Ce legs qui comptait une majorité de peintures nordiques comprenait aussi une somme de 50 000 dollars pour les œuvres charitables de la ville. Le legs consenti par Madame Oppenheimer représentait la plus importante libéralité depuis les donations de Messieurs Othon Kaufmann (1905-1993) et François Schlageter (1904-1997) entrées en 1997. Le musée de Strasbourg permet de voir ce très intéressant legs depuis le 3 octobre 2009. Ces œuvres décoraient l'appartement parisien d'Annelies Oppenheimer, née à Strasbourg le 12 septembre 1912 à Berlin et décédée à Paris le 23 janvier 2008. La testatrice était issue d'une famille juive. Elle était la fille de Julius Oppenheimer et de Margarete Busch et la descendante d'une famille industrielle qui contribua largement à l'essor économique de Strasbourg et de Lingolsheim avant 1918. Au début du 20ème siècle, son père, Julius Oppenheimer dirigeait avec son frère Clemens et son cousin Carl Adler une importante usine de cuir "Adler et Oppenheimer A.G", dont le siège social fut transféré à Berlin après la première guerre mondiale (2).
Cet attachement à Strasbourg était profond. Isaac Adler, le
co-fondateur de l'entreprise de tannerie à Lingolsheim
avait été inhumé au cimetière
israélite de Koenigshoffen en 1898. Ferdinand Oppenheimer, l'autre
co-fondateur de l'usine de cuir et son épouse Amalie née
Goldschmidt avaient été aussi été portés en
terre dans ce cimetière respectivement en 1897 et en 1905. Lazarus,
frère de Ferdinand Oppenheimer avait aussi été
enterré dans le même cimetière. La première
tentative d'expulsion des Adler-Oppenheimer en juin 1919 s'était
heurtée à une levée de boucliers notamment du maire de
Lingolsheim et de députés bas-rhinois.
Après l'expulsion de 1920 des familles Adler et Oppenheimer, plusieurs
membres de la famille trouvèrent leur place dans les années 1930
dans cette nécropole notamment Julius Oppenheimer en 1939, le
père d'Annelies Oppenheimer (3).
Au-delà de cet attachement, nous allons d'abord souligner le contexte
dans lequel s'inscrit la venue des immigrés allemands et en particulier
l'immigration juive allemande entre 1871 et 1918.
Nous évoquerons dans un second temps, l'histoire des familles Adler et
Oppenheimer et l'installation de la tannerie à Strasbourg.
Nous soulignerons ensuite le développement et le dynamisme de
l'entreprise de cuir à Lingolsheim entre 1889 et 1918.
Enfin nous mettrons l'accent sur l'épilogue de 1919-1920 et
l'installation
Le contexte historique de l'immigration allemande en Alsace
Qu'en était-il de l'immigration juive allemande en Alsace entre 1871 et 1918 ?
L a défaite de 1870 fut accompagnée par l'immigration des Juifs d'outre-Rhin qui s'installèrent dans les grandes villes comme Colmar, Mulhouse et Strasbourg où ils occupèrent bientôt des situations importantes dans l'industrie, le commerce et dans les professions libérales. Strasbourg va doubler de superficie et sa population va passer de 78 000 à près de 180 000 habitants entre 1871 et 1918. Les Allemands développèrent une politique ambitieuse d'urbanisme et de grandes constructions. La ville de simple préfecture se vit promue capitale d'un Etat, le Reichsland. Strasbourg enfin fut un centre militaire important et devint un avant-port d'Anvers et de Hambourg par la construction du port du Rhin. Deux maires de la ville, Otto Back (1873-1880 et 1886-1906) et Rudolf Schwander (1906-1918) y jouèrent un rôle déterminant. Strasbourg se dota d'un grand port, le port d'Austerlitz, ouvert en 1892, puis des bassins du Port du Rhin. La ville exerçait donc sur les immigrants une attraction considérable.
La population de Strasbourg s'élevait à 135 608 habitants en
1895. La population juive de la ville était de 4012 personnes (2, 96% du
total) parmi lesquels 1052 juifs étaient originaires d'Allemagne soit
près d'un tiers des juifs. Les juifs étaient surtout des
immigrants de proximité, les Nähwanderer (Pays de Bade
18%, Etat de la Hesse 20%, Palatinat 18% Wurtemberg 10%). On trouvait les juifs
d'abord dans le commerce et les assurances puis dans les industries innovantes.
Ainsi Jacob Netter et Salomon Jacobi originaires de Bühl (Pays de Bade)
tenaient un commerce de fers à métaux. En 1873, ils
fondèrent à Strasbourg une filiale du groupe Wolf Netter et
installèrent une entreprise à Strasbourg-Koenigshoffen en 1887.
Elle se spécialisa dans la tôlerie, la ferblanterie, la
construction mécanique et la fabrication de meubles métalliques
pour bureaux et bibliothèques. Elle deviendra en 1919 les Forges de
Strasbourg (Steelcase Strafor S.A. de nos jours) (6).
Plusieurs juifs allemands firent carrière à
l'Université comme Harry Bresslau, juif assimilé et
d'idéologie nationale et libérale. Il sera titulaire d'une chaire
d'histoire à Strasbourg entre 1880 et 1913 et recteur en 1904 (7).
Sa fille Hélène épousera Albert Schweitzer. Arnold Cahn
originaire de Worms fera ses études à Heidelberg et s'installera
à Strasbourg en 1878. Agrégé de médecine,
habilité en médecine interne en 1886, professeur extraordinaire
en 1892, il deviendra chef de la clinique médicale des Hospices civils
de Strasbourg de 1906 à 1919 (8).
C'est dans ce contexte que s'installèrent à Strasbourg les
établissements de cuir Adler et Oppenheimer.
L'installation de la tannerie Adler et Oppenheimer à Strasbourg
La révolution industrielle obligea les tanneries alsaciennes à s'adapter : leur nombre dans le Bas-Rhin passa de 225 en 1812 à 135 en 1866. Il s'agissait de trouver d'autres clients et produire à moindre coût. Les Alsaciens entreprenants trouveront d'autres clients vers l'Amérique avant 1870, puis vers l'Allemagne après 1871. À Strasbourg, le tanneur Charles Knoderer publia en 1856 un ouvrage intitulé Nouvelle tannerie française, dans lequel il proposait une méthode de tannage plus rapide. Ce n'est qu'en 1890 qu'on mettra réellement au point des extraits tannants satisfaisants (10). Dans les dernières années du 19ème siècle, une nouvelle méthode de tannage arriva d'Amérique du Nord à base de sels de chrome. Elle permettait de réduire considérablement le temps de tannage qui passait de plusieurs mois à quelques jours, appliqués aux peaux de veaux. Elle va donner le "box-calf".
E n amont de l'industrie de la chaussure, la tannerie connut un essor grâce aux débouchés offerts par la consommation d'articles de cuir et par la sellerie-bourrellerie travaillant pour les garnisons. Une importante entreprise dans l'agglomération strasbourgeoise, celle de Gustave Herrenschmidt située au Wacken se développa dès le Second Empire en y installant une des premières machines à vapeur, de vingt chevaux. Cette entreprise employait 100 ouvriers en 1855. En 1878, la société comptait 200 ouvriers et 250 entre les deux guerres.
En 1878, deux beaux-frères, Isaac Adler et Ferdinand Oppenheimer, associés quelques années plus tôt dans un modeste commerce de cuir à Strasbourg, achetèrent une petite tannerie qu'ils transférèrent quelques années plus tard à Lingolsheim, dans l'ancienne usine Auguste Schumann.
Les deux beaux-frères avaient des parcours spécifiques.
Isaac Adler naquit le 15 octobre 1837 à Obergimpern près de
Heilbronn dans la région du Bade-Wurtemberg. Il était le fils de
Loeb Adler, marchand à Heilbronn et d'Auguste Schlésinger
originaire d'Heidelberg (11).
Il fréquenta l'Ecole d'Heilbronn et à l'âge de 14 ans fut
placé par son père comme apprenti dans le commerce "Salomon
Gernsheim fils". Il épousa le 11 mai 1869, Rosa Goldschmidt originaire
de Worms. Le couple vécut à Worms de 1869 à 1872. Isaac
Adler y travaillait pour la maison "Gernsheim" comme représentant de
commerce et désirait se mettre à son propre compte.
À l'automne 1872, il décida à l'âge de 38 ans
d'abandonner son emploi pour fonder avec son beau-frère Ferdinand
Oppenheimer un nouvel établissement à Strasbourg.
Le couple eut six fils : Ludwig né à Strasbourg le 9 janvier
1870, Carl né à Worms le 1er janvier 1872, Otto né
à Strasbourg le 15 janvier 1873, Heinrich en 1878, Alfred le 6 novembre
1883, Friedrich Léopold le 17 octobre 1889 et deux filles Johanna
née en 1874 et Auguste en 1875.
Quant à Ferdinand Oppenheimer, il vit le jour le 8 juin 1846 à Kleinhausen près de Lorch (Hesse). Il épousa en mai 1873 Amalie Goldschmidt devenant le beau-frère d'Isaac Adler. Le couple vécut d'abord dans une maison dans la Kalbgasse à Strasbourg puis dans la Kupelhofgasse. En janvier 1878, ils s'installèrent dans une belle maison patricienne au premier étage avec cour située au Blauwolkengasse15 (rue de la Nuée Bleue aujourd'hui le siège des Dernières Nouvelles d'Alsace). Ils eurent sept enfants tous nés à Strasbourg : Julius, le 22 février 1874, Clemens, le 13 décembre 1876, Anna en 1877, Hugo en 1878, Martha en 1880, Hedwige en 1884 et Paul en 1887. Julius Oppenheimer épousa en premières noces à Düsseldorf Anna Hartog, la fille de Louis Hartog fabricant de cuir de Goch-am-Rhein. Le couple donna naissance à une fille, Ilse Amalie, le 14 janvier 1906. Julius eut l'immense douleur de perdre son épouse un peu plus tard, le 6 février 1906. Il se remaria cinq ans plus tard, le 6 mars 1911 avec Margarete Busch de Dresde dont il eut trois enfants : Annlies née le 19 septembre 1912 à Berlin, Franz Ferdinand, le 2 février 1914 à Strasbourg et Ellen Victoria, née le 24 juillet 1915 à Strasbourg et qui décédera trois ans plus tard, le 15 août 1918 à Strasbourg.
Le magasin et le bureau de la maison de commerce de cuir en gros sous la raison sociale "Adler et Oppenheimer" se trouvaient à partir du 10 juillet 1872 au 17 Kupelhofgasse à Strasbourg. La maison de commerce déménagea en 1878 par suite de l'essor de l'entreprise au 15 Blauwolkengasse dans une maison à quatre étages (12). Elle se spécialisa en commerce d'empeignes, de semelles, de peaux de veaux, de cuir pour les garnitures de selles et toutes sorte d'autres cuirs. À partir de 1880, la société se spécialisa aussi dans la fourniture des cuirs destinés à l'armée.
Julius Oppenheimer né à Strasbourg est décédé à Bruxelles ; Margarete, sa seconde épouse née Busch et leur fils unique Franz Ferdinand décédé à Sachsenhausen en 1941, reposent tous les deux au cimetière israélite de Strasbourg-Koenigshoffen. Photo © J. Daltroff |
Anna Oppenheimer née Hartog, fille du fabricant de cuir Löwer Hartog de Dessau et de Wilhemnine née Rosenkranz disparut prématurément un an après son mariage avec Julius Oppenheimer. Elle repose au cimetière tout comme Ellen- Victoria la fille de Julius Oppenheimer et de sa seconde épouse, Margarete Busch. Ilse, la fille née de l'union d'Anna avec Julius Oppenheimer le 14 janvier 1906 à Strasbourg est décédée le 29 décembre 1975 à Kreuzlingen. Elle a une stèle particulière dans ce cimetière. Photo © J. Daltroff |
Création de la tannerie de Lingolsheim
L'entrée de l'entreprise et vue générale extérieure de l'usine Adler et Oppenheimer de Lingolsheim. Carte postale d'époque, coll. © J. Daltroff |
Cette entreprise allait rapidement se développer et compter 350 ouvriers en 1898 500 ouvriers en 1900 et 1135 en 1908. L'usine recevait tous les ans entre 500 et 600 chariots de bestiaux (15). Le développement de l'entreprise eut un impact fécond sur la croissance de la commune de Lingolsheim. Sur le plan démographique, la population de la ville passa de1879 habitants en 1900 à 1995 habitants en 1905 et 2298 habitants en 1910 (16). La ville se transforma et créa des infrastructures et des bâtiments pour répondre aux nouveaux besoins. Une ligne de tramway arriva à Lingolsheim, une caisse de maladie y ouvrit ses portes et une école israélite fut fondée dans cette commune. Les premiers travaux de canalisation virent le jour, et la ville s'équipa en réseaux de distribution d'eau potable, de gaz et d'électricité entre 1904 et 1907. L'église catholique Saint-Jean Baptiste fut bâtie en 1907 et Jean Krenker, maire depuis 1871 qui le restera jusqu'en 1913 décida la construction d'une nouvelle mairie. Les financements auprès des autorités étant insuffisants, la municipalité refusa d'augmenter les impôts et dut se résoudre à vendre un terrain à l'entreprise Adler et Oppenheimer (17).
Isaac Adler, l'un des co-fondateurs de l'entreprise était un fervent
adepte du tannage végétal qui utilisait des écorces
d'arbre riche en tannins. Ce procédé était relativement
long. Les peaux étaient traitées dans des cylindres rotatifs.
Après sa mort en 1898, fut introduit le tannage au chrome (18).
Ce procédé permettait d'accélérer le tannage, les
matières végétales étant remplacées par des
substances chimiques, le sel de chrome et l'alun. Les essais furent longs. En
1912, l'usine fabriqua des cuirs laqués de vachette appelés
"Lingolack" (19).
Carte postale d'époque avec vue générale sur l'usine de cuir Adler et Oppenheimer A.-G. de Lingolsheim. Carte postale d'époque, coll. © Alain Marx |
la société de commerce Adler et Oppenheimer se transforma en société par actions avec son siège principal à Strasbourg, avec des filiales à Berlin et à Graulhet au sud de la France et une usine de fabrication à Lingolsheim. Le capital d'apport se montait à six millions de marks et se composait pour le porteur d'actions à 1000 marks par personne. Les fondateurs se composaient des manufacturiers Ferdinand Oppenheimer et Carl Adler, Madame Rosalie Adler née Rosa Goldschmidt et les fabricants Otto Adler et Julius Openheimer (21). Le conseil de surveillance comprenait le fabricant strasbourgeois Ferdinand Oppenheimer, Robert Heiden-Hammer marchand à Mayence et Hugo Oppenheimer de Strasbourg. La direction de l'entreprise revenait à Carl Adler, Otto Adler, Julius Oppenheimer et Clemens Oppenheimer .
Ferdinand Oppenheimer, le co-fondateur de l'entreprise, mourut en 1905.
Le conseil de surveillance désigna pour le remplacer Salomon Jacobi,
associé dans la firme Wolf Netter et Jacobi, le beau-père de Karl
Adler qui était membre de la direction et qui devait
décéder en 1907.
L'entreprise employait en 1914 à la veille de la première guerre mondiale environ 1500 ouvriers et ouvrières qui venaient des villages voisins et de plus loin, faisant grossir la commune de Lingolsheim pour en faire une vraie cité industrielle. Le siège administratif déménagea la même année de Strasbourg pour trouver à Lingolsheim de nouveaux et grands bâtiments administratifs : un bureau de poste, un lieu d'expédition des marchandises pour le chemin de fer, un bureau de douanes qui contribuèrent essentiellement à l'allégement des activités.
Lederfabrik von Adler und Oppenheimer |
La première guerre mondiale
Pendant la première guerre mondiale, les tanneries Adler et Oppenheimer travaillèrent directement pour l'industrie de guerre en fabriquant toutes sortes de cuir pour l'armée notamment les chaussures des soldats.
Une grande partie des ouvriers durent porter l'uniforme allemand. Plusieurs membres de la famille Adler et Oppenheimer eurent l'obligation également de s'engager dans l'armée. Paul Oppenheimer, le plus jeune fils du co-fondateur de la firme fut lieutenant d'artillerie de réserve, tout comme Alfred Adler, Fritz Adler, Heinrich Adler, le conseiller de gouvernement et le juge de première instance, Hugo Oppenheimer. Celui-ci s'engagea dans un régiment d'artillerie et après de multiples blessures, obtint la croix de guerre. Carl Adler, comme délégué du Statthalter impérial ("Kaiserlicher Statthalter") de Strasbourg servit dans l'assistance publique aux militaires. Julius Oppenheimer engagé dans l'armée, en fut dispensé pour cause de maladie. Quant à Clemens Oppenheimer en voyage d'affaires aux Etats-Unis au milieu du mois de juillet 1914, il quitta le port de New York sur un bateau à vapeur anglais le 1er août 1914 pour revenir précipitamment en Europe. Ce bateau fut intercepté par deux croiseurs anglais qui l'accompagnèrent en direction du port de Southampton. Clemens Oppenheimer qui souffrait de maux d'oreilles et avait été dispensé du service militaire fut cependant retenu avec les autres passagers allemands et interné dans un camp de concentration comme prisonnier de guerre avec environ 2000 Allemands. C'est seulement au bout de quatre mois environ avec l'aide d'amis anglais travaillant dans les affaires qu'il fut libéré et regagna Strasbourg (22).
L'entreprise confectionna aussi dans les années 1917-1918 de grandes quantité de munitions dans un bâtiment spécialement aménagé que les gens appelaient " Granatbau " (bâtiment des obus). Elles occupaient encore 2000 personnes en 1918 pour traiter 1500 peaux par jour et en moyenne 691 677 peaux de veaux par an. Le capital en actions s'élevait à 12 millions de marks augmentés d'emprunts hypothécaires et de comptes courants assurant à l'affaire d'énormes capitaux. 90 % des dépenses communales de Lingolsheim étaient couverts par les impôts payés par cette entreprise soit 60 000 marks en 1918 contre 26 000 en 1913).
La dernière assemblée générale de l'entreprise Adler et Oppenheimer eut lieu à Strasbourg après l'armistice du 11 novembre, le 25 novembre 1918. Quelques jours plus tard, la totalité des stocks de marchandises de la firme fut confisquée par les autorités militaires françaises. L'entreprise fut forcée de livrer de grosses quantités de cuir presque à pertes vers le Nord de la France (23).
La gestion sociale et caritative de l'entreprise
Sur un terrain de 30 ares, à côté des maisons ouvrières à loyer modéré, divers bâtiments offraient au personnel des salles de jeux, des bibliothèques, une salle pour le théâtre et pour le cinématographe. Dans le casino, outre le réfectoire et les salles à manger où l'on servait autour de mille repas par jour se trouvaient une salle de fêtes et des installations sanitaires avec bains et douches. Des salles de classe pour l'école maternelle étaient aussi prévues.
Les Adler et Oppenheimer étendirent également leurs libéralités aux intérêts de la chose publique, aux activités communautaires comme aux œuvres de bienfaisance. Une fondation d'un montant de 10 000 marks fut instituée par Ferdinand Oppenheimer pour rappeler la mémoire d'Amalie Oppenheimer, son épouse et 10 000 autres marks furent levés par la firme pour le 25e anniversaire de la fondation de l'entreprise. Les intérêts de cette dernière somme, à raison de 4 % par an devaient revenir aux travailleurs de la tannerie de Lingolsheim (26).
Isaac Adler avait été le premier juif d'origine allemande à être élu membre du consistoire israélite du Bas-Rhin en 1895. Ferdinand Oppenheimer avait été également élu en 1900 (27). Ils avaient été tous les deux des grands donateurs à la synagogue consistoriale du quai Kléber. Le rideau de l'Arche sainte avait été offert par Isaac Adler et son épouse Rosa. Ferdinand Oppenheimer avait offert "ein Glasmosaik mit reichem Steinrahmen" (28). L'horloge de l'église catholique de Lingolsheim était un don des Tanneries Adler Oppenheimer en 1907 (29). Ferdinand Oppenheimer avait fait des dons importants à l'orphelinat israélite de Haguenau "Les Cigognes". Carl Adler, l'un des fils d'Isaac Adler faisait partie du Conseil d'administration de l'Ecole Israélite du Travail de Strasbourg en 1912 (30).
L'épilogue
Un rapport du 27 décembre 1918 du Chef d'Escadron Hausser au haut-commissaire de la République évoquait la situation délicate de l'usine Adler et Oppenheimer à Lingolsheim (31). Il montrait d'abord que la tannerie était un grand pourvoyeur d'emplois dans les dernières semaines de la guerre. L'entreprise employait 2000 ouvriers environ (83 Allemands seulement d'après les déclarations des directeurs). La tannerie pouvait traiter 1500 peaux par jour mais pendant la guerre seulement 800 peaux. Elle avait cependant maintenu en activité la totalité de son personnel. Depuis l'armistice, la firme avait cessé d'être approvisionnée en peaux brutes. L'intendance française n'avait pu lui promettre plus de 500 peaux par jour, et jusqu'ici aucun envoi n'avait été fait, de sorte que l'usine épuisait ses stocks en ralentissant progressivement l'allure du travail. Les patrons de l'entreprise, Messieurs Adler et Oppenheimer estimaient ne pas pouvoir avec 800 peaux par jour, occuper plus de 1200 à 1300 ouvriers et avaient envisagé le licenciement de 800 travailleurs, hommes et femmes. Ils avaient commencé à y procéder à raison de 45 ou 50 par jour. Cette mesure avait fortement indisposé le personnel de l'usine dont l'agitation avait motivé l'intervention de la IVe armée en prévision d'une grève possible. Les patrons avaient renoncé en fin de compte à ces licenciements.
L'usine fut mise sous séquestre par ordonnance du 2 janvier 1919 et
plusieurs groupes furent candidats au rachat de l'entreprise dont un groupe
mixte franco alsacien où figuraient les noms de plusieurs hommes
d'affaires dont Gustave Herrenschmidt, fabricant tanneur à Strasbourg,
Aron Weil, négociant en
cuirs et poils à Strasbourg et Staehling, Valentin et Compagnie
banquiers à Strasbourg (32).
Finalement les usines furent attribuées le 16 janvier 1920 par le
tribunal régional de Strasbourg pour la somme de 32 millions de francs
au groupe des Tanneries de France.
Karl Adler marié à Rosa Jacobi et sa fille Charlotte résidait au 7 quai Koch à Strasbourg. Julius Oppenheimer, son épouse Françoise née Busch, leurs deux enfants Anna et Franz Ferdinand, leur enfant Ilse, née de l'union de Julius et d'Anna Hartog, sa première femme, Else Herdann, la gouvernante et Clara Schultz, la femme de chambre vivaient au 40 rue de Verdun à Strasbourg (l'actuelle représentation de la France auprès du Conseil de L'Europe) depuis 1913. Ces deux familles furent expulsées par le train du 17 mars 1920 en gare de Neudorf en direction de l'Allemagne (33).
Les Adler et Oppenheimer replièrent leurs activités à
Berlin, à Neustadt (Mecklembourg), à Neunmünster (Holstein),
à Amsterdam aux Pays-Bas et à Wiltz au nord du Grand Duché
du Luxembourg.
La direction (Conseil d'administration et projets commerciaux) se trouvait
à Berlin au coin de la Neue Friedrichstrasse et de la Schicklerstrasse.
Cette entreprise était dirigée par Carl Adler et Julius
Oppenheimer.
Otto Adler prit les commandes de l'entreprise de Neustadt dans le Mecklembourg
aidé de deux collaborateurs, Julius Kahn et le Dr Fritz Elflein. Cette
firme se spécialisa dans les semelles et les lanières en cuir et
les selles pour l'armée (34).
Paul Oppenheimer, le plus jeune des fils du co-fondateur Ferdinand Oppenheimer
devint le directeur de l'entreprise de Neumünster (Holstein). Clemens
Oppenheimer, le fils aîné de Ferdinand, prit la direction du
Conseil de surveillance de cette firme. Cette société se
spécialisa dans la fabrication d'empeigne et de cuir de bœuf.
Max Weill et Fred Kaufmann avaient déjà pris la direction de la
firme située à Amsterdam, le 27 juillet 1911. En 1919, Georges
Hijmans, Joseph Limbourg et Karel Lansberg prirent les commandes de
l'entreprise et un jeune homme prénommé Christian J. Van der Maas
entré comme employé en 1920, devint gérant de la firme en
1924 qui fabriquait surtout du cuir verni et du "Boxcalf".
La direction de la fabrique de cuir luxembourgeoise de Wiltz située
idéalement au milieu des Ardennes fut confiée au lendemain de la
première guerre mondiale au Dr. Frédéric L. Adler et
à Fred Kaufmann. L'entreprise se spécialisa dans la vente
d'élégants cuirs en veau blanc et de cuir de velours (35).
Magasin des cuirs lissés pour chaussures à Lingolsheim au début du 20e siècle. Coll. © Costil-Tanneries de France. |
Conclusion
Nous avons à travers l'itinéraire de ces deux familles, l'exemple d'industriels dynamiques appartenant à la bourgeoisie juive venue de l'Allemagne rhénane. Ils furent bien accueillis à Strasbourg en 1872 et à Lingolsheim en 1889. Ils furent, en effet, des patrons d'entreprise à Lingolsheim de 1889 à 1918 qui apportèrent des capitaux, du travail, de l'innovation, de la qualité des produits et le sens des responsabilités qui expliquaient l'importance de la société en 1914, une des plus grandes tanneries d'Europe. La politique sociale à l'intérieur de la firme n'était qu'un aspect d'une philanthropie qui donnait aux Adler et Oppenheimer une image progressiste dans l'esprit des patrons mulhousiens comme les Mieg ou les Dolfuss qui avaient été des hommes de progrès intervenants dans les domaines les plus divers (36).
Le compte-rendu du Volksfreund de l'époque soulignait que Ferdinand Oppenheimer devait décéder à Strasbourg le 30 mars 1905 à l'âge de 58 ans d'une maladie du larynx (37). Son inhumation au cimetière israélite de Koenigshoffen fut suivie par une foule d'environ mille personnes, l'une des plus importantes cérémonie que la ville de Strasbourg n'ait jamais connue. Devant son cercueil, les employés de l'entreprise, les pompiers et la chorale de la société avançaient lentement et derrière s'étendait un cortège à perte de vue. Les prières furent récitées par le grand rabbin de Strasbourg Simon Adolphe Ury (38).
Le jour de l'enterrement de Lazare, un frère de Ferdinand Oppenheimer le 25 février 1915, on pouvait apercevoir dans le convoi funèbre, le curé, le pasteur, le maire, le conseil municipal de Lingolsheim et une délégation des ouvriers et des employés de la tannerie. Avant la levée du corps, Victor Marx, rabbin adjoint de la communauté juive de Strasbourg avait tenu à faire un discours dans la cour de l'entreprise. L'instituteur de l'école israélite de Lingolsheim, Monsieur Metzger avait remercié le défunt pour son action en faveur des œuvres communautaires. Il revint enfin au grand rabbin du Bas-Rhin Ury de souligner que la mort de Lazarus Oppenheimer ne signifiait pas seulement un vide pour toute sa famille mais aussi pour tous les membres de l'entreprise et pour toute la communauté de Lingolsheim (39). Derrière les mots, nous pouvons retenir l'unanimité de différentes composantes du monde du travail, des instances municipales et des organes communautaires qui avant la guerre et en pleine première guerre mondiale traduisaient le respect pour des hommes ouverts, dynamiques et sensibles aux autres.
Pouvait-on imaginer quelques années plus tard l'expulsion par les autorités françaises de ces industriels allemands avec leur famille plutôt bien accueillis en Alsace ?
En 1938, les nazis exproprièrent les deux propriétaires, Carl
Adler et Julius Oppenheimer et les actionnaires les plus importants de toutes
leurs possessions en Allemagne du fait de la mise en place des lois
d'aryanisation anti-juives (40).
Ces deux familles furent donc expulsées de France en tant qu'Allemands
en 1920 et durent fuir l'Allemagne en tant que juifs après 1938.
Nos derniers mots reprendront la belle citation de Goethe que Rosa Adler née Goldschmidt, l'épouse d'Isaac Adler utilisa dans sa chronique familiale pour caractériser l'héritage des Adler et Oppenheimer : "Was du ererbt von deinen Vätern hast, erwirb es um es zu besitzen. Doch der traurige Krieg hat sie um ihr Erbe gebracht" (41). La première guerre mondiale en opposant la France et l'Allemagne aura effectivement brisé cet héritage.
Annexes :
Sources manuscrites
Sources imprimées
Bibliographie indicative avec ouvrages et articles