Moïse WEIL
Grand Rabbin d'Alger
(1852-1914)
Découverte à Strasbourg d'un trésor
juif enfoui depuis 90 ans
par Paul B. FENTON
Directeur du Département des Etudes Hébraïques
U. S. H. S.
Extrait de l'Almanach du KKL
5756-1996
"Seriez-vous intéressés par deux grosses malles pleines
de vieux bouquins en hébreu ?".
C'est cette phrase interrogative débitée du bout d'un téléphone
qui déclencha une véritable chasse au trésor. La piste
devait déboucher sur une des découvertes les plus surprenantes
faites à Strasbourg en matière juive.
En débarrassant une mansarde poussiéreuse d'un immeuble sis
quai Kellermann à Strasbourg, Monsieur Henry, chineur de son état,
mit à jour deux grandes malles enfouies sous un tas de vêtements,
surmontées d'une lampe juive, une 'hanoukiyyah, et un tronc
de charité en tôle. Quelle ne fut pas sa surprise, en les ouvrant,
d'y trouver des centaines de vieux livres et des documents anciens rédigés
dans une langue bizarre. Pensant que ce butin pouvait avoir un intérêt
historique, il obtint d'un ami juif le numéro de téléphone
du Dr André Haarscher, président de la Société
d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine. C'est ainsi
qu'au cours d'une expédition nocturne à un entrepôt à
Illkirch, le Dr Haarscher, assisté de Rolph Malz, acheta au nom de
la Société deux coffres cabossés. Ces derniers furent
entreposés dans la cave du Consistoire
Israélite de Strasbourg où à l'invitation du Dr Haarscher,
l'auteur de ces lignes, put en examiner le contenu. Les vieilles marmottes
venaient de loin. La lecture de quelques documents signés révéla
que ce legs de livres et de papiers personnels avait appartenu à un
certain Moïse Weil, qui n'était autre que l'ancien Grand Rabbin
d'Alger au siècle dernier.
Qui fut Moïse Weil ?
Recu pour un don versé en 1896 par le
Grand Rabbin Moïse Weil en faveur de la Communauté de Jérusalem
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Né en 1852 à Bouxwiller en Alsace, Moïse, fils de Simon Weil
avait été formé au Séminaire Rabbinique de France
de 1871 à 1877 avant d'être expédié en Afrique du
Nord où il eut une carrière mouvementée. D'abord Rabbin
de Tlemcen jusqu'en 1882, puis de 1883 à 1891 Grand Rabbin d'Oran, il
fut enfin installé le 16 avril 1891 comme Grand Rabbin d'Alger.
Bon
arabisant, Weil était un érudit, on lui doit notamment
une étude sur le cimetière israélite de Tlemcen (Avignon,
1881) ainsi qu'une série d'articles sur les noms hébreux des mois
et sur Rabbenu Tam, parus respectivement dans l'
Athénée Orientale
et l'
Univers israélite. Il travailla également sur l'édition
d'un manuscrit découvert à Tlemcen du
Messia'h Illemîm
de R. Judah Kallas de Tlemcen, un commentaire sur Rachi écrit en 1440.
Il semblerait que Weil ait renoncé à ce projet car en 1882 il
fit don du manuscrit en question à la Bibliothèque Nationale de
Paris (n° 1334).
Ayant quelque propension pour la Kabbale, Weil
fut un homme extrêmement pieux et un des grands rabbins les plus
dévots que la France ait délégués en Algérie.
Il encourageait l'étude de la Torah à la Yechivah Asirei Tiqvah
et combattait férocement tout relâchement moral allant jusqu'à
excommunier en 1899 le célèbre imprimeur Cohen-Solal, pour avoir
ouvert son imprimerie le jour du Shabath. Il initia aussi des grandes causes,
comme la collecte juive internationale en faveur des sinistrés musulmans
de la grande famine de 1893. Maîtrisant très bien le judéo-arabe,
il était totalement intégré à la société
algéroise où il jouissait d'une grande considération.
A la différence du patriotisme indéfectible affiché
par la plupart des rabbins alsaciens nommés en Algérie, Moïse
Weil fut un fervent sioniste. En 1897, l'année du premier
congrès sioniste, Alger connut une vague d'antisémitisme virulent,
attisé par les retombées de l'affaire
Dreyfus. L'année suivante Mostaganem, Oran et Alger connurent des
pogromes effroyables ayant laissé plusieurs morts, des centaines de
blessés, et d'innombrables magasins juifs et des synagogues saccagés.
Weil perçut dans ces incidents tragiques un signe précurseur
des temps de la rédemption et, dans une lettre pastorale diffusée
au début de 1899, il invita ses coreligionnaires à "en
finir avec la situation si difficile où nous nous trouvons, et qui
n'a duré que trop longtemps, et dont il faut absolument sortir".
Comme solution à l'antisémitisme il propose au peuple d'Israël
résidant en Algérie et en France : "de quitter les pays
de l'Occident afin de s'installer à Jérusalem et à Tibériade.
L'heure de la libération a sonné". Ce ne fut point là
un simple voeu pieux. D'après une autre lettre pastorale, conservée
dans les archives de l'Alliance Israélite Universelle, Weil fonda une
association Cha'arey Zion "Les portes de Sion" dont l'objectif était
de ramasser des fonds pour financer le départ de nombreuses familles
pour la Palestine "afin de démontrer à nos chers coreligionnaires
l'inanité du projet de vouloir rester dans les pays occidentaux"
(circulaire d'avril, 1899). Ces agissements ne plurent point, semble-t-il,
aux autorités communautaires inféodées aux Lumières
de la France, et dans une lettre datée du mois d'octobre de cette même
année, le président du Consistoire d'Alger écrivit au
Consistoire central de Paris :
"Veuillez trouver ci-joint une nouvelle circulaire
de Monsieur Weil qui a secoué dernièrement notre communauté
... en représailles nous avons décidé d'interrompre le
traitement de l'ancien Grand Rabbin. Nous espérons, Messieurs, que
vous consentirez à confirmer notre décision en considération
du fait que depuis longtemps pour des raisons qui vous sont connues, nous
avons pris des mesures contre cet agitateur qui ne craint pas de s'opposer
à nos actions". (Archives du Consistoire, ICC 38, n° 311).
Il semble que le Consistoire central ait suivi les voeux de ses correspondants
algérois. Weil eut droit à une retraite anticipée, remplacé
en 1900 par Abraham Bloch, qui devait mourir
glorieusement en 1914 sur le champ d'honneur, mortellement touché alors
qu'il apportait un crucifix à un blessé catholique. Ne réussissant
pas un projet de monter en Terre Sainte, Weil fut contraint de rester à
Alger où, brisé, il mourut prématurément en odeur
de sainteté peu avant la première guerre mondiale. Malgré
des recherches diligentes auprès de sa famille restée en Alsace,
nous n'avons pu préciser la date exacte de son décès.
Il est rapporté que la sépulture de ce rabbin alsacien d'une
impeccable piété est devenue un lieu de pèlerinage pour
la population locale.
S'il mourut en terre africaine (*),
comment expliquer la découverte de ses papiers à Strasbourg
quatre-vingt dix ans plus tard ? Le rabbin Moïse Weil avait une fille
unique, Myriam, qui est née à Oran en 1888. Après le
décès de ses parents elle est rentrée en France où
elle s'est installée à Strasbourg, quai Kellermann. En 1939,
lors de l'évacuation de la ville, elle quitta précipitamment
son appartement, abandonnant dans une mansarde ses effets personnels ainsi
que les papiers de son père qu'elle avait rapatriés d'Alger.
Elle ne devait revenir de son exil à Vivier-sur-Rhône, que vingt
ans plus tard pour terminer ses jours à l'Hospice
Elisa, où elle est décédée en 1967. C'est
ainsi que les deux malles contenant des documents hébreux, enfouis
dans leur cache, ont traversé deux guerres mondiales. Leur sommeil
fut enfin interrompu par le nettoyage de l'immeuble suite à sa vente.
Recu pour un don versé en 1896 par le Grand Rabbin
Moïse Weil en faveur de la Grande Synagogue de Jérusalem. Le
don fut encaissé par le Rabbin Aaron Moïse Yedidiyah de Beyrouth.
|
Le contenu des malles.
Ces malles avaient servi à transporter du continent africain une partie
de la bibliothèque du grand rabbin ainsi que ses archives personnelles
; comme on pouvait s'y attendre on trouva parmi les livres des tomes de jurisprudence
rabbinique, imprimés en Italie et en Europe centrale, y compris des
Responsa
des guéonim qui, récemment découverts dans la guénizah
du Caire, venaient d'être publiés à Saint-Petersbourg. En
plus des classiques de la pensée juive, ainsi que les habitués
des bibliothèques rabbiniques, tels que des manuels de sermons et d'élocution,
on y découvrit également des livres de Kabbale et en particulier,
un commentaire ancien sur le
Sefer Yesirah, un classique de la mystique
juive. Il y avait aussi des livres en judéo-arabe, comme le commentaire
de Maimonide sur la
Mishnah.
Le Rabbin Weil était aussi
un maskil (intellectuel) qui se tenait au courant de la production
de la Science du judaïsme. Les périodiques spécialisés
s'y mêlaient aux études historiques, voisinant avec des florilèges
de la nouvelle poésie hébraïque et des traités de
grammaire hébraïque. Malheureusement, ces vieux tomes exhumés
d'un autre siècle, ont souffert de leur longue hibernation. Rongés
par la vermine, courbés sous le poids de la poussière et décolorés
par des gouttes de pluie, ils sont des tristes témoins d'une vive activité
intellectuelle depuis longtemps éteinte.
En revanche, les archives personnelles du Grand Rabbin Moïse Weil réservaient
des étincelles qui devaient s'allumer sous le souffle de notre curiosité
- une liasse d'une centaine de documents dont les corps inertes s'animèrent
sous nos yeux de lecteurs pour conter les préoccupations d'un Grand
Rabbin d'Afrique du Nord. Un dossier bombé relata les efforts
héroïques déployés par notre rabbin durant la famine
de 1893 : création d'un comité de secours, présidé
par Madame Sadi Carnot ; des appels de fonds adressés aux Barons Rothschild
et Goldschmidt ; des dons qui affluent de Paris et de Province ; mais aussi
des lettres de reproches de ses pairs. Le rabbin de Constantine se demande
s'il est judicieux de susciter des initiatives individuelles, de surcroît
spécifiquement juives, au lieu de contraindre le gouvernement à
assumer ses responsabilités. Quelques documents se rapportent aux activités
communautaires d'un rabbin. Une circulaire pleine d'imprécations contre
des femmes qui troublent l'ordre moral en tenant des "soirées"
; une requête rédigée en hébreu calligraphique
provenant de Damas et qui demande des renseignements sur un mari fugitif installé
à Alger ; des lettres d'intérêt scientifique comme ce
commentaire sur l'article de Weil au sujet des noms des mois signé
par l'illustre philologue et orientaliste, Jules Oppert, ou cette lettre hébraïque
d'Alexandre Goldberg qui discute des livres de son père, le célèbre
maskil, Bag. Quelques documents jettent une lumière sur la
personnalité et l'activité de Weil : des notes de cours, une
copie d'un manuscrit kabbalistique sur le tétragramme, une liste des
souscripteurs à son édition projetée d'un commentaire
sur Rachi, une lettre d'amitié de la part d'un collègue établi
à Tunis, ainsi que des reçus des dons versés en faveur
des oeuvres palestiniennes lors du passage d'un émissaire originaire
de Beyrouth.
Cette découverte inattendue restitue quelques pages oubliées
de l'histoire des Juifs d'Algérie, qui reste encore très mal
connue. Pour preuve, ces quelques lettres choisies au hasard qui se rapportent
à un incident malheureux qui mit la communauté israélite
d'Alger à rude épreuve. C'est un brouillon d'une lettre de protestation
adressée au Ministre français des cultes suite à une
décision par le Ministère de la guerre d'exécuter des
travaux de réaménagement de la ville d'Alger qui empiètent
sur le cimetière juif. Il faut éviter de déranger le
sommeil éternel des saints qui y reposent, l'exhumation étant
abhorrée par la tradition juive. C'était à Alger il y
a exactement un siècle.
LETTRE 1
Alger, le 3 juin 1896
Monsieur le Ministre des Cultes, Monsieur le Ministre,
Notre communauté est très inquiète et très surexcitée
depuis deux jours, par suite d'une lettre que vient de recevoir le Consistoire
de Monsieur le Général du Génie, lui disant de prendre
des mesures afin d'exhumer dans un mois, les ossements de deux saints, que
leur mérite nous protège, enterrés depuis cinq cents
ans aux portes d'Alger, fondateurs de la grande Communauté d'Alger,
et dont la mémoire est vénérée par la population
israélite et musulmane de la contrée. Il n'est pas possible,
Monsieur le Ministre, que cette lettre malheureuse reçoive son exécution.
Pour moi, je crains, je le déclare selon ma modeste vue, que Dieu préserve,
quelque accident , je crois de mon devoir immédiat, quoique je sois
un peu souffrant, d'appeler votre bienveillante attention sur cette grave
question, que dis-je, de ne rien vous laisser ignorer, à la veille
d'un événement, pouvant être un danger.
J'aurai l'honneur de vous envoyer demain copie de deux lettres, dictées
par ma conscience, que j'ai eu l'avantage d'adresser, dès la première
heure, à Monsieur le Ministre de la Guerre. J'aurai l'avantage de vous
communiquer aussi la copie d'une lettre de Monsieur le Ministre de la Guerre,
qui donnait presque satisfaction à la Communauté israélite
d'Alger.
J'ai la ferme conviction, Monsieur le Ministre, que bien éclairé
sur ce qui se passe et saisi directement par la population israélite,
vous vous ferez un cas de conscience d'obtenir de Monsieur le Ministre de
la Guerre qu'il ne soit pas touché à ces saints ossements.
J'ai pour devoir, Monsieur le Ministre, de vous faire connaître également
que toute la population israélite d'Alger a signé une pétition
à Monsieur le Gouverneur Général, dans le sens de mes
lettres.
En outre, et c'est ce qui a lieu de vous surprendre le plus, par sa dépêche
du 17 mai,
Monsieur le Grand Rabbin de France
m'écrivait : "une démarche a été faite auprès
de Monsieur le Ministre des Cultes qui a promis de prendre en considération
la réclamation que vous avez faite".
Daignez agréer, Monsieur le Ministre, avec nos remerciements de votre
apte et heureuse intervention, l'expression de mes sentiments les plus respectueux.
Moïse Weil Grand Rabbin d'Alger
Apparemment la protestation du Grand Rabbin demeura lettre morte, ainsi qu'il
ressort de sa correspondance avec H. Cohen-Solal, président du Comité
consistorial, et la réponse de ce dernier, conservées dans la
collection.
LETTRE 2
Alger, le 11 juin 1896 / 2hrs du matin
Monsieur le Président du Comité Monsieur le Président,
On m'a acheté hier soir "La Vigie" où se trouvent
les lignes que voici. Je ne sais ce qu'il y a de vrai dans cet entrefilet
ou ce qui se fait depuis quelques jours.
En tout cas, j'ai l'honneur de demander instamment à Monsieur le Président
du Comité et à Monsieur l'Ordonnateur des Pompes funèbres
de prier Messieurs les Rabbins Samuel Seror et Isaac Hanoun de rester avec
deux ou trois membres du Comité près de l'endroit où
l'on travaille.
Ces messieurs feront recueillir par deux ou trois employés les ossements
qu'on mettrait à découvert, et les feront porter d'après
les règles du
Chulkhan Arukh et avec tout le respect prescrit
par la religion israélite.
Je vous prie, Monsieur le Président et je sais combien vous êtes
zélé pour les choses de la religion - de ne rien négliger,
pour que tout soit exécuté selon les prescriptions de notre
sainte religion.
Veuillez recevoir, Monsieur le Président, avec mes remerciements anticipés,
l'expression de mes sentiments dévoués.
M. Weil Gd rab.
Si le fait n'était pas vrai, ce que j'espère, il faut qu'on
surveille de près, tous ces jours, ces endroits saints... Nous ne sommes
pas tranquilles. Puisse la Providence avoir pitié de nous !
LETTRE 3
Alger, le 11 juin 1896
Comité Consistorial de Bienfaisance Israélite d'Alger
Cabinet du Président Monsieur le Grand Rabbin,
Je viens de recevoir votre lettre de ce jour. J'ai eu déjà connaissance
de cet entrefilet de la Vigie. Mais hier à 5 heures du soir on a découvert
le tombeau d'un illustre Rabbin, le rabbin Saadia Zeraffa l'auteur d'une sainte
prière qu'on lit dans la grande Synagogue le soir de Kippour. Son décès
remonte à 254 ans selon son Epitaphe. Il mourut d'une mort subite au
moment où il adressait au Ciel une sublime prière pour obtenir
la pluie.
En raison de la sainteté de ce grand homme il a été décidé
que les Rabbins feront la
Tebila ainsi que les
Guebayims
et leur personnel honorable désignés pour l'inhumation du Rab.
qui doit s'opérer ce matin avec la récitation des psaumes et
le cérémonial qui s'y rattache. Ainsi tout a été
réglé pour ce matin où une bonne partie de la communauté
s'y rendra en faisant une sorte d'
Hesped (élégie).
Recevez, Monsieur le Grand Rabbin, l'assurance de mes sentiments respectueux,
votre dévoué
H.S. Cohen Solal
En conclusion de ce survol rapide, il convient de rendre hommage à
la perspicacité des responsables de la Société pour l'Histoire
des Israélites d'Alsace et de Lorraine. En acquérant cette collection
importante préservée providentiellement, ils ont rendu un énorme
service aux chercheurs qui, nous l'espérons, y auront bientôt
accès.
Le Grand Rabbin Moïse Weil est mort à Alger en janvier
1914, sa tombe se trouve dans le carré des rabbins du cimetière
de Saint-Eugène près d'Alger. Merci à Jean-Paul Durand
de nous avoir communiqué cette information.
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