I. Sous le règne de Léopold
Sous le règne de Léopold, quelques israélites ont été admis à prendre leur résidence légale à Nancy, et c'est un grand fait sur lequel il importe d'insister. De cette époque date la communauté juive de Nancy, qui n'a cesse de s'agrandir et qui est devenue un facteur important de la prospérité de la ville.
Nous avons vu au tome I, qu'à la suite de la bataille de Nancy, les juifs, accusés d'avoir trafiqué avec les Bourguignons, de leur avoir livré des chevaux et des vivres, furent expulsés en masse du duché de Lorraine. Cette sentence pesa sur eux pendant deux siècles. Pourtant, les ducs voulurent bien fermer les yeux sur la rentrée de quelques individus isolés, et ils accordèrent même à certaines familles des autorisations régulières.
Les juifs à Saint-Hyppolyte
De la Lorraine relevait le coquet village de Saint-Hyppolyte, situé au pied du Hoh-koenigsbourg, en Alsace. Le duc Antoine donna à cinq chefs de famille israélites, Nathan, Isaac, Lazarus, Moyses et Aaron, la permission de résider dans cette localité, avec leurs enfants, leurs serviteurs, leurs parents. Bientôt à côté d'eux, sous prétexte de parenté, s'installèrent d'autres juifs, et cette augmentation effraya les gens du village. Ceux-ci adressèrent en 1545 un rapport au duc François 1er, successeur d'Antoine, se plaignant de la richesse insolente de ces intrus, qui achetaient les plus belles maisons, qui tuaient du bétail en carême, vendaient de la chair aux chrétiens pendant les temps prohibés, travaillaient les dimanches et jours de fête, même pendant le service religieux, traversaient les cimetières et terres bénites (1).
Le duc François 1er ne tint nul compte de cette plainte, et les habitants revinrent à la charge sous Charles III qui les écouta : le 24 avril 1579, celui-ci enjoignit aux juifs de sortir du bourg ; toutes les créances incontestées devaient leur être payées sans procès ; enquête serait faite sur les autres (2). Les juifs de Saint-Hyppolyte s'établirent sans doute sur les terres voisines des Ribeaupierre, où ils étaient tolérés, à Ribeauvillé, à Guémar et à Bergheim.
Les banques et le mont-de-piété de Maggino Gabrieli
Quand Charles III créa sa ville neuve de Nancy, il y appela beaucoup d'étrangers, surtout des Italiens ; mais les juifs demeurèrent exclus de la cité nouvelle, ainsi que de toute la Lorraine. Cependant, le duc admit, à titre individuel, quelques riches israélites. Par lettres patentes du 22 juin 1597, il permit à Maggino Gabrieli,
"consul général de la nation hébraïque et levantine, comme Turcs, Grecs, Arméniens et autres trafiquants ès régions
de Ponant et Levant", de faire à Nancy le commerce des marchandises venues de 1'Orient (3) ; comme il était interdit aux israélites de transporter de l'argent hors du duché, Gabrieli demanda à prêter à intérêt dans le pays. Le duc, par un acte du 1er juillet, renouvela à ce propos la prohibition générale qui défendait aux Hébreux aucun prêt sur gages et à intérêt ; mais par exception, il permit à Gabrieli d'établir deux banques à Nancy. Les juifs que le commerçant nommera à la tête de ces établissements pourront opérer le prêt d'argent
"en la même manière ou forme de tolérance qu'il se pratique par les banquiers hébreux résidant à Rome sons l'obéissance de Sa Sainteté, ou selon qu'il leur est permis en l'État de Milan, sous Sa Majesté Catholique et par le roi de France en son royaume".
ainsi s'exprime Charles III, non sans ironie. Le maximum du taux pour le prêt aux habitants de Nancy était fixé à 5% ; il était un peu plus fort pour le prêt aux étrangers. Aux deux banques devait être joint un mont-de-piété. Nous avons déjà parlé de cette curieuse tentative et nous avons expliqué les causes de son échec : le public se méfia de ce mont-de-piété accosté de banques.
Nous perdons toute trace de Maggino Gabrieli, et deux années plus tard, en 1599, Charles III chargea Orféo Galéani, se rendant en Italie, de faire une enquête sur les monts-de-piété de Florence : ce qui semble bien indiquer que l'établissement de 1597 avait échoué. Il était réservé à Charles IV, de créer le premier mont-de-piété à Nancy en 1630 (4).
Telles sont les seules mentions que nous ayons trouvées de juifs établis en Lorraine, depuis l'année 1477 à l'année 1633, date de l'occupation française. On laissait toutefois les israélites traverser le duché, en les soumettant à des redevances comme une marchandise quelconque. Dans un tarif de Bar-le-Duc de l'année 1605, on les cite immédiatement après les moutons. les boucs et les porcs mâles (5).
Les juifs en Lorraine pendant les occupations françaises
Quand les Français, en l'année 1633 d'abord, puis en l'année 1670, occupèrent la Lorraine, la situation des juifs fut-elle améliorée ? En aucune façon.
Depuis le règne de Charles VI et la grande ordonnance du 17 septembre 1394, les juifs étaient chassés du royaume de France (6). Des milliers de familles s'étaient exilées à ce moment et, à partir de la fin du 14ème siècle, on ne trouve plus de juifs dans les provinces qui étaient à cette date réunies à la couronne royale.
Mais, après 1394, de nombreux pays complétèrent le domaine. De quelques-uns d'entre eux, les juifs étaient bannis et, en général, ils continuèrent de l'être après l'annexion ; ainsi en Provence, en Flandre et Franche-Comté. Dans d'autres, au contraire, comme à Metz ou dans certaines principautés de l'Alsace, ils étaient tolérés : la France n'exigea pas leur expulsion quand elle eut acquis ces contrées. Comme les juifs étaient chassés de Lorraine lors de l'occupation, la France persista à les tenir éloignés. Nous ayons à ce sujet un document tout à fait probant. En 1636 ou 1637, quelques juifs, sous prétexte de procès a poursuivre, avaient obtenu du gouverneur d'Hocquincourt la permission de résider provisoirement à Nancy. Ils avaient profité de cette autorisation pour s'établir définitivement dans la ville ; ils y formèrent bientôt cinq ménages composés de quinze individus et, dans leurs maisons, au grand scandale du peuple, ils pratiquaient leur culte. L'Hôtel-de ville les dénonça au gouverneur français, M. de Lenoncourt, qui leur intima, le 23 avril 16433, l'ordre de déguerpir dans les huit jours, sous prétexte qu'
"ils étaient de tout inutiles à la ville et plus fort capables d'y apporter du désordre, leur plus grand trafic n'étant que de billonner les bonnes espèces et fournir le mauvais argent dans la ville" (7). Ainsi les Français, au début de l'occupation, respectèrent les anciennes ordonnances qui défendaient aux juifs d'habiter en Lorraine.
La conduite de la France envers les juifs avait été assez différente dans les Trois-Évêchés. Après que les Français eurent occupé militairement Metz en l'année 1552, le maréchal de Vieilleville, gouverneur de la cité, y admit en 1567 quatre familles juives ; elles se multiplièrent rapidement et, moins de trente années après, en 1595, les juifs de Metz formèrent un groupe de cent vingt personnes ou vingt ménages (8) ; ils se constituèrent en communauté et élurent un conseil, chargé de l'administration et préposé à la justice pour les cas civils. La liberté leur fut garantie par Henri IV, Louis XIII et Louis XIV. Au début du 17ème siècle, un grand rabbin fut placé à leur tète. En 1619, ils purent acquérir un cimetière à Chambière ; à la même époque, ils élevèrent une synagogue. Le culte était célébré régulièrement chaque samedi, et pendant longtemps, l'histoire des juifs de Metz est celle des dissentiments intérieurs des fidèles, les uns tenant pour tel candidat au grand rabbinat, les autres pour tel autre. Les juifs devenaient chaque jour plus nombreux, et en 1624, la communauté comprenait environ quatre cents personnes (9). Leurs rabbins étaient illustres ; comme au 13ème siècle, quelques-uns d'entre eux se sont fait un nom dans les études hébraïques et ont attiré à Metz un grand nombre de jeunes étudiants. Quand la révocation de l'édit de Nantes expulsa de Metz la population protestante, qui comprenait les deux tiers de la ville, les juifs purent continuer d'y rester, et ils se multiplièrent encore,
De la ville de Metz, où ils s'étaient fortement établis, les juifs se rendaient à Toul et à Verdun pour y faire leur commerce ; mais, dans ces villes françaises, ils ne créèrent aucun établissement durable. Peu à peu ils pénétrèrent aussi en Lorraine et les autorités militaires conclurent avec eux des marchés pour les fournitures ; on finit par les tolérer, parce qu'on avait besoin d'eux. Notons du reste que les juifs pouvaient résider dans certains petits États indépendants, enclavés dans la Lorraine ; ainsi, au comté de Créhange ou dans les seigneuries de Phalsbourg et de Lixheim, qui furent engagées à la Lorraine en 1583, puis données à Henriette de Phalsbourg. Les juifs de ces régions cherchèrent à s'étendre et à prendre pied dans la Lorraine proprement dite.
Premières mesures de Léopold contre les juifs
Léopold Ier, duc de Lorraine et de Bar par Nicolas Dupuy |
Toutes les fois que Léopold se déclarait contre les juifs, il trouvait l'appui de la Cour souveraine qui, pendant tout le 18ème siècle, se montra leur ennemie irréconciliable. Gardienne des lois du duché, elle rappelait sans cesse le vieux principe qu'aucun sujet n'était toléré dans la Lorraine et le Barrois, s'il n'appartenait à la religion catholique. Or, au début du règne de Léopold, on lui signala à la fois quelques protestants et quelques juifs à Tanvillé, petit hameau lorrain situé en Alsace, à l'entrée du val de Villé. Elle donna, le 5 août 1700, ordre à ces familles de se retirer dans trois mois sous peine d'être expulsées (12).
Si les juifs ne pouvaient s'installer en Lorraine, il était devenu impossible de les empêcher d'entrer de plus en plus fréquemment dans le duché pour leur commerce. Le Conseil d'État se bornait à prendre contre eux des précautions. Ainsi, au mois d'août 1700, il rendit une curieuse ordonnance au sujet des israélites qui viendraient à Nancy. Elle portait qu'il était défendu à tout juif de séjourner dans la ville, sans une permission spéciale et d'y passer plus d'une nuit ; et encore les israélites ne pouvaient loger que dans une maison déterminée. "Défense à tous autres bourgeois de les loger ni de recevoir chez eux leurs marchandises, ce qui ne sera permis qu'à l'hôte dont on sera convenu." Si par hasard ils la quittaient et qu'un vol fût commis cette nuit-là dans la cité, ils étaient considérés comme les voleurs et punis en conséquence. Un jour par semaine, on leur permettait de commercer dans Nancy ; mais ils devaient toujours se faire accompagner par un sergent de ville, auquel ils paieraient 20 sous par heure. Celui-ci les protégeait et les surveillait tout ensemble, les empêchant de faire l'usure (13).
Comme, pendant ce séjour, les juifs étaient exposés à de mauvais traitements, comme souvent les gamins de la ville couraient à leurs trousses, en leur lançant des épithètes peu choisies, l'Hôtel-de-Ville prit, le 23 novembre 1701, une ordonnance qui défendait de les maltraiter ou de les insulter, sous peine d'amende ou de châtiment encore plus grand ; les parents étaient tenus responsables pour les enfants, les maîtres et maîtresses pour leurs domestiques. Si les juifs étaient exclus de la ville, s'ils ne pouvaient que la traverser, au moins prit-on des mesures pour les protéger ; et bientôt, un nouveau pas sera fait.
Établissement de familles juives à Nancy en 1707
Léopold était un grand prodigue ; il se trouvait sans cesse à court d'argent ; il emprunta à des banquiers juifs et dut en retour leur faire quelques concessions. A la fin de 1707, il permit à certains d'entre eux, Samuel Lévy, Jacob Schwob, Isaïe Lambert, Moïse Alcan, de s'établir à Nancy. Ce fait causa dans la ville un grand émoi. Les curés signèrent une protestation adressée au duc (14) ; l'évêque de Toul fit appel à ses sentiments religieux : il prétendit qu'on allait déchirer de nouveau la robe du Christ : "Pendant plus de quinze cents ans, on a vu couler au milieu de vos sujets les eaux d'une foi pure ; seront -ils exposés désormais à boire les eaux bourbeuses des citernes ?" Les laïques, de leur côté, étaient indignés et manifestaient bien haut leur mécontentement. " L'établissement des juifs à Metz, écrivit le président Lefebvre à Léopold, n'a été d'abord que pour quatre ou six familles, et aujourd'hui il y en a une infinité, qui sont autant de pirates ou de sangsues aux gens de la campagne". Le corps des marchands de Nancy fit des remontrances, et Jean Nicolas, grand-père du chroniqueur, présenta la requête en leur nom (15). Le pape lui-même se plaignit. Devant cette opposition générale, Léopold dut céder : l'établissement de ces juifs à Nancy fut retardé ; on leur permit toutefois de venir à leur guise dans la ville, où ils firent des affaires.
Leur présence ne laissa pas que de causer du scandale. Le 11 juin 1711, quelques juifs, dont Samuel Lévy et Moïse Alcan, se trouvaient à une fenêtre de l'auberge du Sauvage, rue des Moulins (rue Saint-Jean actuelle), quand passa la procession du saint sacrement de la paroisse Saint-Sébastien ; ils continuèrent de fumer et de garder le chapeau sur la tête. Vif émoi de tous ; le lieutenant de police ouvrit une enquête, mais sur l'ordre exprès de Léopold, les coupables ne furent condamnés, le 15 février 1712, qu'à 300 livres d'amende qui devaient être employés à la décoration de l'église Saint-Sébastien ; seulement, on défendit désormais aux aubergistes de louer aux juifs de passage des chambres sur la rue, à peine de 100 fr. d'amende (16). Malgré tout, Léopold était décidé à passer outre, et cette même année 1712, Samuel Lévy, Jacob Schwob, et Moïse Alcan purent s'installer à Nancy. Ils y achetèrent des terrains sur l'Esplanade, entre les deux villes, et c'est à ce moment que le premier construit sa grande maison. En échange de cette tolérance, ces banquiers fournirent au duc des lingots d'or et d'argent qui furent convertis en monnaie de Lorraine ; jamais Léopold ne tira plus grand profit de son monnayage. Le gouvernement français accusa ces juifs de drainer l'argent des Trois-Evêchés et il demanda à la synagogue de Metz de les rappeler dans cette ville.
Samuel Lévy receveur général de Lorraine
Une haute fortune attendait Samuel Lévy. Léopold, toujours pressé par le besoin d'argent, rêvant de refaire les finances publiques au moyen de combinaisons louches, lui confia l'administration de son trésor. Le 8 octobre 1715, il le nomma son receveur général. Ce fut dans toute la Lorraine un cri d'indignation ; la Chambre des comptes refusa de recevoir le serment du nouveau ministre. Malgré cette opposition, pendant plus d'une année Samuel Lévy, à force l'expédients, à coups d'emprunts, réussit tant bien que mal à maintenir une sorte d'équilibre entre les recettes et les dépenses ; il recourait d'ailleurs souvent à sa caisse privée pour parvenir à ce résultat ; pourtant il finit par être remercié le 24 décembre 1716. Quelque temps après, il fit une scandaleuse faillite. La banqueroute était de 3 millions ; on espérait. rembourser aux Lorrains un quart des sommes avancées, aux étrangers, un huitième. La justice informa, mais elle se montra hésitante ; elle emprisonna le banquier pour le relâcher ensuite.
Samuel Lévy eut le tort de braver l'opinion publique en célébrant, le 15 septembre 1717, la fête du jour de l'an juif dans son hôtel superbement illuminé. La Cour souveraine fut saisie de l'incident par le procureur général ; elle défendit au coupable et à tous autres de récidiver et de faire aucun exercice public du culte israélite, sous peine de 10,000 livres d'amende. Peu de temps après, Samuel Lévy fut de nouveau incarcéré, avec sa femme. Il resta cette fois quatre années en prison, malgré les suppliques qu'il adressa à Léopold. Libéré en 1721, il demanda la permission de demeurer en Lorraine, ce qui lui fut refusé. Il alla s'établir à Paris, où il fit une seconde faillite et, le 26 octobre 1724, la duchesse Élisabeth-Charlotte put écrire à. la marquise d'Aulède, sa correspondante en France : "Je ne suis pas surprise que Samuel Lévy ait fait banqueroute à Paris ; il y a longtemps que nous le connaissons pour un grand fripon" (17).
Ordonnances de Léopold sur les juifs
Ce fut un malheur pour les juifs de Lorraine que leur cause ait été unie à celle de Samuel Lévy. Pendant la faveur du banquier tout-puissant, de 1707 à 1716, on les avait laissés tranquilles ; les édits ne les avaient pas mentionnés ; tout au plus étaient-ils cités, à côté des notaires et des tabellions, dans un arrêt de la Cour du 17 août 1715, "portant défense de prêter aux fils de famille encore mineurs, à l'insu de leur père, mère, tuteurs et curateurs" (18). Dès que le banquier fut tombé en disgrâce, édits et arrêts de la Cour tombèrent dru sur eux. Sans doute, on permit à ceux qui avaient reçu l'autorisation de Léopold de rester à Nancy (19) et même de faire des prières selon le rite dans leurs maisons, toutes portes closes, mais on fit subir aux autres une série de vexations. Le 13 août 1720, Léopold renouvela les ordonnances de ses prédécesseurs contre l'usure ; il rappela que nul juif étranger ne pouvait paraître dans aucune ville ou village lorrain, sans avoir averti le maire ou prévôt du jour et de l'heure de son arrivée ; qu'un homme de probité, désigné par l'un ou l'autre de ces officiers, devait accompagner le juif dans les maisons que celui-ci fréquenterait, être témoin des marchés et les contresigner lui-même. Le juif qui n'observait pas ces prescriptions était condamné à une amende de 500 fr. ; un châtiment plus fort l'attendait en cas de récidive (20). Ainsi, toute transaction commerciale du juif devait être surveillée de très près; un chrétien devait en certifier la loyauté.
Jusqu'alors, Léopold continuait au moins de tolérer la présence des juifs dans ses États ; le 12 avril 1724 il prononça l'expulsion d'une partie d'entre eux. Il ne voulait plus que le nombre des familles juives augmentât ; aussi ordonna-t-il à toutes celles qui n'étaient pas établies en Lorraine et Barrois au 1er janvier 1680 de sortir du duché, dans les quatre mois, sous peine de confiscation des biens. Il leur permettait de vendre leurs immeubles et d'emporter leurs meubles, mais il leur défendait expressément de faire sortir de la Lorraine l'or, l'argent et les métaux dont l'exportation était interdite. Les malheureux étaient obligés de convertir en marchandises le prix de leurs maisons ! (20). Le délai de quatre mois parut bien court pour permettre aux juifs expulsés de liquider leurs affaires. Aussi, au moment où ce délai allait expirer, ou le prorogea, par arrêt du Conseil d'État du 9 août 1721, de deux mois encore (20). Au mois d'octobre, l'édit fut exécuté sans aucune pitié, et il y eut un véritable exode des juifs de Lorraine dans les pays voisins.
On dressa ensuite, le 20 octobre, la liste des familles juives autorisées à demeurer dans le duché (20). Cette liste est très instructive, parce qu'elle nous montre le chiffre et la répartition des juifs en 1721. Les familles sont au nombre de soixante-dix, partagées en vingt-quatre endroits qui, presque tous, sont situés dans la Lorraine allemande. Dans beaucoup d'entre eux, ainsi à Forbach, à Altroff, à Sarreguemines, à Hellering, il n'y eut qu'une famille juive ; ailleurs il y en eut deux, comme A Bouzonville, ou trois, comme à Puttelange. Le bourg où les juifs furent le plus nombreux était Boulay, où l'on en comptait dix-neuf. Dans la Lorraine française, ils ne furent admis qu'en cinq localités : il y eut deux familles à Dieuze, celles de Jacob Spire el Garçon Coblentz ; deux autres à Marsal, celles de Michel Bloch et de Cerf Favemon ; une à Malzéville, Cerf Isaac ; deux à La Neuvelotte, Lajeunesse et Götschell d'Alsace ; enfin à Nancy quatre furent admises, Moïse Alcan, Lyon Goudchaux (21), Olry Alcan et Abraham Goudchaux . Ces soixante-dix familles obtinrent une existence légale : on leur permit même de tenir des assemblées religieuses, des "synagogues", dans la maison de l'un d'entre eux. On créa à Boulay une synagogue centrale d'où relevaient toues les autres; Moïse Alcan de Nancy fut placé à sa tète ; il exerça sur toute la communauté juive une juridiction pour les affaires civiles.
Élisabeth Charlotte d'Orléans par Pierre Gobert, Versailles |
La mesure du 20 octobre 1721, tout arbitraire qu'elle fût, constituait un grand progrès : quelques juifs étaient tolérés dans le pays ! Un autre culte que le culte catholique pouvait y être célébré. L'édit du 13 août 1720 fut abrogé, et le duc défendit à ses sujets de molester les juifs. Cette tolérance fut toutefois mal vue des Lorrains; on protesta partout. La Chambre des comptes refusa d'enregistrer le nouvel édit : il fallut l'y contraindre par lettres de cachet. On souffrait surtout de voir les juifs mêlés aux chrétiens, Cette promiscuité semblait un scandale. Léopold, le 11 juin 1726, donna en quelque manière satisfaction à l'opinion publique. Sans revenir sur la tolérance accordée, il défendit aux juifs d'avoir des maisons disséminées dans les villes et villages, et d'habiter comme locataires où ils le jugeraient à propos. Les officiers de police leur indiqueraient des terrains ou des endroits écartés, pour y bâtir des demeures qui seraient attenantes l'une à l'autre, "sans qu'il en pût y avoir d'intermédiaire appartenant aux catholiques" (23). Leurs autres habitations devaient être vendues Léopold rétablissait ainsi le ghetto. C'est alors, ce semble, que les familles juives de Nancy quittèrent l'Esplanade et vinrent se grouper dans la partie de la rue Saint-François qui plus tard s'appellera la rue de l'Équitation et qui jusqu'alors était déserte.
Une autre mesure fut prise par Léopold contre les juifs deux années après, le 30 décembre 1718, "Comme il est très difficile, dit un édit, de prouver le vol et la tromperie des juifs", il est défendu à tous les Lorrains de traiter avec eux sous seing privé ; tout acte passé avec un juif sera fait par-devant notaire, et cette règle ne s'applique pas seulement au prêt d'argent ; un juif ne peut vendre à un chrétien un cheval, une vache, un sac de blé ou d'avoine sans que le notaire soit présent et signe l'acte. Les lettres de change et les billets à ordre sont seuls exceptés (24).
Elisabeth-Charlotte exige des juifs un impôt spécial
Ainsi, certains juifs étaient tolérés par Léopold en Lorraine; ils étaient seulement parqués en un quartier particulier et leur commerce était surveillé. Pourtant, le duc ne voulut jamais lever sur eux de redevances spéciales : ils étaient inscrits sur le rôle général d'impositions et contribuaient, comme les autres, pour leur part, aux charges publiques ou municipales (25). Mais, quand Léopold fut mort, la régente Élisabeth-Charlotte songea à les frapper d'un impôt extraordinaire. Le 28 juillet 1733, elle les obligea de fournir chaque année 10,000 livres au trésor (26). Moïse Alcan, de Nancy, chef des juifs, et Lyon Goudchaux devaient répartir sur eux cette somme, avec l'assistance d'un juif des localités suivantes : Puttelange, Morhange, Boulay, Freistroff, Fénétrange et Dieuze. Les répartiteurs étaient chargés aussi de la levée. La mesure était inique parce que la somme était trop forte, étant donné le petit nombre des juifs ; puis, elle faisait des juifs un peuple à part en Lorraine et achevait de les séparer de la population chrétienne.
Cent quatre-vingts familles autorisées à s'établir en Lorraine
Toutefois, cette mesure même sera une garantie pour eux : le souverain a intérêt à les ménager puisqu'ils sont une source de revenus bien déterminés. La régente permit à de nouvelles familles de s'établir en Lorraine ; au lieu de soixante-dix autorisées en 1721 , on en compta, le 29 décembre 1733, cent quatre-vingt (27) : entre ces familles fut partagé l'impôt de 10,000 livres. Moïse Alcan et Lyon Goudchaux, les répartiteurs, furent nommés, par le même acte, syndics de la communauté juive.
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