparées des hommes. Aujourd'hui, Mesdames, nous avons pris l'habitude de partager les distractions de nos maris et de nos frères, de même que nous partageons leurs travaux, mais dans bien des petites synagogues le rideau existe toujours, et dans nos modernes synagogues-mêmes, nous demeurons reléguées sur les bas-côtés ou perchées sous les voûtes !...


Peinture de © Martine Weyl
D'autres héritages du passé paraissent confirmer jusqu'aujourd'hui ou presque, que les mœurs juives ont conservé aux femmes ; à travers les siècles, une condition sociale inférieure. De même qu'à l'époque biblique, en droit, la jeune fille n'avait pas à choisir son mari et devait accepter le maître qui lui était donné, de même au moyen-âge, par convenances, s'établit l'usage qu'une jeune fille ne devait en aucun cas dévoiler ses sentiments. Une autorité du 10e ou du 11e siècle disait : "Il est de coutume que les jeunes filles juives, même si elles ont plus de vingt ans, laissent l'arrangement de leur mariage aux mains de leurs pères ; et elles ne sont ni assez indélicates, ni assez impudentes pour exprimer leurs propres penchants et dire : "Je voudrais épouser un tel". D'ailleurs les pères mariaient en général leurs filles très jeunes, et parfois même avant leur majorité légale, laquelle était fixée à l'âge de douze ans. Inutile de dire que dans ces conditions, les intermédiaires avaient fort à faire, et qu'au moyen-âge, bien peu de mariages se concluaient sans les bons offices du "schadschan" ! Et la tradition dure encore : il n'y a pas que dans les histoires juives que le schadschan joue toujours un rôle actif...

Du moins, les foires aux fiancées n'existent-elle plus de nos jours. Déjà, à l'époque du Second temple, les jeunes filles de Jérusalem, tout de blanc vêtues, s'en allaient danser dans les vignes, le 15 Ab et le jour de Kippour, et chacune cherchait à attirer l'attention de l'acquéreur. Les unes, plus sages que belles, chantaient :
"La grâce est trompeuse, la beauté est vaine, mais précieuse est la femme qui craint le Seigneur !...",
cependant que les autres, plus belles que sages, chantaient de leur côté :
"Regarde comme nous sommes belles ! Choisis ta fiancée pour sa beauté …!" (7)
Au moyen-âge, on reprit cette tradition. Mais il n'y eu plus ri vignes, ni robes blanches, ni chants, ni danses, pour auréoler de quelque poésie ces exhibitions. Chaque année, à Lemberg et à Lublin, en Pologne, se tenaient de véritables foires. Des jeunes filles, amenées de toutes parts, étaient rassemblées là, attendant le bon plaisir des amateurs... On est allé jusqu'à prétendre que se contractaient là des centaines et même des milliers de mariages, chaque année...

Et ces femmes, jamais libres d'elles-mêmes, ces femmes que des lois rigides séparaient si souvent des hommes, avaient-elles au moins la joie de pouvoir partager avec eux leur vie intellectuelle, leurs discussions ? Eh bien, il semble qui elles étaient tenues à l'écart de l'étude, de cette étude qui fut et reste la gloire et la fierté de ceux que l'on nomme le Peuple du Livre. Pour les garçons, l'instruction était obligatoire, mais les filles étaient dispensées d'aller à l'école. Certain rabbin n'était-il pas allé jusqu'à dire : "Brûlez les paroles de la Torah, mais ne les communiquez pas à des femmes !" Sans doute, n'était-ce là qu'une boutade, mais de fait, leur instruction ne préoccupait guère leurs parents ou leurs époux, et elles se contentaient la plupart du temps, de connaître les pratiques rituelles qui leur étaient propres, quelques prières, et ce qu'elles pouvaient retenir des discussions de leurs pères, leurs frères ou leurs maris, quand, par hasard, il leur arrivait d'y assister.

Et maintenant, Mesdames et Messieurs, ce faisceau d'arguments d'ordre religieux, juridique et social que je viens de vous exposer, ne vous semble-t-il pas prouver suffisamment que dans le Judaïsme, comme disait un personnage de Molière : "Notre sexe n'est là que pour la dépendance,
Du côté de la barbe est la toute-puissance" ? (8)
Ne vous paraît-il pas que vous aviez raison d'affirmer que le judaïsme est anti-féministe, par ses lois, par ses mœurs, par ses traditions ?

II

Une telle conclusion serait cependant prématurée. Ces textes, ces lois, ces faits, ces mœurs, pour être appréciés et jugés, demandent à être étudiés, non pas en eux-mêmes, mais par rapport au milieu et aux époques où ils ont pris naissance. Il faut aussi comprendre les mobiles profonds qui les déterminèrent et qui ne sont pas tous négligeables, bien au contraire.

Les Juifs, comme les autres peuples de la terre, sont passés par tous les stades de la civilisation. Dans toutes les sociétés primitives, la femme est considérée comme un bien que l'homme peut acquérir ou abandonner selon sa volonté, un bien comparable au bœuf et à l'âne. Ainsi en est-il encore de nos jours chez les peuplades arriérées qui subsistent. Ainsi en fut-il chez les Hébreux. Mais déjà la Bible mettait des limites à ce droit de l'homme sur la femme, et dans la suite les Docteurs du Talmud montrèrent, par exemple, une répugnance générale à accorder le divorce, sauf dans des cas graves, et en particulier dans le cas d'impudicité de la femme, pour ne citer que ce problème.

Ce dernier fait d'ailleurs, vous allez le voir, porte aussitôt sur un plan plus élevé la défense des textes et des faits cités dans le premier point de cette étude. La doctrine sociale du Judaïsme, en effet, repose sur la famille. La famille est un groupe élémentaire, stable, un principe de solidité et de continuité. La société juive elle-même n'est-elle pas considérée comme la famille d'Israël, ou ce qui revient au même la "Maison d'Israël" ? Or, la famille, "la maison, c'est la femme", selon une maxime talmudique connue, la femme qui ne se contente pas de donner la vie à ses enfants, mais qui donne aussi le premier essor à leur intelligence, à leur sensibilité et à leur foi. Si la femme manque à ses devoirs de pureté, d'honnêteté, c'est la famille elle-même qui est atteinte dans sa pureté, dans son intégrité, dans sa force. Il fallait éviter cela à tout prix, et quoiqu'il déplût aux rabbins du Talmud de permettre la rupture des liens conjugaux, ils laissèrent aux Juifs l'entière faculté d'éloigner du foyer la femme qui par son inconduite compromettait l'honneur des siens et la solidité-même de la famille, puisqu'elle devait en être l'âme.

Il n'est pas d'autre raison au triste sort de la Agounah. Imaginez un instant qu'après la disparition de son mari, celle-ci se remarie et ait des enfants ; si le premier mari vient à reparaître, qu'adviendra-t-il des enfants nés du second mariage ? C'est un problème fort délicat que se posèrent les législateurs de tous les temps. Le droit babylonien, à l'époque biblique, déclarait que la femme retournait chez son premier mari, laissant ses enfants avec le second. La loi française actuelle, sans autoriser formellement le remariage, ferme cependant complaisamment les yeux quand il se produit : mais il devient nul quand revient le premier mari, et les enfants nés du second seront désormais des bâtards. Aucune de ces deux solutions n'est acceptable dans la société juive, ni la cruauté de la première qui sépare la mère de ses enfants, ni l'hypocrisie de la seconde, avec ses conséquences immorales. Il en va ici encore de l'intégrité de la famille.

Dans le sein de cette famille, que par sa conduite, et au besoin par son sacrifice, la femme juive doit garder pure de toute souillure, elle a son rôle tout tracé. L'homme, lui, peut et doit organiser son temps de façon à se soumettre à la discipline, aux nombreuses mizwoss que la Bible, puis le Talmud lui ont imposées ; il peut diviser sa journée de façon à en consacrer une partie importante à l'étude ; il peut, à heures fixes, se livrer à la prière. Pour la femme, tout cela n'est pas possible : elle ne s'appartient pas. Et le Judaïsme l'a compris : c'est ainsi que, non par mépris, mais en général par compréhension d'une nécessité sociale, les femmes ont été dispensées plus souvent qu'exclues des devoirs religieux, trop astreignants, trop fixes. Raschi, au 11e siècle, l'a dit de façon expresse : "Bien que les femmes soient dispensées de toute mizvah positive à heure fixe, il ne s'agit pas d'une interdiction !".
Un rabbin français, à peine postérieur, parle d'une femme qui mettait les téphilines, ce qui prouve bien, dit-il, que les femmes sont dispensées mais non exclues de l'accomplissement de ce devoir. Et elles sont dispensées, la chose est dite souvent nettement, pour leur permettre de remplir leurs devoirs de mère, d'épouses et de maîtresses de maison, devoirs qui suffisent à combler une journée, du matin tôt au soir tard...


Jeunes mariés juifs de Rosheim, 1762
dessin de © Martine Weyl
Évidemment le Judaïsme devait apparaître de ce fait comme une religion d'hommes, et il n'est pas étonnant que les Juifs, heureux et fiers des devoirs religieux qui leur incombaient grâce à leur nature d'hommes précisément, en soient venus à louer Dieu de ne pas les avoir faits femmes, de leur avoir permis d'accomplir intégralement les 613 mizwoss. Il ne faut pas s'étonner non plus de la joie qui accueille dans un foyer la naissance d'un garçon, par qui se perpétueront la connaissance de la Loi et la pratique des mizvoss. Mais ceci ne permet pas de dire que la religion juive enseigne aux hommes le mépris de la femme. Tous les vendredis soir ne doivent-ils pas glorifier ses vertus domestiques en récitant l'Eloge de la Femme Forte ? (9)

Et dans la pratique, nos pères n'appréciaient certainement pas moins les qualités de leurs femmes. N'est-il pas significatif, ce testament qu'un Juif écrivait vers l'an 1357 pour ses filles ? "Mes filles, disait-il, devront porter le plus grand respect à leurs maris et devront toujours être aimables avec eux. Les maris devront honorer leurs femmes plus qu'eux-mêmes. Il ne faut pas que mes filles rient et parlent, ni qu'elles dansent trop avec des étrangers. Elles demeureront à la maison, et ne flâneront pas dehors. Elles ne se tiendront pas à leurs portes pour guetter les faits et gestes de leurs voisins. Plus énergiquement encore, j'exige que mes filles ne soient jamais inoccupées, car Dieu le défend et l'oisiveté mène au péché. Il faut qu'elles filent, qu'elles cousent et soient en toute occasion patientes et modestes." L'idéal domestique que l'homme se faisait de la femme n'avait donc pas changé depuis la Femme vaillante de l'écriture (9). Et remplacez le rouet par la machine à coudre, et le balai par l'aspirateur électrique, et vous retrouverez encore dans ces portraits, l'image d'un grand nombre de femmes juives de notre époque, telles qu'elles sont... ou du moins telles que leurs maris aimeraient les voir !...

Mais toute médaille a son revers, et ce rôle effacé auquel les femmes étaient tenues, leur éloignement de l'étude et de toute activité intellectuelle, devaient fatalement provoquer chez beaucoup d'entre elles le goût des choses vaines et futiles, des commérages, des riches atours et des bijoux.
Isaïe, déjà, dénonçait "les filles de Sion, arrogantes, qui s'avancent à pas mesurés, le cou dressé, lançant des regards provocants et faisant sonner les clochettes de leurs pieds. Il dénonçait "le luxe des clochettes, les filets et les croissants ; les pendants d'oreilles, les bracelets et les voiles ; les diadèmes, les chaînettes des pieds, les ceintures, les boîtes à parfums et les amulettes ; les bagues et les anneaux du nez ; les vêtements de fête, les manteaux, les écharpes et les sachets ; les miroirs, les fines tuniques, les turbans et les surtouts" (10) .

Vingt-cinq siècles plus tard, en 1728, les chefs de la communauté israélite de Fürth en Allemagne, se voyaient à leur tour obligés de condamner pareille vanité. Et ils interdisaient aux femmes et aux jeunes filles de porter des voiles d'or ou ornés de petites étoiles ou de perles, ou des bonnets de drap d'or ou brodés d'or ou d'argent, ou de fleurs d'or ou d'argent ; ils interdisaient aussi les crinolines, les capelines brodées, les longues traînes et les bottines et les pantoufles brodées ou garnies d'or et d'argent ou de nœuds ; ils interdisaient les perles et les diamants et autres pendants d'oreilles, de même que les boucles de pierres précieuses, les chaînes d'or et les ceintures d'or, incrustées de diamants ; interdites les bagues abondantes et les gants de fourrure brodés dont la broderie dépassait deux doigts de largeur (11).

Et ce n'est là qu'un petit exemple des nombreuses mesures que les Juifs prirent au moyen-âge et plus tard pour mettre un terme à la frivolité de leurs compagnes. Nous comprenons alors sans peine que certains rabbins austères, choqués de tant de légèreté, aient émis sur le compte des femmes des jugements peu favorables, et les aient exclues de certaines pratiques "à cause de la légèreté de leur sexe et du respect dû à l'assemblée."

Mais, si la doctrine juive de la famille, les défauts féminins qui en pouvaient être souvent la fâcheuse conséquence, expliquent bien des lois et bien des traits de mœurs dans le Judaïsme historique, ils n'expliquent cependant pas tout. Le problème religieux de l'impureté, le problème moral de la chasteté, par exemple, furent également des causes sérieuses de la séparation des sexes. Et le sort des femmes fut aussi influencé par les circonstances historiques.
Ainsi, nous l'avons vu, au moyen-âge et jusqu'au 18ème siècle, l'usage se continuait de marier les fillettes, sans naturellement s'occuper de leur propre choix.

Cependant, certains rabbins du Talmud avaient bien protesté contre la passivité forcée de la femme dans une circonstance aussi essentielle pour elle que le mariage : "Un homme ne doit pas marier sa fille tant qu'elle est mineure ; il doit attendre qu'elle soit majeure et dise : "J'aime cet homme", disait l'un d'eux, et d'autres condamnaient les mariages organisés en dépit du sens commun, entre conjoints d'âges trop éloignés... Pourquoi les juifs du moyen-âge ne suivaient-ils pas ces sages conseils ?
D'une part, pour des raisons cabbalistiques parfois, et aussi à cause des espoirs messianiques qui, au 17ème siècle. poussèrent les parents à hâter si possible la naissance du Rédempteur attendu, en mariant leurs enfants aussi tôt que possible ; d'autre part, pour des raisons plus prosaïques en même temps que plus pathétiques : avant qu'une nouvelle persécution ne vînt le ruiner ou le faire périr, le père avait le souci de sauver sa fille du célibat, de la doter, de l'établir, et de défendre ainsi son avenir ; et puis la dispersion, le nombre restreint des Juifs rendaient les hommes si rares, qu'on se pressait d'accepter un parti convenable lorsqu'il se présentait. Et ces mariages précoces, prématurés, exerçaient à leur tour leur influence sur l'état moral et intellectuel de la femme...

Certes, ces explications, si hauts et si vraies qu'elles soient, de la condition juridique et sociale de la femme dans le Judaïsme, ne permettent pas encore de dire qu'elle n'était pas soumise à une infériorité légale et religieuse, à une humiliation sociale, parfois aussi. Si on comprend les raisons, on ne peut pas nier les faits.

Mais comment osera-t-on le reprocher au Judaïsme ? Quels sont le peuple, la civilisation, qui jusqu'en ces dernières années ont agi autrement ? En France ; aujourd'hui même, Mme Brunschvicg a beau être ministre, elle est légalement une mineure, une incapable. Politiquement, elle n'est pas l'égale de son mari, elle n'a pas le droit de voter. Civilement, elle n'a le droit ni de prendre un passeport, ni de disposer d'un compte en banque. Mme Curie, politiquement et civilement, valait moins qu'un ivrogne mâle, et était assimilée, comme nous toutes, mesdames, aux mineurs et aux interdits ! Il y a quelques temps, le Sénat français étudiait une fois de plus la réforme de la loi civile à l'égard des femmes : il ne s'est pas décidé, pas plus, je le crains bien, qu'il ne se décidera le jour où passera devant lui le projet de Loi concernant le vote des femmes… Tous nos vénérables sénateurs ont sans doute les mêmes craintes que celui d'entre eux qui disait il y a quelque temps : "Si les femmes votaient, on pourrait dire adieu à la bonne cuisine ! Elles laisseraient brûler le rôti pour lire les affiches électorales …!"

Evidemment, malgré cet état d'esprit, encore très répandu dans la plupart des pays, la condition de la femme s'est cependant améliorée, mais du cours de ces toutes dernières années seulement, et il y a encore beaucoup à faire pour que partout on lui accorde l'indépendance, la liberté, la dignité qu'on reconnaît aux hommes. Alors, que reprocher, une fois encore, au Judaïsme ? Comment oser exiger de lui, qui a pris naissance il y a quarante siècles, l'égalité et l'indépendance que nos modernes législations n'ont pas encore accordé aux femmes ?

III

Mesdames et Messieurs,
Parvenus à ce point de notre étude, il semble donc que nous soyons arrivés à deux résultats. D'une part, notre première partie a montré tout ce qui permettait de prétendre que le Judaïsme a imposé à la femme une condition inférieure, tant par ses mœurs que par ses lois. Notre seconde partie, elle, a eu pour but d'expliquer, de justifier souvent cette attitude. Mais même justifiés, les faits que nous avons étudiés jusqu'ici sont peu favorables à la femme, et afin de pouvoir conclure en toute équité, il convient d'abord de leur opposer d'autres arguments, non moins véritables et qu'un esprit bien différent anime.


Rachel et Léa
Dante Gabriel Rossetti (1855)
Car enfin, ce n'est pas chez nous qu'a jamais été discutée en d'austères assemblées, la question de savoir si les femmes avaient une âme ou n'en avaient pas ! Aux scholastiques du moyen-âge, nous laissons ce glorieux privilège ! Dans le Judaïsme, au contraire, on s'est appliqué à faire remarquer que si la femme doit être une "aide" pour l'homme, elle est d'abord "la chair de sa chair les os de ses os", créée comme lui à l'image de Dieu (12). A l'origine, homme et femme n'étaient-ils point déjà un seul et même corps ? Dieu, nous dit-on aussi, en prenant appui sur le texte sacré, s'adressait aux femmes comme aux hommes, lorsqu'il parlait au peuple d'Israël. Et s'il y eut des hommes inspirés, on ne compte pas moins de sept prophétesses dans notre Histoire sainte (13).

Et certes, en dépit de ce que nous avons montré, il serait faux de dire que la femme juive n'a pas été, dès les temps bibliques, un être humain à qui la loi et les mœurs accordaient personnalité, dignité et protection dans le domaine social comme dans le domaine religieux. Son sort ne fut jamais celui que les peuples orientaux de la même époque faisaient à leurs des femmes. Ainsi, en Israël n'exista jamais la coutume de mettre à mort les nouveau-nés de sexe féminin comme cela se pratiquait chez les Arabes. Jamais la veuve hébreue ne fut contrainte à monter sur le bûcher après la mort de son époux, et malgré le caractère absolu de la puissance paternelle, aussi respectée chez les Juifs qu'ailleurs, les jeunes filles étaient souvent consultées sur le choix de leur mari, comme Rachel ou Rébecca. Jamais non plus, les femmes juives ne furent obligées de se cloîtrer à l'intérieur d'un gynécée ; au contraire, elles se mêlaient librement à la société des hommes, participaient, comme Miriam, comme la fille de Jephté aux réjouissances publiques, aux repas en commun, s'associaient aux deuils. Comme Abigaïl, comme la femme de Manoë, comme la Sunamite, comme Yaël (14), comme Ruth, elles pouvaient prendre des initiatives personnelles sans provoquer de scandale. Elles prenaient part à des négociations politiques, et jouaient parfois même un rôle de premier plan dans les guerres d'Israël : qu'on se souvienne de Débora, de Yaël ou de Judith !
Et si, à l'époque du Second. Temple, une Salomé Alexandra put devenir reine des Juifs, au temps des Juges déjà, Débora gouvernait Israël (14). Comment alors, peut-on penser que ni elles, ni les hommes n'aient eu le sentiment de leur dignité ?
Rachel et Léa protestent contre leur père qui "les a vendues comme des étrangères" (15) et après l'attentat dont avait été victime leur sœur, les fils de Jacob s'écrient, révoltés : "Pareille infamie ne se fait pas en Israël !" (16).

Aussi bien les lois bibliques confirment l'état des mœurs. Elles protègent la femme que son père a vendue pour cause de misère, elles protègent la femme contre la calomnie, contre la séduction et la violence. Elles protègent même la femme étrangère captive. Civilement, les femmes en certains cas, peuvent posséder et participer à la succession paternelle. Religieusement, elles sont appelées solennellement à entrer dans l'Alliance du Seigneur, et peuvent se vouer à Dieu en faisant vœu de Naziréat, tout comme Samson. Enfin, vous chercheriez en vain un législateur ancien ou moderne qui ait eu la pensée délicate de décider, ainsi que le fit notre Bible que le jeune époux "serait dispensé de se rendre à l'armée, dispensé de toute corvée, afin de pouvoir vaquer librement à son intérieur pendant un an, et rendre heureuse la femme qu'il a épousée" ! (17)

Nous voudrions aussi pouvoir citer quelques-uns des si nombreux textes qui exaltent la femme pieuse, vertueuse, qui glorifient le bonheur conjugal, qui commandent l'amour et le respect absolu de la mère. Connaissez-vous entre autres ce passage du Livre de Tobie, dans lequel Tobie fait de pressantes recommandations à son fils : "Mon enfant, si je meurs, enterre-moi et ne méprise point ta mère. Honore-la tous les jours de ta vie, et fait ce qui lui est agréable. Ne lui cause pas de chagrin. Souviens-toi, mon enfant, qu'elle a été exposée pour toi à bien des dangers lorsqu'elle te portait dans son sein. Quand elle mourra, enterre-la à côté de moi, dans le même tombeau…" (18)

Mais qu'il nous suffise de rappeler que les prophètes, pour concrétiser les liens puissants d'amour qui unissaient Israël à Dieu, ne trouvaient pas d'image plus vraie que celle du mariage, d'un pacte où l'époux et l'épouse avaient également des droits et des devoirs...

En vérité, pouvons-nous prétendre encore que la civilisation biblique ait tenu la femme dans une condition humiliante de chose, d'esclave, chargée de mépris, dont on trafique et que l'on traite selon son bon plaisir ? Si nous avons vu des arguments qui auraient pu nous le faire croire, si même nous les avons expliqués, ils ne représentent qu'une partie des dispositions qui réglementaient la vie féminine, et ceux que nous venons d'exposer démontrent déjà que la civilisation biblique dépassait son temps "de tout un ciel", selon l'expression récente du cardinal Faulhaber.

C'est une même constatation que nous serons amenés à faire à l'époque talmudique comme au moyen-âge. On ne sait choisir dans la masse des textes qui nous montrent la sollicitude qu'Israël apporta à améliorer toujours la condition juridique et sociale de ses femmes.

Au temps du Talmud, les rabbins interdisent aux pères de vendre leurs filles comme esclaves. Ils ordonnent aux communautés de fournir une dot d'au moins 50 souzim à l'orpheline pauvre, et de secourir toujours l'orpheline avant l'orphelin. Ils obligent le séducteur à épouser la jeune fille séduite, si le père y consent. Ils protègent la femme contre la paresse ou la prodigalité du mari en lui permettant de garder pour elle le fruit de son travail, à la condition qu'elle renonce à se faire entretenir par lui. Et la veuve, outre ses biens personnels, reçoit un douaire et a le droit de demeurer dans la maison qu'elle habitait auparavant, et de garder à son service le même personnel. Et de qui plus est, les femmes sont admises à être tutrices.

Et ne trouvez-vous pas fort aimable… et légitime, mesdames, cette loi qui obligeait l'époux à fournir à sa femme, non seulement le logis et la nourriture, mais aussi une coiffure, une ceinture, et une paire de chaussures neuves à chacune des trois grandes fêtes, et d'autres articles d'habillement d'une valeur annuelle de 50 souzim en temps ordinaire ? "Ceci, dit le Talmud, ne comprenant pas les cadeaux volontaires, consistant essentiellement en vêtements, par lesquels un homme doit toucher le cœur de sa femme…"

Ces lois, et bien d'autres, montrent déjà une amélioration sur la condition que parfois la Bible avait donnée à la femme. Au moyen-âge, le progrès continua. La polygamie, qui pratiquement n'existait déjà plus à l'époque talmudique, fut formellement interdite au 10e siècle par Rabbenou Guerschom de Mayence, et avec elle disparaissait définitivement en Israël le dernier vestige formel de cette conception primitive que la femme était un bien, conception que depuis si longtemps le Judaïsme avait abandonné en fait.

Les rabbins du moyen-âge s'attachèrent aussi à assurer la sécurité de la femme.
En raison des misères, et des persécutions perpétuelles, les maris étaient très souvent obligés de quitter leur foyer, parfois pendant de longues périodes, pour chercher au loin un gagne-pain. Pendant ces absences, les femmes, en cas de besoin, étaient entretenues par les communautés, auxquelles les maris étaient ensuite tenus de rembourser les sommes avancées. Mais les absences par nécessité s'allongèrent souvent à tel point, qu'au 12ème siècle il devint nécessaire de faire plus, et elles furent obligatoirement limitées au maximum à dix-huit mois. A son retour, le mari devait rester au moins six mois auprès des siens, avant de pouvoir s'éloigner à nouveau. Et, conformément à la loi biblique que nous avons citée tout à l'heure, l'usage s'établit que le mari ne devait pas quitter sa femme, la première année de leur mariage.

On tenta également de régler la question si délicate de la Agounah et on y réussit de façon partielle. Lorsqu'un homme devait s'éloigner pour une certaine durée, il était tenu d'accorder à sa femme un "divorce conditionnel", qui ne devenait effectif que s'il n'était pas revenu après un laps de temps déterminé.

Mais la sollicitude des juristes juifs à l'égard des femmes alla même plus loin. Les collecteurs d'impôts de l'époque étaient impitoyables pour les Juifs et en particulier pour les femmes éloignées de leur mari. Ils profitaient de leur isolement pour les accabler de charges disproportionnées avec leurs faibles ressources. Les rabbins n'hésitèrent pas à user d'un subterfuge audacieux sans doute, mais dont il serait difficile de leur tenir rigueur : ils autorisèrent la femme à produire au percepteur trop exigeant un acte de divorce n'ayant aucune valeur réelle, pour preuve de son insolvabilité. Le stratagème du "divorce imparfait", comme on l'appelait, réussissait souvent, et évita à maintes femmes juives de l'époque, la misère et le désespoir.


Galerie des dames à la synagogue de Gerstheim, 1874
La loi intervint aussi dans les rapports entre époux. Les Juifs, en général, n'ont jamais été brutaux envers les femmes. Rabbenou Tam, au 12ème siècle disait à ce propos : "Ceci est une chose qui ne se fait pas en Israël !"
Et un siècle plus tard, Rabbi Meir de Rottenbourg remarquait que "les Juifs ne s'adonnent pas à la coutume courante de battre les femmes".
Cependant, il arrivait qu'un Juif fit exception. Les rabbins, dans ce cas, ne plaisantaient pas et, selon l'époque, obligeaient le délinquant à donner à sa femme une pension alimentaire, à lui accorder le divorce, ou même le condamnaient à la flagellation et à l'excommunication.

Ces quelques exemples montrent le progrès constant que fit, au long des siècles, la législation juive à l'égard des femmes. Le même progrès règne dans le domaine religieux et dans les mœurs. Sans doute, la séparation des sexes, la dispense des mizvoss positives, créèrent-elles un état d'infériorité sociale. Mais le Talmud oblige les femmes comme les hommes à faire leurs prières, il admet qu'un principe les femmes sont autorisées à monter à la Torah, à faire la she'hita, et il advint qu'au moyen-âge, des femmes firent effectivement la she'hita. Il les autorise également à lire le Hallel devant des hommes qui ne savent pas, à lire publiquement la Meguilah pour le compte des femmes, à allumer la lampe de Hanoucca à la place de leur mari absent, et lorsque trois femmes sont réunies, elles ont le droit de réciter à haute voix le benschen à la fin du repas. Elles pouvaient même être ministres officiants : l'épitaphe de l'une d'elles, dame Urania de Worms qui vécut environ au 13ème siècle dit ceci : "Cette stèle mortuaire rappelle le souvenir de l'excellente et éminente dame Urania, fille de Rabbi Abraham. Celui-ci était chef des chantres de la Synagogue, et sa prière pour son peuple montait vers le ciel. Et elle, d'une voix mélodieuse, officia devant les femmes auxquelles elle chantait les hymnes ! Qu'en hommage dévoué, sa mémoire soit conservée !"

On rend d'ailleurs hommage à la consciencieuse piété des femmes, et plus d'un rabbin les consulte pour savoir quelle est la règle le dîn, dans les pratiques qui leur sont propres. Et l'on cite une femme qui fit écrire quarante rouleaux de la Loi pour les offrir à la synagogue !

Par ailleurs, on fit effort pour permettre aux femmes de comprendre le culte public auquel elles assistaient. La plupart connaissaient en général mal l'hébreu et elles priaient le plus souvent dans la langue du pays. Aussi, à l'époque talmudique comme au moyen-âge, dans beaucoup de communautés traduisait-on publiquement, à la Synagogue, des textes de prières, et en certaines époques les lectures hebdomadaires du Pentateuque. Au 14ème siècle, dans différentes communautés d'Espagne, par exemple à Saragosse, le livre d'Esther était lu en Espagnol, à Pourim. Et faut-il parler du "Iséna Our'éna", qui, à partir du 17ème siècle, si je ne me trompe, jusqu'aujourd'hui, permit à la femme de connaître et d'étudier la Torah, dont ce livre était une adaptation, à son usage ?

Mais une coutume, tout particulièrement, me paraît trahir chez nos pères, une singulière tendresse pour leurs compagnes : même au 17e et au 18ème siècles, à l'époque où les lois et les mœurs étaient les plus rigides, il arrivait souvent qu'un manteau ou un tablier de femme, brodé d'or ou d'argent, servit de tapis pour le pupitre du ministre officiant, de rideau pour l'arche sainte, ou de manteau pour le rouleau de la Loi.

Car en effet, si certains rabbins pensaient, avec quelque raison parfois, bien du mal des femmes, ceci était loin d'être le cas général ; je cite au hasard : "L'homme doit aimer sa femme comme soi-même, et l'honorer plus que soi-même",
"C'est une chose naturelle qu'on témoigne à une femme toutes les marques d'honneur qu'on adresse à un homme"
"Si elles ne sont pas prophétesses, elles sont filles de prophètes".

Et à propos de l'usage qui obligeait les femmes d'un mérite extrême à s'accouder pendant le Séder, une autorité du 13ème siècle remarque que : "de nos jours, toutes les juives sont femmes de mérite extrême".


Portrait de Dona Gracia sur un timbre israélien

Et sans doute, pour cela, il fut des époques et des endroits où elles eurent un rôle important à jouer dans l'organisation de la Communauté, s'occupant tout particulièrement des œuvres de charité, des veuves, des malades et des orphelins. Dans la Rome des premiers siècles de l'ère chrétienne, certaines d'entre elles portaient le titre de Matres Synagogae, mères de la Synagogue, et plus tard, au 16ème siècle par exemple, une Dona Gracia Mendesia, qui était universellement réputée pour son intelligence et sa générosité, était pratiquement à la tête de la communauté israélite de Constantinople.
Les femmes, en effet, malgré la frivolité de certaines d'entre elles, n'étaient pas sans mériter le plus souvent des témoignages de respect, de tendresse et d'admiration. On sait que fréquemment, par la force des choses, elles étaient obligées de joindre à leurs occupations ménagères, celles de femmes d'affaires. Donna Gracia Mendesia, après la perte de son époux, dirigeait une banque qui avait des succursales dans plusieurs pays, et qui comptait parmi ses débiteurs Charles Quint, le roi de France, et quelques princes encore.

Mais c'étaient surtout des femmes plus modestes, dont les maris étaient absents par nécessité, ou consacraient tous les moments de leur vie à l'étude de la Loi, qui exerçaient ainsi une occupation extérieure au foyer.

D'autres aidaient les hommes dans leurs travaux. Ainsi, on doit l'édition du Talmud qui parut à Francfort en 1694 à la collaboration d'un metteur en pages nommé Israël et de sa sœur ; et l'édition de 1727 du Schulchan Aruch est due au travail en commun de Rabbi Jacob Hirsch ben Mosché et de sa femme.
Parfois, les femmes se mêlaient à l'activité intellectuelle de leurs époux. Un grand nombre servaient de secrétaires à leur père, à leur mari, faisaient leur correspondance, copiaient des livres, des références de toutes sortes.
Mais bien des femmes occupèrent une place plus sérieuse encore dans la vie intellectuelle juive. Et si le Talmud a conservé le souvenir des servantes de la maison de Rabbi Juda le Saint et de celles de Rabban Gamliel auxquelles les rabbins et les étudiants demandaient des renseignements, si Bérouria était célèbre par sa sagesse et sa science, si Rafram, en pleine synagogue, faisait l'éloge de sa fiancée "instruite et juste", un rabbin du 15ème siècle conte que beaucoup de femmes, de son temps aussi, en Allemagne du Sud, étaient connues pour leur instruction. Ces femmes entraient en de doctes controverses avec des rabbins renommés et leurs opinions étaient souvent favorablement commentées. Certaines femmes juives enseignèrent publiquement. Ainsi Samuel ben Ali de Bagdad qui vivait au 12ème siècle, avait une fille unique, Hypatia, qui connaissait à fond Bible et Talmud, et donnait des leçons à des jeunes gens. Une autre, Miriam Schapira, dirigeait un véritable collège. Toutes deux, cependant, pour se conformer aux règles de la décence, enseignaient cachées, l'une derrière une fenêtre, l'autre derrière un rideau.
On connait même une Juive, Dulcie, femme d'Eléazar de Worms, qui au début du 13ème siècle ne craignait pas de faire des sermons en public le jour du Sabbat, et grâce à son talent oratoire, pouvait entretenir son mari et ses deux filles.

A la fin du 16ème et au début du 17ème siècle en Turquie, il y eut également des femmes juives qui jouirent d'une grande influence et se distinguèrent par leur culture. La fille de Dona Gracia, Reyna, fonda dans son palais une imprimerie hébraïque, dans la noble pensée d'encourager la science juive.
Une nommée Esther Kiera exerça une profonde influence sur la favorite du sultan Mourad III. Laquelle prenait une grande part dans la direction des affaires de l'Etat. Tous ceux qui désiraient emplois et dignités d'adressaient à Esther Kiera. Elle distribuait d'abondants secours par mi les juifs indigents, et protégeait les savants.
La veuve du rabbin et diplomate Salomon Ashkenazi fut également fort influente au temps du sultan Achmet Ier. Très cultivée, elle était versée dans l'art de la médecine et fut assez heureuse pour guérir le jeune sultan, peu après son accession au trône de la petite vérole, contre laquelle les médecins turcs n'avaient pas trouvé de remède ! A la suite de ce succès, elle et son fils furent comblés d'honneurs.

Enfin, à l'époque où Mme de Sévigné 1aissait courir sa plume, la Juive Glückel de Hammeln écrivait ses Mémoires, et à Amsterdam, la belle et spirituelle poétesse marrane, Isabelle Correa, composait de nombreuses poésies...
Sans doute, n'étaient-ce là que des cas exceptionnels, mais de façon générale, dans leurs foyers, les Juives, si peu instruites qu'elles fussent, enseignaient à leurs enfants les premiers éléments de la prière et de la science d'Israël, et n'hésitaient pas à se priver d'un colifichet ou d'un bijou pour acheter quelque livre nouveau à leur mari.

Et Juives, tout autant que leurs maris étaient juifs, qu'elles aient joué un rôle effacé ou public, toutes étaient capables comme eux de sacrifier leur vie à la foi commune. Les femmes juives martyres, les "Saintes" comme on les nommait, furent innombrables, et leur héroïsme, chanté parfois par les Bardes d'Israël, comme dans la fameuse Elégie des Martyres de Troyes, rappelé avec émotion dans les "Memorbücher" que conservaient pieusement les communautés d'Alsace ou des Bords du Rhin, prolonge leur gloire jusqu'à nous.

J'aurais aimé vous parler encore, Mesdames et Messieurs, de la femme juive dans le Judaïsme moderne, depuis les intellectuelles assimilées de la fin du 19ème siècle, Henriette Herz, Dorothée Veit, Rahel Levine, qui faisaient le succès des salons juifs de Berlin, jusqu'à la femme de Ben Yehouda dont l'héroïsme obscur fut à l'origine de la renaissance de l'hébreu dans la Palestine moderne, jusqu'aux "Halouzioth" qui reconstruisent de leur labeur le Pays des Ancêtres. J'aurais voulu vous montrer les femmes juives du 19ème, du 20ème siècle au travail : une Grace Aguilar qui dans ses livres réhabilita les femmes d'Israël, des poétesses comme Malka Lipschütz en Russie Soviétique ou Else Lasker en Allemagne. J'aurais voulu vous parler du grand mouvement juif féminin en faveur de la Palestine, de la Wizo, de Ghaléï, de la Hadassa ; des œuvres sociales innombrables que créèrent les femmes de chez nous, de l'organisation modèle des Juives d'Amérique, et plus simplement vous montrer le bonheur qui règne dans un véritable foyer juif. A tout cela, je dois renoncer, la matière d'une telle étude est celle d'un livre, elle dépasse les limites d'une conférence.
Au surplus, nous pouvons mettre ici un terme à notre enquête.

Conclusion

Mesdames et Messieurs,
Devant vous, en toute conscience, j'ai essayé d'exposer l'attitude du Judaïsme dans ses rapports avec la femme. Sans aucun doute, la malédiction que Dieu prononçait contre Eve au lendemain de son péché, et qui la soumettait à l'homme, s'est accomplie. Mais, les efforts des femmes d' Israël ; l'amour, la compréhension, l'esprit de justice, l'admiration des hommes de chez nous pour leurs compagnes, le développement naturel du génie juif, travaillèrent de concert à les réhabiliter et à leur donner de plus en plus, une condition et une dignité qu'auraient pu leur envier aux mêmes époques les femmes d'ailleurs.
S'il n'y eut jamais parfaite égalité entre hommes et femmes, la loi accorda cependant bien des droits aux femmes, et ce que la loi n'avait pas pensé à instituer, était établi bien souvent par les mœurs.

Est-ce à dire que le Judaïsme est féministe ? Maintenant nous pouvons, je crois, donner une réponse plus proche de la vérité doctrinale et traditionnelle.

Et je dis NON, le Judaïsme n'a rien voir avec le féminisme s'il s'agit de faire des femmes d'autres hommes, si je puis dire. Je dis NON si, comme certaines doctrines le veulent aujourd'hui, il s'agit de faire perdre à la famille sa cohésion, son caractère primitif de cellule sociale dont tous les éléments doivent concourir à former une unité aussi parfaite que possible. Je dirais NON, s'il s'agissait d'intervertir les rôles : l'esclavage d'Egypte était dur, dit la légende, parce que les hommes étaient astreints aux travaux des femmes, et les femmes au labeur des hommes !

Mais je dis : OUI, le Judaïsme, par son esprit, par toutes ses traditions, est féministe, s'il s'agit de donner à la femme une condition qui lui garantisse sa dignité, son droit au travail, au respect, à la justice, son droit d'avoir une personnalité juridique, d'être responsable de ses actes, de n'être pas dans les mains d'hommes, parfois malveillants, la chose, l'esclave, la mineure, l'incapable. Je dis OUI, plus nettement encore, s'il s'agit pour nous, femmes juives, de prendre notre place dans l'activité sociale du Judaïsme. Nous vivons une époque qui exige notre concours. En bien des endroits, des masses juives souffrent de la misère, de la persécution, d'autres masses juives errent à travers un monde inhospitalier. La Palestine se construit pour apporter un remède relatif à cette souffrance. Chez nous, il y a des malheureux : réfugiés, pauvres, ou malades ; il y a des enfants à élever, des enfants sur qui doit pouvoir reposer le Judaïsme de demain. Partout on a besoin de nous, mesdames.
Bénissons Dieu de nous avoir faites selon sa volonté ... Pour la vie et l'avenir d'Israël, nous avons aussi des devoirs...

© A.S.I.J.A.