La Renaissance, qui fit fleurir en France les études grecques, intéressa
aussi le public savant aux langues originales de l'Ancien Testaments l'hébreu
et l'araméen, qu'on appelait alors le syriaque (2).
Beaucoup d'humanistes étaient hébraïsants (3);
certains d'entre eux voulaient ainsi parvenir à la connaissance directe
des textes bibliques, dans une perspective réformée (4).
François Ier, pour faire pièce à la Sorbonne trop conservatrice,
fonda vers 1530 le Collège des Trois Langues (latin, grec, hébreu)
(5).
L'imprimerie fut, dès ses débuts, au service de ce renouveau (6). Dès 1488 des caractères hébraïques apparaissent à Lyon dans l'ouvrage de Bernhard von Breydenbach Des Sainctes peregrinations de Jherusalem (7), en 1504 à Strasbourg dans De modo legendi et intelligendi Hebraeum de Conrad Pellikan (inséré dans l' Aepitoma omnis phylosophiae, alias Margarita philosophica de G. Reesch) (8), en 1508 à Paris dans la grammaire hébraïque de François Tissard (9), en 1517 à Haguenau dans le De arte cabbalistica de Reuchlin. Ces apparitions subsidiaire dans des livres rédigés pour la plupart en latin vont se poursuivre sporadiquement, mais, sauf dans le cas de Strasbourg, où jouaient des intention missionnaires (10), il ne s'agit pas vraiment d'impressions en hébreu.
En effet des textes entièrement hébraïques voyaient le jour presqu'exclusivement là où un public juif en réclamait pour la prière et pour l'étude, en Italie (depuis 1475 au plus tard), en Espagne (de 1476 environ à l'expulsion des juifs en 1492) et au Portugal (de 1487 à l'expulsion de 1497), en Turquie, puis en Allemagne, en Bohême et en Pologne. Le royaume de France avait été vidé de ses derniers habitants juifs par Charles VI en 1394 (11) ; cette clientèle éventuelle faisait donc en principe défaut .
D'autres raisons entraînaient les mêmes conséquences dans les communautés de "Nouveaux Chrétiens", c'est-à-dire de Marranes, entrés en France à partir du 16ème siècle en tant que convertis forcés, dont une grande partie, une fois à l'abri de l'Inquisition espagnole, reprirent de manière de moins en moins cachée la pratique du judaïsme, qu'ils n'avaient en secret jamais abandonnée (15). Sur la côte atlantique, de la région bayonnaise à celle de Bordeaux, de La Rochelle à Rouen, les synagogues clandestines, que la royauté tolérait, ne pouvaient pourtant pas se permettre le luxe d'imprimer des livres religieux. Il en était de même enfin pour les oratoires parisiens, où se rencontraient surtout des marchands, pourvus d'autorisations de séjour éminemment provisoires ou sans autorisation du tout (16).
Toutefois, à la fin du 18ème siècle, l'esprit de tolérance prôné par les philosophes avait pénétré les milieux de l'administration royale, et, si la pullulation des juifs dans le pays continuait à être considérée comme un fléau, on hésitait à prendre contre eux des mesures trop draconiennes (17). Quelques-uns d'entre eux avaient réussi à s'enrichir dans le commerce, l'industrie et surtout l'approvisionnement des armées (18). Les communautés voulurent remédier au manque chronique de livres.
A Avignon, où, selon un récit controversé, le juif Davin de Caderousse aurait dès 1444 acheté des caractères mobiles au marchand Procope Waldvogel (19), où l'on voit deux volumes d'un lexique hébraïcochaldéo-latin publiés en 1758-1765 par le carme déchaux Jean-Marie d'Olonne, les juifs aspirent certainement à imprimeri (20). En effet en 1765 paraît à Avignon le Séder ha-Konteress, recueil de poèmes liturgiques du Comtat (21), sous les auspices d'Isaïe Vidal et de Mardochée Venture (22), puis, sous la direction d'Élie Crémieux, un rituel complet en deux volumes Séder ha-tamid (1767) (23). De 1767 à 1771 des tractations ont lieu entre les dirigeants de la communauté avignonnaise et l'imprimeur chrétien H.-J. Joly, qui possédait des caractères hébraïques, en vue d'assurer aux fidèles une production régulière de textes sacrés, mais les pourparlers n'aboutirent pas (24). Et c'est à Nice et à Paris que Venture publie sa monumentale traduction française de la liturgie comtadine (25).
A Strasbourg, le fournisseur aux armées du roi, Cerfberr (26), avait forcé l'opposition du magistrat municipal et s'était installé en ville avec toute sa maisonnée. Dans le village voisin de Bischheim, où habitaient plusieurs centaines de ses pauvres coreligionnaires, il avait fondé une académie talmudique, à la tête de laquelle il avait placé son beau-frère David-Joseph Sintzheim (27). Toutes les conditions - érudition et finances - se trouvaient donc réunies pour ouvrir une imprimerie. Effectivement en 1777 un ouvrage rabbinique, Lèhem setarim de Salomon Algazi (remarques sur le traité talmudique Avoda zara) sortit à l'enseigne de l'imprimeur chrétien Jonas Lorenz, puisqu'il y avait peu de chances d'obtenir la permission d'installer une presse juive. La même année, et de la même manière, parut également le recueil de scholia talmudiques Asséfath zekénim (Chita mekoubètseth) sur le traité Ketouboth, deux volumes in-folio de 379 feuillets en tout. Mais l'expérience en resta là (28).
Le grand-rabbin Samuel Hellmann, qui exerça ses fonctions de 1750 à 1765, fut vraisemblablement l'instigateur de la fondation des presses juives de Metz (32). On affirme généralement que le premier ouvrage imprimé par Moïse May, sous le couvert de l'imprimeur du roi, Joseph Antoine, est l'Assefath zekénim sur le traité Betsa (1764). Mais nous connaissons un petit livre (20 feuillets), la Bakasha (supplique) du rabbin Moïse Nérol de Metz en souvenir des massacres de Chmielnicki en Ukraine (1648-1649), publié auparavant quatre fois à Amsterdam, qui parut à Metz avec divers suppléments en 1764 (33), avant la mort de S. Hellmann, alors qu'on acheva d'imprimer le gros ouvrage seulement après son décès. D'autre part, la mème année est signalée une adaptation en judéo-allemand de Robinson Crusoé (première partie, traduite du français) (34). Dans les deux cas, il doit s'agir de travaux en quelque sorte préparatoires, que les éditeurs ont diffusés alors qu'ils peinaient sur leur magnum opus (35), pour se faire connaître et montrer de quoi ils étaient capables.
Désormais l'imprimerie de Metz va rivaliser avec les meilleures presses d'Allemagne et de Hollande pendant près d'un siècle (36). Mais il semble que, dans les débuts du moins, les tracasseries administratives n'aient pas manqué. C'est sans doute ce qui explique la tentative faite par quatre juifs messins d'ouvrir une imprimerie à Thionville, où Moïse May et son gendre Goudchaux Spires (37) prirent un brevet en 1787 (38). Pourtant l'impression d'ouvrages hébraïques va se poursuivre à Metz jusqu'en 1770, d'abord sous le nom de Joseph Antoine, puis sous celui de J.-B. Collignon. A cette date May, qui a fait en vain appel à la générosité de ses coreligionnaires, même à l'étranger, pour qu'ils souscrivent à ses publications, se trouve en état de faillite et doit abandonner la ville, après avoir édité une vingtaine de livres (39).
En 1775 Goudchaux Spire rouvre l'imprimerie, cette fois sous son propre nom. Il publie lui aussi quelque vingt ouvrages et meurt en 1789. Son fils Abraham lance en 1789-1790 un hebdomadaire en judéo-allemand (40) Zeitung, puis, avec l'aide de son grand-père Moïse May, revenu à Metz, commence la publication des notes d'exégèse talmudique du maître de la yechiva (41) locale, Aaron Worms, sous le nom de Meoré or (1790) (42) ; le second volume de cet ouvrage est édité l'année suivante par Abraham Spire et son frère Salomon. Quelques livres sortiront encore de leurs presses après la mort du grand-père (1792), entre autres vraisemblablement la troisième partie de Meoré or, dont la page de titre ne porte pas de date, mais qui est sans doute de 1793 (43). A cette époque nous sommes déjà en pleine Terreur, et les conditions, matérielles et idéologiques, se prêtent mal à des activités somme toute confessionnelles. Il n'y aura plus d'imprimerie hébraïque normalement active à Metz jusqu'en 1813.
La cinquantaine d'ouvrages publiés par les imprimeurs juifs de Metz à la fin du 18ème siècle constitue une collection à peu près complète des livres nécessaires à une communauté israélite. Elle comprend des rituels des prières quotidiennes et de celles de toutes les solennités particulières (44) et plusieurs éditions du Pentateuque avec les commentaires qu'il est d'usage d'étudier chaque semaine à l'occasion de la lecture à la synagogue de la section hebdomadaire du cycle annuel (45).
Moïse May avait eu l'ambition de faire paraître une nouvelle série complète du Talmud de Babylone, et, pour éviter l'accusation de plagiat, il avait eu recours à l'innovation de le publier in-8°, chacune de ses pages étant la moitié de celles des éditions ordinaires (46). Mais il n'avait pu en imprimer que quatre traités (47), et Goudchaux Spire en ajouta encore un (48), peut-être déjà composé partiellement sous la direction de son beau-père. Sans doute le public intéressé par les études talmudiques approfondies n'était-il pas assez nombreux dans la région pour rendre rentable la vente de ces livres ; peut-être aussi n'y avait-il pas assez d'érudits sur place pour en assurer la publication correcte et suivie. Néanmoins beaucoup d'oeuvres spécialisées commentant le Talmud et les autres codes sacrés sortirent des presses messines: nous avons mentionné leur inauguration par l'Assefath zekénim ; en 1765 parurent les "Novelles" sur le traité Ketouboth attribuées à Salomon ben Adreth (en réalité de Nahmanide), en 1776 les Responsa du même Nahmanide, etc. Les savants locaux honoraient leur imprimerie par la primeur de leurs écrits : tels Lion Aser (le Chaagath Aryeh- 49), qui publie en 1781 son Touré èven sur les traités Rosh Hashana, Haguiga et Meguila ; Akiba Trénel avec son Ma'yane ganim sur Zevahim et Menahoth (1767), Aaron Worms déjà nommé et le grand-rabbin provisoire de Metz, Oury Feiwisch Cohen, dont l'ouvrage Halakha beroura est la dernière production des frères Spire (1793).
Les femmes (50) ne sont pas oubliées : la paraphrase historiée du Pentateuque Tseéna ou-reéna (51) (appelée couramment, selon la prononciation dialectale, Tsennerenne) en judéo-allemand paraît en quatre volumes en 1767, dans les caractères particuliers auxquels son nom est attaché. Il n'est pas jusqu'aux petits calendriers de poche, indiquant, outre les fêtes et les jeûnes, toutes les foires de la contrée, ainsi qu'une foule d'autres renseignements pratiques, qui sont produits chaque année depuis 1768, sans marquer, autrement que par des modifications purement superficielles (comme l'année de l'ère révolutionnaire ou le nom du souverain régnant) les terribles bouleversements que subit la France (52).
Il convient d'ajouter que les réalisations des presses messines sont d'une haute qualité. Les livres sont soigneusement reliés en cuir, sans ornements, sauf parfois sur le dos, pour laisser aux propriétaires le loisir de faire gaufrer leurs initiales, leur nom ou leur emblème. Le papier très blanc et épais, évidemment à la forme (53), porte une impression bien noire, disposée avec art, bien que sans nul gaspillage de place. Les caractères peuvent se comparer, par leur élégance et leur clarté, avec ceux de Roedelheim, provenant peut-être de la même originel (54). Et surtout le texte est à peu près exempt de fautes (55). En effet les premiers typographes venaient pour la plupart des officines d'Allemagne et de Hollande (56), et l'on peut se demander si les imprimeurs de Metz ont dû les débaucher en leur promettant de plus haut salaires, ou s'il y avait à l'époque une crise de l'emploi dans la typographie hébraïque à travers l'Europe.
A l'époque du Directoire, alors que les presses de Metz étaient quasiment en chômage, une autre cité lorraine vit s'ouvrir une imprimerie hébraïque : celle de Lunéville (57). Cette initiative était due à la personnalité exceptionnelle d'un membre de la communauté, Abraham Brisac (58). Ce fournisseur des armées à l'étape, non content d'avoir gratifié sa ville d'une synagogue, qui est un joyau du style Louis XVI (50), commença en 1797 à financer l'impression d'ouvrages en hébreu. Il publia une dizaine de volumes, à peu près les mêmes que ceux qu'avaient produits auparavant les presses de Metz : rituels de prières, Pentateuque commenté (deux séries) et quelques manuels d'édification (60). Du point de vue de la forme et de la finition, les impressions lunévilloises ressemblent beaucoup à celles de Metz, avec peut-être un léger surcroît d'élégance. L'imprimerie hébraïque de Lunéville subsista jusqu'en 1809.
Ainsi à Caen, dès le 17ème siècle, des termes hébraïques apparaissent dans la Geographia sacra de Samuel Bochart (Iere partie en deux volumes, Caen, 1646) (61). Mais la Révocation de l'Édit de Nantes (1685), en mettant fin à l'épanouissement de la culture protestante dans la ville, causa également une décadence générale, économique et démographique, de la cité normande, et, au 18ème siècle, il n'y était plus question d'érudition orientalistes (62).
Mais à La Rochelle, où s'était sans doute mieux conservée la tradition de lecture directe des textes bibliques, malgré la conversion au catholicisme, paraît en 1757, chez René-Jacob Desbordes, une Praxis linguae sacrae de Bonaventure Giraudeau (1697-1774), et l'année suivante, chez le même éditeur, un Abrégé de la grammaire hébraïque, sorte d'adaptation française de l'ouvrage précédent (63).
Enfin l'orientaliste Charles-François Houbigant (64) avait installé dans la maison de campagne qu'il possédait à Avilly près de Chantilly une petite imprimerie, sur laquelle il se plut à composer lui-même des éditions conformes à ses idées critiques des livres des Psaumes (1748) et des Proverbes (1763) (65).
La France, qui avait été au moyen âge l'un des centres les plus prestigieux - le plus prestigieux même, du 11ème au 13ème siècle - de l'érudition juive (66), s'était coupée, en expulsant les juifs de son territoire, du ferment le plus actif de l'hébraïsme. Les survivances (67) à la fin de la période médiévale et la relative renaissance au 16ème siècle de l'étude de l'hébreu étaient condamnées à rester superficielles ou passagères, alors qu'elles reposaient seulement sur quelques ecclésiastiques exceptionnellement curieux et sur des apostats (68). Au 18ème siècle la triple évolution qui avait fait sortir de leur clandestinité les Israélites annexés, tolérés et parfois enrichis a provoqué une flambée culturelle, qui s'est manifestée notamment par la fondation des imprimeries hébraïques de Metz, de Lunéville et d'Avignon. Par la suite l'émancipation accordée par la Révolution et l'assimilation galopante qui fit des citoyens juifs des Français comme les autres, de plus en plus ignorants de leur patrimoine spécifique, empêchèrent un développe-ment fécond de la culture, partant de l'impression, hébraïques (69).
Ce n'est qu'aujourd'hui, avec l'afflux des Israélites d'Afrique du Nord, qui a fait du judaïsme français une masse nombreuse (70) et assez soucieuse de ses racines, que les conditions d'un renouveau existent enfin. Dans quelle mesure les fruits confirmeront la promesse des fleurs, c'est une question qu'on ne peut pas encore considérer comme tranchée. Mais beaucoup d'espoirs sont permis.