ILS m'ont dit de chanter pour toi, Peuple.
Ils m'ont dit :
Il faut à ses enfants des chansons à danser ;
A ses femmes des lieds pour les longues veillées.
Chante-lui son travail,
Et chante-lui ses jeux;
Chante-lui ses cortèges et ses foules mystiques
Qui font trembler les chefs peureux des Républiques.
Ils m'ont dit :
Chante ce peuple bon, chante ce peuple juste;
Rends ce peuple plus fort en lui chantant sa force,
Et forge-lui des cris pour ses colères.
Peuple, j'ai rencontré les meilleurs de tes fils;
Ceux qui malgré tes rires,
Pendant que tu jouais, pendant que tu dormais,
Entre leurs mains rugueuses ont pris leurs fronts ardents
Les sombres militants, plus tristes que moi-même.
Ils m'ont dit :
Monte sur la montagne, et devant les rochers
Chante ;
Chante au milieu des arbres ; chante sous les nuages ;
Assemble les oiseaux, les troupeaux et les chiens,
Et chante-leur.
Mais tenter d'exalter ces hommes sans désirs,
Ce peuple qui se traîne !
Tu n'as donc pas encore regardé ses yeux vides ?
Viens avec nous,
Rythme-nous des injures pour fouetter son dos mou.
Par crainte de nos coups il lèvera la tête,
Et nous le lancerons contre ceux qui l'écrasent.
Il n'a pas relevé la tête.
Il a gémi:
"A quoi bon ces grands cris sur mes épaules lasses.
Mes yeux regarderont toujours mes pieds trop lourds.
J'ai cru longtemps, j'ai cru me posséder un jour.
Mais chaque fois qu'un peu de sève m'est donnée,
L'un de vous me la prend, pour s'en faire homme,
Et me rejette, masse inerte et vidée
Qu'un ciel trop haut essaye d'attirer,
Et laisse retomber sur des rives trop rudes."
Non, je ne chanterai pas pour toi, Peuple.
Je n'irai plus troubler ta torpeur résignée.
Sans remords de nous être arrachés de toi-même,
Nous irons loin de toi mener nos fortes vies.
Mais, n'oubliant jamais d'où nous sommes sortis,
Nous irons nous grouper, parfois, sur ton passage,
Et, tristement, pleurer sur ton destin tragique,
O fleuve infortuné de germes avortés.
Cherche, cherche la jupe tiède
Où poser ton front lamentable,
Ton front où des bouts de pensées
Comme d'immenses oiseaux malades
Tournoient, descendent et s'abîment.
Cherche, cherche le refuge
Du giron qui te bercera,
Tandis que de longues paroles.
Des mots câlinants et fluides,
Des mots qui ne veulent rien dire,
Empêcheront que tu ne meures
De fatigue et de solitude.
Oh ! n'inventons plus de systèmes !
Repose-toi, tête blessée,
Sur les genoux de ton amie.
Le mystère, j'en ris!
L'âme de mes grand-mères
Ne vient plus visiter mes antiques armoires!
Je n'ai pas peur, quand je suis seul, même à minuit.
Mais, sur ma page, pourquoi ces feuilles rouges;
Pourquoi ce parfum lourd, cette chute..., ce trouble,
Et pourquoi mon poème est-il mort tout à coup ?
ART, si je t'acceptais
Tu détendrais mon âme.
Par la main tu me conduirais et j'oublierais.
J'aimerais les beaux corps,
Les visages mobiles, les démarches fluides,
Et leurs fils, les marbres souples et nerveux.
J 'aimerais les chairs ambrées et craquelées des toiles;
Les larges cadres d'or qui les rendent profondes;
Les palais où sourit leur vieillesse exemplaire.
J'aimerais les joyaux, les cristaux, les vitrines,
Les tapis, les gravures, les soies, les éventails,
Les armes, les boutons, les boîtes et les pots ;
Les dames qui prennent des notes à l'Ecole du Louvre;
Les boutiques des Quais, les ventes aux enchères ;
Les experts, les marchands et les collectionneurs.
Je brocanterais, je saluerais, je dînerais en ville ;
J'irais faire ma cour aux maîtresses des maîtres ;
Pour pas beaucoup d'argent, j'aurais de bons tableaux.
Tout me paraîtrait bien, naturel, nécessaire.
Je sourirais sans fiel des rapines des riches;
Je prendrais mon parti des bassesses des pauvres.
Art, si je t'acceptais, ma vie serait charmante.
Mes jours fuiraient légers, bienveillants, dilettantes;
J'aurais à moi, j'aurais pour moi le fugace Présent.
Mais mon cœur assouvi pourrait-il encore vivre
Si tu l'avais châtré de son rêve splendide:
Ce Demain éternel qui marche devant moi.
Ils étaient là plus de dix mille
A se ruer aux éventaires.
Comme des enfants au gros ventre
Qui ne savent pas encore mâcher leur viande
Ils s'en fourraient plein les deux joues,
Et par les coins de leur bouche
Cela coulait sur leur menton.
Alors j'ai rouvert ma vieille Bible !
(Vers les Routes absurdes, 1911