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De l'autre côté de la vallée, vers le sud, une colline guère plus haute que celle du nord, s'appelle le Hermolsheimer Berg, ainsi nommée par le petit faubourg de Hermolsheim qui s'étend à ses pieds. Couverts de hêtres, de robiniers, de châtaigneraies, la colline se termine par trois tumuli et s'appelle pour cela le Dreispitz (trois pointes). C'est un coin où chaque année l'Institut de botanique de Strasbourg vient herboriser et cueillir les orchidées rares n'existant, paraît-il qu'en Amérique du Sud. Plus tard, lorsque j'étais lycéen, je chérissais beaucoup le Hermolsheimer Berg. Il y a en effet au début de la montée une petite chapelle, le "Heilig Hisel", la "maisonnette sainte", au devant de laquelle une petite place ombragée avec des bancs me voyait souvent préparer les examens, rêver, lire, méditer. Entre Mutzig et le faubourg de Hermolsheim, coule la Bruche, rivière paisible, poissonneuse, mais qui souvent au printemps déborde de telle façon de son lit qu'elle débouche avec impétuosité sur toute la largeur de la vallée pour inonder la plaine.
C'est dans ce cadre idyllique que je suis né un dimanche autour de quatre heures de l'après-midi à la date du 2 mars 1902.
Vox populi, et pour cause, attribue aux enfants du dimanche beaucoup de chance dans leur vie. Lorsqu'a soixante-seize ans, je regarde en arrière, je ne puis contredire le dicton populaire. Le bilan de ma vie ne me permet pas de me plaindre. Les bons et les mauvais moments de ma vie tiennent pour le moins la balance, s'inclinant même peut-être un peu du côté du bon plateau. Que demander de plus?
Histoire générale de Mutzig
L'histoire de Mutzig plonge avec celle de l'Alsace toute entière dans le haut moyen âge. Site alemanique (Muzeka) lorsqu'au 6ème siècle, l'Alsace était le centre d'un duché alemanique, attaché entre les 12ème et 15ème siècles à la Décapole (Union défensive des villes marchandes du Bas-Rhin). Mutzig garde encore par sa merveilleuse vieille porte et les vestiges de son enceinte fortifiée les souvenirs de ces temps. Il y a même vers l'est de Mutzig, au bord de la Bruche, une ancienne chapelle dédiée à Saint Ventelinus, dernier reste d'un village brûlé par des bandes de pillards (Armagnac) au 15ème siècle.
Les Juifs
Et les Juifs ? Quand sont-ils arrivés?
En Alsace, probablement à la fin du 12ème siècle, après l'expulsion du royaume de France sous Philippe Auguste (1182). C'est à partir de ce moment que l'on voit des Juifs en Alsace, par exemple à Strasbourg. On peut supposer qu'il y eut probablement à côté de Strasbourg un éparpillement de Juifs dans les communes environnantes, peut-être aussi à Mutzig qui faisait partie de l'évêché de Strasbourg. Malheureusement c'est surtout par des documents d'expulsion des Juifs des villes et des communes d'Alsace aux 14ème et 15ème siècle qu'on a connaissance de leur présence dans les différentes parties de la Haute et Basse Alsace.
Je me rappelle avoir lu dans un vieux livre qui se trouvait parmi un vieux fond de bibliothèque dans notre grenier (disparu lors de la deuxième guerre mondiale) qu'au début du 14ème siècle, un enfant chrétien mort a été trouvé dans un champ à l'ouest de Mutzig vers Dinsheim. On accusait, comme c'était l'habitude, les Juifs de meurtre rituel. Je ne me rappelle plus si des sanctions de mise à mort de Juifs s'en sont suivies mais je me rappelle fort bien que les Juifs ont été expulsés, et seraient allés à Colmar. Quand sont-ils revenus ? On les retrouve seulement à la fin du 17ème siècle (Histoire des Juifs, de Blumenkranz).
En 1689, il y avait treize familles, en 1716, vingt-huit familles, et en 1766 trente-cinq familles à Mutzig. Dans l'évêché de Strasbourg, et nommément à Mutzig, Saverne, Soulz et Trimbach, les Juifs pouvaient tenir boutique ouverte à partir de 1716 . Cela devait amener à Mutzig quelques familles de plus puisqu'on trouve en 1784 cinquante-quatre familles constituant une communauté juive de 304 âmes.
De 1693 à 1699, un rabbin Meir à Mutzig était chef du rabbinat des Juifs d'Alsace, et A la fin du 18ème siècle, Mutzig était encore siège du rabbinat pour l'Évêché de Strasbourg.
Avant même la guerre de 1870, des familles juives aisées avaient envoyé leurs garçons au collège de Remiremont dans les Vosges. Lorsqu'en 1918, l'Alsace et la Lorraine sont redevenues françaises, ma grand'mère Jeannette avait quatre-vingt huit ans. Parmi les hautes personnalités militaires et civiles venant lui rendre visite, il y avait certains de ces garçons juifs émigrés à Remiremont, notamment le général Albert Baumann ayant commandé l'artillerie pendant cette première guerre mondiale qui venait de s'achever.
Grand'mère, montrait un grand plaisir à les revoir, s'entretenant avec eux de mille choses, dont elle se souvenait du temps jadis où ils étaient de jeunes garçons.
Quant à leur position sociale, souvent très importante, elle ne l'impressionnait nullement et pour peu, elle les aurait traitéd comme les galopins venus lui dire au revoir une cinquantaine d'années auparavant.
Les cimetières juifs en Alsace
Après les expulsions des Juifs des différents endroits, villes et villages au moyen-âge, les documents ne parlent guère que de cimetières juifs. Il semble établi que celui de Jungholz dans le Haut-Rhin soit antérieur à ces expulsions. Ceux de Rosenwiller et d'Ettendorf datent du 15ème siècle et celui de Westhoffen du 16ème siècle. C'est dans ces trois derniers que reposent mes ancêtres. Toute la lignée paternelle, y compris évidemment mon père et ma mère, et aussi ma sueur et mon beau-frère ont leur dernière demeure à Westhoffen. La lignée de ma mère est enterrée à Ettendorf.
Quant aux parents de mon épouse, ils sont enterrés au cimetière de Haguenau. Ce cimetière remonte au 16ème siècle, mais il y avait, parait-il, un cimetière beaucoup plus ancien qui fut détruit et dont on n'a pas trouvé trace. L'historien des Juifs d'Alsace, Elie Scheid, pense que c'est à l'emplacement du cimetière actuel qu'un ancien cimetière, datant, comme la commune de Haguenau elle-même, du 12ème siècle, a existé. Il a été dévasté comme le croit le rabbin Joseph Bloch (Le cimetière juif de Haguenau 1953) par les bandes de l'aubergiste Armleder de Colmar, les Judenschläger (batteurs de Juifs) au début du 14ème siècle. Au point de vue profanation des cimetières juifs en Alsace, il y aurait beaucoup à dire à travers les siècles passés.
Sans trop prolonger ce triste chapitre, je parlerai seulement des deux cimetières où reposent des membres de ma famille : Westhoffen et Rosenwiller, et de leur sort pendant l'occupation nazie de 1940
Westhoffen ayant appartenu au comté de Hanau-Lichtenberg dont les seigneurs étaient protestants-luthériens était resté et reste encore aujourd'hui protestant. La sympathie pour le luthérianisme allemand les avait très vite nazifiés. Cela les avait amené a détruire tout le vieux cimetière. Les pierres tombales leur ont servi a construire les fondements de quelques nouvelles maisons et le dallage de leurs écuries. Une belle stèle entourée de lierre, tombeau de mon grand'père Moïse Lévy, a disparu comme les autres pierres commémoratives des tombes. Mon oncle Benoît, huissier de la cour d'appel à Colmar, à défaut de mon père qui ne vivait plus, a fait apposer sur la pierre tombale de ma grand'mère Jeannette une plaque rappelant que la pierre tombale de mon grand'père a été détruite par l'ennemi nazi.
Comme je viens de le dire, le deuxième cimetière où il y a une tombe de ma tante Anna, Rosenwiller est un des plus vieux cimetières d'Alsace, datant du 15ème siècle. C'était un "Schindanger" (lieu d'équarrissage de chevaux) qui a été donné aux Juifs pour enterrer leurs morts et il desservait une vingtaine de communautés éparpillées dans un rayon d'une trentaine de kilomètres alentour. Situé sur un petit tertre, c'est un endroit très impressionnant. Dès l'entrée, il y a un large espace où ne poussent que des herbes folles. Elles couvrent les tombeaux des siècles passés qui sont pour toujours enfoncés dans les profondeurs du sol. Puis lentement, lentement, plus on pénètre en avant dans le cimetière, les pierres tombales sortent graduellement de terre.
Je me rappelle qu'étant un jour avec mon père dans ce "Beth Olam" il m'a montré un mur de la plus ancienne partie du cimetière, le tombeau du "Kodesh de Dachstein", le saint de Dachstein qui a été roulé à mort, pendant un pogrom du moyen âge, dans un tonneau garni de clous. J'ai demandé à mon père la raison pour laquelle on avait mis ce mort en dehors de l'emplacement normal des tombes. Il paraît que d'après une vieille interprétation rabbinique une mort violente serait toujours, pour l'individu qui l'a subie, suspicion d'une faute commise par lui dans sa vie terrestre.
Quant au cimetière de Rosenwiller, pendant la deuxième guerre mondiale et sous l'occupation de l'Alsace par les nazis, il a été sauvé par les populations catholiques des villages des alentours, qui ont camouflé les documents et berné les nazis qui les incitaient â détruire le cimetière, en leur racontant qu'ils voulaient depuis longtemps démolir ce cimetière pour établir un chemin le traversant pour aller vers le village voisin. La fin de la guerre arrivée, le cimetière a été sauvé. (...)
Le climat en Alsace et ses variations
L'automne était, à partir de la fin septembre, une période de brouillard et d'humidité. Dès le début septembre, les cigognes avaient pris leur vol vers le sud. Pendant les fêtes juives d'automne, on voyait de grandes assemblées d'hirondelles sur les fils électriques et bien‑tôt, elles aussi avaient disparu. Pourtant pendant Soukoth, il y avait, en général. un regain de beau temps, l'été de la Saint Martin. Les goyim disaient "wenn d'jude die Dächer uff machegebts schen wätter" (lorsque les Juifs ouvrent les toits, le temps se met au beau). Il y avait en effet quelque fois une souka chez les gens qui n'avaient pas de cour, une souka sous les toits dont on enlevait quelques tuiles. Mais je pense que le dicton goy fait plutôt allusion à la vie dans une cabane sans toiture réelle pendant la fête de Soukoth.
Le Mutzig Messti
A l'époque de Soukoth, il y avait aussi le "Mutzig Messti", la kermesse de Mutzig. C'était une foire très importante du temps de ma jeunesse. Elle durait trois jours ; dès le dimanche, il y avait à différents emplacements des boutiques foraines, des petits cirques, des carrousels, des boutiques de tirs. On dansait dans toutes les grandes salles des restaurants et guinguettes. Mais la grande foire était le mardi. Toute la rue principale était couverte d'éventaires que les commerçants avaient dressés devant leurs portes ou que des marchands forains avaient amenés avec leurs chariots de marchandises. Il y avait des emplacements spéciaux pour le marché des tonneaux et baquets, des ustensiles pour les vendanges (on était alors en pleine époque des vendanges). Il y avait un marché spécial pour les oignons et les légumes qu'on achetait en grande quantité pour en faire des conserves pour l'hiver (choucroutes, raves, etc..).
Il n'y avait pas encore les commodités du monde moderne où l'on peut acheter des conserves de toutes sortes en boîtes. Chaque famille préparait elle-même ses légumes de conserves, ses confitures etc, pour l'hiver. Pour les goyim, il avait aussi un grand marché de cochons. Les Juifs se contentaient de garnir leur basse-cour, car il y avait aussi un marché de volatiles.
Hanouka, Noël et Nouvel an
Une fois tout cela terminé, venait le plus triste mois de l'année, le mois de novembre, déjà froid, mais pas encore égayé par la neige, plus de fête juive et pas encore de Hanouka, pas de foire et fête foraine, mais pas encore les devantures remplies de jouets et de cadeaux de Noël. Toutes ces merveilles pour les enfants que nous étions arrivaient au mois de décembre : la neige, les lumières et les cadeaux de Hanouka, les devantures éclairées avec les cadeaux pour Noël et Nouvel an.
Noë1 ne nous intéressait guère, nous enfants juifs, mais Nouvel an était fêté généralement dans les foyers juifs par des réunions d'amis, du vin chaud, des cadeaux, des prédictions par les figurines sortant de plomb fondu. Dehors, c'était des bruits d'éclatement des cartouches blanches, c'était des gens qui se souhaitaient la bonne année, c'était des braillards et aussi les vrais soulards qui chantaient à tue-tête. Le 1er janvier, c'était la musique municipale qui donnait des aubades à Monsieur le Maire et ces Messieurs du Conseil municipal. Comme on leur offrait partout à boire, les notes qu'ils jouaient devenaient de plus en plus fausses et criardes. Enfin, n'oublions pas les employés des postes et ceux de la municipalité qui venaient faire leurs compliments pour encaisser leur pourboires de bon service.
Kaiser Geburtstag
Puis, du temps allemand, et toute mon enfance s'est passée dans cette période, il y avait, le 27 janvier , l'anniversaire du Kaiser.
Déjà la veille, il y avait une grande festivité. Mutzig était une petite garnison où il y avait un bataillon d'infanterie, et une à deux batteries d'artillerie de l'ouvrage fortifié qui dominait Mutzig. Le commandant de la place, le major habitait une maison à côté de la nôtre. La veille du Kaiser Geburtstag il y avait une grande retraite au flambeaux. Musique en tête, milit ires et fonctionnaires allemands portant des flambeaux s'arrêtaient devant notre voisin pour donner une sérénade. Ce n'était guère des airs frivoles qu'on jouait. Après l'inévitable "Heil Dir im Siegerkranz", l'hymne national dont la musique est identique au "God save the King", venaient des cantiques protestants "Wir treten zum Beten vor Gott den Gerechten"; "Wir beten an die Macht der Liebe", etc ,etc. Souvent le froid était si intense que les instruments (à vent) des musiciens se garnissaient de givre et de petits glaçons. Le lendemain dès l'aube, fifres et tambours parcouraient la ville. Cela s'appelait le "Militärisches Wecken", le réveil militaire.
Puis nous les enfants, devions aller à l'école pour recevoir des petits pains au chocolat, le Kaiserwecken, le cadeau de Sa Majesté à l'occasion de son anniversaire. Après avoir chanté en l'honneur du Kaiser, on rentrait. Il y avait des parades militaires dans les cours de casernes. Mais on laissait le privilège de spectateurs du Parademarsch, aux enfants des officiers, sous-officiers, fonctionnaires allemands. Ce spectacle n'était rien pour les yeux des enfants d'une bonne famille alsacienne et d'autant moins pour les enfants des familles juives qui étaient restées en général, très francophiles.
L'hiver
Le Pourim juif et la Fastnacht, le carnaval des goyim, mettaient un peu de gaieté dans ces derniers mois de l'hiver. Janvier et février étaient des mois très froids. Il y avait beaucoup de neige, les traîneaux avaient remplacé les voitures, souvent la neige restait des semaines entières et les pauvres moineaux devaient se contenter de trouver quelques débris de graines dans les crottes des chevaux. On n' oubliait d'ailleurs jamais les moineaux et les mésanges qui venaient partager la nourriture des poules. On répandait les graines plus largement pour que les petits oiseaux puissent en vitesse soustraire des grains à la barbe des poules, pouvait-on dire, si les poules avaient des barbes.
C'était aussi la période d'engrangement de la "glace" (sisse) pour la brasserie Wainer de Mutzig. C'est un exemple unique que je puis vous donner pour vous démontrer que lors de mon enfance, le froid en hiver était beaucoup plus rigoureux qu'il ne l'est de nos jours. La dite brasserie, comme toutes les autres, avait besoin de grandes quantités de glace, pour conserver en été la bière. Lorsque j'étais enfant, une brasserie comme celle de Mutzig n'avait pas encore des dépôts de bière en dehors d'un cercle de quelques dizaines de kilomètres autour de Mutzig et la glace qu'il fallait en été pour leurs clients, les débits de bière, les tavernes, les restaurants, leur était apportée par des voitures tirées par des chevaux, voitures spécialement agencées pour cet usage.
Eh bien cette glace en question, était récoltée en hiver à deux reprises autour du nouvel an et fin février. La brasserie louait pour cela les prés situés d un niveau plus bas que la Bruche et les inondait dès le mois de novembre. En décembre, la glace était épaisse et des équipes de travailleurs allaient "glacer", c'est-à-dire mettre avec des piques la glace en morceaux pour 1'entreposer dans des endroits où elle ne risquait pas de fondre. Dans le siècle passé, ces lieux de conservation étaient de profondes galeries creusées dans le Hermolsheimerberg, dont je vous ai parlé, tout a l'heure.
Plus tard, la Brasserie a fait creuser à l'intérieur de son usine de bière de grandes et très profondes fosses surmontées d'un bâtiment aux murs très épais qui permettait d'avoir toujours une température de quelques degrés au dessous de zéro. Mais, dès les années 1915 à 1920, les températures d'hiver s'étaient réchauffées. Sans disparaître complètement, les hivers froids ne prenaient plus cette régularité qui permettaient de compter sur une ou deux récoltes de glace. Aussi, aujourd'hui, où le commerce de la bière a pris des dimensions internationales, sa réfrigération est devenue complètement mécanique, électrique.
Avec la modernisation de la réfrigération, Mutzig a perdu ses très grandes patinoires qui, entre deux récoltes de glac,e permettaient aux patineurs de pratiquer un sport d'hiver à leur porte.
Le printemps
Mais lorsque les dernières neiges fondaient, en gadoue, tout le monde respirait plus librement Les perce-neiges et les violettes de début mars étaient cueillies avec enthousiasme mais aussi avec grande piété pour pouvoir offrir le premier bouquet à ma mère et à ma grand'mère. Parmi les raretés botaniques de Mutzig, il y avait, protégé par un rocher du Felsbourg, un amandier sauvage. On voyait dès la mi-mars, ses fleurs roses depuis les fenêtres du deuxième étage de notre maison et c'était pour mon père, d'année en année, "une nouvelle découverte" qui réjouissait son coeur.
Storich, storich, stibber di Bein | Cigogne, cigogne, dresse-toi sur tes jambes | |
breng m'r morje à bubbele heim | pour m'apporter demain un petit bébé. |
Mes parents
Il est toujours difficile de raconter la vie de ses parents. Si on l'entreprend à mon âge, leurs images sont déjà lointaines et n'étaient les photographies, même les traits de leur visage seraient un peu estompés. J'avais le bonheur de grandir dans un milieu équilibré où père et mère étaient moralement et intellectuellement d'un niveau élevé. Ma sœur et moi-même étions des enfants heureux. (...)
La personnalité de mon grand'père
Grâce à Dieu, aussi bien moi-même que mon épouse, pouvons parler avec respect et amour des père et mère qui les ont élevés. Quant à moi, je pense que le plus grand éloge que je puisse faire à mes parents c'est de croire n'avoir jamais atteint leur haut niveau moral. Si notre union, de mon épouse et moi, a toujours été harmonieuse, c'est que nous avons, tous deux, durant notre enfance et jeunesse été baignés par la vertu de nos parents dans un milieu ensoleillé.
Mon père, Léon Lévy, né le 10 juin 1862 à Mutzig dans le Bas-Rhin (Alsace), de son nom hébreu, יהודה בר משה (Yehuda fils de Moshé/Moïse) avait 19 ans lorsque son père mourut en 1881. La famille n'était pas riche. Mon grand'père Moïse, après avoir été contraint par des circonstances économiques de quitter la Yeshiva de Metz et après avoir été quelques années précepteur à Hégenheim et Issenheim dans le Haut-Rhin, dut devenir marchand de grains et farines à Mutzig. C'était par conséquent un gagne-petit. A côté de son commerce, il exerçait la profession de 'hazan et sho'heth à Mutzig. en l'appelait Dr. Chasenmoshé, c'est-à-dire Moshé le Chantre.
A sa mort, sa famille comptait ma grand'mère Janette et quatre enfants, deux filles non mariées : Juliette, vingt-deux ans, Anna, dix-sept ans ; et deux fils, mon père, dix-neuf ans, et Benoît, treize ans. Sur son lit de mort, mon grand'père avait exhorté mon père à être le soutien de sa mère qui avait a ce moment cinquante-deux ans et de se comporter en chef de famille, gagner de quoi les nourrir tous, marier ses sœurs, guider son jeune frère Benoît vers une position qui nourrit son homme. Vous verrez dans la suite de mes récits que mon père s'est acquitté très honorablement du mandat que son père mourant lui avait posé.
Pour jeter encore un regard sur cet homme de bien qu'était le 'hazan Moshé de Mutzig, je relèverai deux faits que j'ai pu apprendre de visu comme jeune homme. Dans la collection des livres surtout dans le Talmud qui se trouvait dans le "spharim schrank" dans une chambre du grenier, son ex libris était une phrase des Proverbes : "Ne pose pas une pierre sur le chemin de l'aveugle : ce livre appartient à Moïse Lévy de Mutzig".
J'ai aussi trouvé une réponse du grand rabbin du Bas-Rhin, Arnaud Aron, a une requête de mon grand'père de lui conférer la Kabbala pour la she'hita . Dans cette réponse très élogieuse pour mon grand'père, le grand rabbin dit à son camarade de la Yeshiva de Metz, qu'ils ont ensemble passé leurs examens de she'hita et qu'il ne voyait pas la nécessité de renouveler l'examen.
Tous ces documents ont disparu du fait de l'occupation de l'Alsace par les nazis. Aujourd'hui, je regrette profondément de n'avoir pas été dans ma jeunesse apte à juger tout cela à sa valeur.
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Léon et Gaston Lévy |
Mon père
A l'époque où mes souvenirs me permettent de décrire mon père physiquement, c'est-à-dire lorsque j'avais peu prés deux ans et demi ou trois ans, il était déjà arrivé à la mi-quarantaine. C'était un bel homme, assez grand, qui ne devait pas avoir loin de un mètre soixante-dix. Il n'était pas maigre mais svelte. Son visage orné d'une large moustache respirait la bonté et l'intelligence. Sa voix était agréable et de bonne sonorité. Comme il était un fin connaisseur de la liturgie juive et qu'il remplaçait quelquefois le ministre officiant, je puis situer sa voix dans le "baryton moyen". Toujours mis très correctement, de vêtements gris ou noirs, Shabath et fêtes naturellement en noir, en costume "bon tailleur" ou en jaquettes. Comme couvre-chef, en semaine il portait généralement une casquette à la maison, et en sortant un chapeau à large bord. Le Shabath, il se coiffait d'un melon et les jours de fête, d'un haut de forme. Une belle chaîne en argent la semaine, et en or le Shabath, allait de la boutonnière du gilet au gousset vers une montre qui changeait, elle aussi, d'argent en or pour faire une différence entre la semaine et la sainteté du septième jour.
Entre la vie de tous les jours au point de vue civil, ou laïc, lorsque l'on veut admettre ce terme pour distinguer entre le comportement de mon père en tant que citoyen d'un état non juif et son comportement comme Juif religieux, on ne pourrait guère établir un distinguo. Sa religiosité et le comportement moral qui en résultait couvrait toute son existence. Son attitude vis-à-vis de son prochain, juif comme non-juif était la même. La droiture en toute chose était sa règle de vie.
Tant que Mutzig avait un minjan il se levait tôt pour aller à sept heures à la synagogue. Les jours où une maladie quelconque ne lui permettait pas de sortir, je le vois encore devant moi revêtu de son long talith, et de ses phylactères. Quelquefois, lorsque je l'accompagnais comme jeune garçon dans une de ses courses vers Dinsheim ou à Gresswiller, il faisait en chemin la prière de Min'ha, et avant de se coucher, il était assis dans son bureau derrière le magasin d'étudier quelques pages de Mishnajoth. Il y avait chez nous, je viens de le dire, toute une bibliothèque de livres sacrés, Tanakh, Mishna, Talmud et même des livres de philosophie religieuse de Moshé Haïm Luzzato, de Mendelsohn et d'autres ayant appartenu à mon grand'père Moïse, Yeshiva-bokher à Metz.
Après la libération de l'occupant nazi, on a pu constater que souvent la population autochtone de l'Alsace avait activement contribué à la recherche des Hebraïca et Judaïca pour les faire détruire, ou pour enrichir le centre de documentation juif de Francfort (Voir documents retrouvés à la mairie de Mutzig). Peu de livres ont été restitués après la guerre. Il s'agissait seulement de quelques ma'hzorim" qui généralement n'avaient même jamais appartenu à la famille, mais plus aucun des éléments Hebraïca ou Judaïca n'est revenu.
Un de mes souvenirs concernant l'idée de pureté que se faisait mon père de la tenue de l'homme devant Dieu, c'était la propreté corporelle et celle de sa correction vestimentaire au moment de la prière. Enfant, je me rappelle l'avoir souvent vu, avant de s'habiller, examiner ses sous-vêtements et enlever à l'eau savonneuse une tache qui s'y trouvait. Jamais, non plus je ne l'ai vu prier en négligé. A cette propreté externe se joignait, oh combien importante et méticuleuse, une pureté de l'âme.
Commerçant, il ne connaissait que le chemin droit. Une parole donnée était une parole donnée. Aucune compromission pour tirer des avantages par des voies détournées. Une comptabilité soigneusement tenue à jour. Aucune lettre ne partait sans en prendre une copie. Il y avait pour cela à côté de son bureau une presse à copier. Les lettres étaient écrites avec une encre à copier et mises sous presse entre deux feuilles fines d'un livre spécial. Cela valait comme netteté les photocopies d'aujourd'hui.
Mon père était adoré de ses clients qu'il traitait en amis. C'étaient pour la plupart des paysans voituriers de la vallée de la Bruche. Ils cultivaient leurs lopins de terre, quelques prés et des vignes. Mais comme la vallée de la Bruche s'étendait entre des chaînes de montagnes couvertes de magnifiques forêts, de multiples scieries s'y trouvaient et les paysans étaient en même temps voituriers, pour amene yr les troncs d'arbres. La présence d'un grand nombre de chevaux permettait à mon père d'assurer leur nourriture en tenant un commerce d'avoine assez florissant.
Souvent, jeune garçon et adolescent, j'ai accompagné mon père chez ses clients. Léon était reçu a bras ouverts chez tous. Les prix n'étaient jamais discutés, car 1a marchandise était de premier choix. Les quantités nécessitées par le client étaient notées, et après cela, on s'adonnait à de longs entretiens. Que faire du fils qui était bon élève ? Comment finir une querelle de famille pour un héritage ? Ne pourrait-il pas parler avec la partie adverse ou arbitrer si les autres l'acceptaient dans une telle fonction ? Et en effet, dans de multiples cas, il rétablissait l'entente entre les deux parties adverses.
C'était un homme de paix qui se donnait toujours la peine de faire régner l'entente dans la famille, dans la communauté de Mutzig dont il était presque en permanence le président, et enfin aussi parmi ses clients et connaissances qui venaient prendre des conseils. Il n'était pas seulement un bon conseiller mais aussi un créancier très indulgent, toujours prêt à accepter des paiements échelonnés à long terme, ou réduire les dettes de clients pauvres ou ayant eu des revers de fortune. Il gérait le budget des finances de la communauté de façon plus méticuleuse que le sien, avait les mains toujours ouvertes pour les pauvres de passage.
En même temps que commerçant, il était un des premiers agents d'assurance contre l'incendie dans la région de la vallée de la Bruche. Il représentait la compagnie suisse Helvetia dont l'agent principal pour Elsass-Lothringen était M. Stark à Strasbourg. Une grande amitié s'était établie entre lui et mon père. Presque tous ses clients étaient en même temps assurés contre l'incendie et puisque nous sommes au chapitre assurances, je vais vous relater un fait qui montre l'incidence profonde que la religion exerçait sur le comportement de mon père dans la vie journalière.
Les toutes dernières années du 19ème siècle, il y a eu une dépression économique en Alsace. Les scieries de la vallée, endettées ou en faillite, flambaient à tour de rôle, et des procès entre sinistrés et assurances s'en suivaient à longueur d'année. Or, lors d'un ces procès, mon père devait témoigner sous serment, ce qu'il fit, conscient de la véracité d'un fait qui fut prouvé par la suite. Mais, quelques jours après avoir témoigné sous serment, un fait de la vie journalière lui montra que sa mémoire pouvait être faillible et que, tout en étant de bonne foi, il pouvait faire erreur. Et là, en toutes grandes lettres, il vit devant lui le troisième commandement du Décalogue : "Tu ne prononceras pas en vain le nom de YWH ton Dieu" A partir de ce moment mon père a jeûné annuellement le jour où il avait prêté se ment et cela jusqu'à , et y compris, l'année de sa mort. Je crois qu'aucune règle de vie philosophique ne puisse donner à un homme une telle attitude morale, et il faut souligner à cette place que seule la religion juive où la créature se trouve sans intermédiaire devant son Créateur peut parvenir à élever l'individu à ce niveau. Les jugements que mon père se permettait sur autrui étaient toujours mesurés et étant sur la liste des jurés, il priait le ciel de ne jamais être convoqué pour juger son prochain.
Il avait d'ailleurs la même attitude en s'abstenant de juger avec intransigeance les questions historico-religieuses ; sans avoir nos connaissances actuelles sur Jésus et son temps, il m'a toujours dit : "Ceux qui l'ont condamné ont pris une lourde responsabilité car son enseignement ne sortait guère des principes essentiels de la loi. La quintessence des Evangiles prêche l'amour du prochain. Maïmonide, avec beaucoup de justesse pouvait dire que par lui, c'est-à-dire par l'enseignement de Jésus, que ses apôtres ont porté dans le monde, les principes du
judaïsme y ont fait leur entrée."
Mon père était aussi assez moderne dans l'interprétation de la loi juive. Tous les alourdissements autour de la Torah écrite et orale qui, comme une gangue, enserrent la loi pour en garder mieux la pureté lui paraissaient très exagérés et souvent nuisibles.
"C'est l'œuvre d'hommes, et avec les meilleurs intentions ils ont quelques fois dénaturé le sens de la 1oi".
Bien entendu, il suivait malgré sa critique les usages qu'il condamnait. Il pestait contre les deuxièmes jours de fêtes, datant d' un moment où les astronomes ne pouvaient exactement et pour des milliers d'années d'avance calculer le moment de l'entrée de la fête. Mais il ne travaillait pas le deuxième jour parce que, disait-il, étant à la tête d'une communauté "d'Ame haaretz", il y a danger que le changement qu'on pourrait introduire dans les usages n'aille trop loin et qu'on ne respecte plus, à la fin, l'essentiel des prescriptions.
Vis-à-vis des autres cultes, mon père était d'un respect absolu. Jamais je ne l'ai entendu critiquer un catholique ou un protestant dans sa foi, mais par contre était souvent indigné des usages qui mettaient les chrétiens en contradiction avec les paroles de l'Evangile.
Ainsi, après la première guerre mondiale, il était devenu conseiller municipal de Mutzig. Or, pendant la dernière moitié de la guerre, les Allemands avaient descendu toutes les cloches des églises en Alsace pour parer à la raréfaction des métaux nécessaires pour l'industrie de guerre.
Il s'agissait, au conseil municipal de Mutzig, de voter des crédits pour de nouvelles cloches. D'accord, dit mon père, mais sous une condition ; qu'il n'y plus de "Arm sinder glekel", l'unique petite cloche qu'on sonnait pour le décès et l'enterrement d'un pauvre tandis que toutes les cloches étaient mises en branle pour accompagner un riche à sa dernière demeure. Les conseillers ont suivi la proposition de leur collègue, Léon Lévy, et ont même fait inscrire r dorénavant, le principe "des cloches pour tous" sur le nouveau bourdon, suivi, paraît-il du nom de mon père, comme émanant de son initiative. Je ne sais pas si la deuxième guerre mondiale a aussi envoyé les cloches à la fonte mais en tous cas, à Mutzig, on continue à sonner toutes les cloches, pour le pauvre comme pour le riche.
Restauration de la synagogue
Depuis des siècles, qu'existait la Kehila de Mutzig, elle ne s'était jamais occupée d'un titre de propriété pour la synagogue ainsi que pour l'école juive et la Kahlshaus, maison communautaire à côté d'elle. Un jour la municipalité de Mutzig réclama, comme lui appartenant, le grand terrain sur lequel se trouvaient ces bâtiments communautaires. Avec toute l'énergie que mon père pouvait montrer lorsqu'on touchait aux privilèges de la communauté, il récusa l'attitude plutôt très molle du consistoire du Bas-Rhin et se mit lui-même à compulser les vieilles archives du cadastre de Strasbourg. Il réussit à trouver le titre de propriété pour la synagogue et l'école et fit inscrire au cadastre le deux bâtiments comme propriété de la communauté israélite de Mutzig.
Je crois qu'il avait fait inscrire le titre de propriété dans la couverture du Memmerbuch, le mémorial de la communauté. Ce mémorial était lu deux fois par an : le septième jour de Pessah et de Schemini hag Hoazereth (matnas jad) après la lecture de la Torah. Il racontait toute la martyrologie des communautés juives du moyen âge de Rhénanie, d'Alsace et d'ailleurs. Le jeune am haaretz que j'étais et que je suis malheureusement resté, captait le nom des villes de Augsburg Vejauschweia, Mainz Vejauschweia, Worms Vejauschweia, Strasbourg, Metz, etc, etc. Malheureusement, les hordes nazis ont rafflé ce Memmerbuch où beaucoup de choses sur la communauté de Mutzig étaient inscrites. (...)
Dans l'exposition 2000 JahreJuden am Rhein, à Cologne en 1962, j'ai vu beaucoup de ces Memmerbucher d'Alsace et de Rhénanie. Je ne sais pas si toute cette documentation a repris sa place dans es archives du judaïsme français. Elle devrait être ramenée en Israël.
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