Ma vie jusqu'à 15 ans racontée à mes enfants
quatrième partie
par Henri FRANK
Extrait de HEGENHEIM BUSCHWILLER 2014
BULLETIN DU CERCLE D'HISTOIRE DE HEGENHEIM BUSCHWILLER

Introduction

Voilà la quatrième partie des cinq qui seront publiées dans les bulletins du cercle.
Dans cet extrait riche en descriptions, nous allons découvrir les traditions juives tant à travers le suivi du culte et des traditions culinaires, ornementales mais aussi de solidarités envers les plus démunis. Par bien des aspects, lisez par exemple la distribution de la farine de Pâques, la communauté juive avait trouvé un équilibre et une entraide exemplaires entre ses membres.

Christophe SANCHEZ


Alphonse Lévy - Rosh Hashana
"entre les offices : la bonne prise [de tabac]"
Mais il est temps de reprendre la description des fêtes solennelles de Roch Hachono.
La veille, vers le soir, tout le monde, hommes et femmes et enfants, étaient réunis à la synagogue. Les hommes revêtus du long vêtement blanc dont je vous ai fait la description, les femmes également en blanc.

L'effet d'ensemble était saisissant et si ce n'étaient les vêtements, la plupart noirs, des petits garçons qui faisaient tâche, on se serait cru à une réunion de fantômes. Le chantre faisait entendre ses plus beaux airs, secondé par la société de chant formée par une douzaine de jeunes gens dont un était célèbre par son solo du Minemeizer et qui avait reçu le surnom de Bezilzele, mot faisant partie du chant dont la musique fut composée par le grand Halévy. A la sortie de l'office, rapide visite aux parents et amis pour leur souhaiter une bonne et heureuse année et souvent réconciliation entre ménages fâchés dans le courant de l'année. Cette fête a un caractère grave et strictement religieux, aussi toute réjouissance est absente pendant les deux jours que dure cette fête ; les offices sont prolongés et il n ‘est guère question que du grand jour de pardon qui la suit de dix jours. Je veux parler de Yom Kippour, journée de prière et d'abstinence.

Pendant ces dix jours, toutes les affaires étaient suspendues ; les chefs de famille n'entreprenant guère de voyage, c'était en partie leurs vacances. Beaucoup qui faisaient leurs affaires aux environs ou en Suisse fermaient leurs magasins pendant cette période pour se consacrer à leurs familles. C'était aussi des journées considérées comme néfastes : on évitait de rentrer tard le soir par crainte d'un sort et, dès que la nuit venait je n'aurais plus osé m'aventurer dans la Hohlgass, ce chemin creux qui mène à la synagogue. Il aurait fallu passer devant la maison de Leib, la dernière à gauche d'où partaient jour et nuit des chants plaintifs ; c'était sa fille qui, devenue folle, était enfermée dans une petite chambrette dont le volet cadenassé donnait sur ce chemin.

Je tiens à vous donner une courte description de ce qu'était la communauté israélite, il y a cinquante ans, c'était une sorte de République où tout le monde, dans une certaine mesure, était solidaire l'un de l'autre. Les chefs de famille en grande partie marchands de chevaux, de bestiaux et d'étoffes n'étaient guère chez eux que pour les grandes fêtes du printemps et de l'automne, qui sont Pâque et Roch Hachono, et laissaient à la maison femme et enfants. Aussi quelle vie, quelle animation pendant les fêtes et quel calme après leur clôture, tous les hommes étant retournés à leur affaires. C'était surtout la Suisse qui était le théâtre de leur activité, et Bâle surtout tenait une grande place dans leur sphère d'occupations. Ainsi la famille Braunschweig était à la tête d'une importante maison de tissus à Bâle et un frère dirigeait également une fabrique d'horlogerie à La Chaux-de-Fonds. Le père de nos amis Woog résidait à Bienne, celui de Louis Sommer à Thoune et le père de notre cousin Maurice à Burgdorf ; quant à mon père, son champ d'actions était Muttenz et Moenchenstein, également en Suisse, mais la liste serait trop longue si je devais les nommer tous. Aussi cette activité dans un cercle étendu avait-elle une influence considérable sur le caractère de cette population éclairée et remplie de sentiments de fraternité.

Elle a permis à notre génération de tenir une place honorable dans la vie. Aucun sacrifice n'était trop grand pour offrir une instruction solide aux jeunes gens, filles et garçons. Tous, hommes et femmes faisaient partie d'une société de secours mutuel appelée Cheffré Pikour Cholim (visites aux malades) et avaient droit en cas de maladie à un secours assez important. C'est vous dire que tout ce qui se fait dans la société actuelle et qui paraît être une nouveauté existait depuis des siècles dans une petite communauté d'Alsace qui ne se doutait guère être le précurseur d'un mouvement universel qui transformera la société actuelle pour la rendre plus heureuse. Aussi avions-nous bien des gens très pauvres, mais pas de mendiants, et les plus indigents étaient convenablement logés et avaient un intérieur pour ainsi dire confortable et sans rapport avec les habitants non juifs. J'ajouterai même que la communauté possédait une maison pour y loger gratuitement des famille sans asile et une pièce était réservée aux membres de passage ; on appelait cette maison la Schlaufstadt ( Lieu de sommeil).

Les gens riches ou seulement aisés donnaient largement aux pauvres ; ce n'était pas considéré comme un don, mais plutôt comme une dette. N'étaient-ils pas tenus par la loi d'Israël de donner le Mazer (dîme) de tous leurs revenus et dans cette question encore on pourrait copier l'installation d'un impôt sur les revenus que réclame la génération actuelle.

Mais nous voici à la veille de Yom Kippour, cette journée consacrée entièrement à la prière et à la pénitence.

Dès le matin, mon père avait fait appeler Gompelé, le barbier, pour se faire faire la barbe. Ce n'était pas une petite affaire que de débarrasser mon père de tous les poils qui ornaient sa figure, sans barbe, hormis un étroit collier près des oreilles. Vous n'ignorez pas que le rasoir est défendu pour tout Juif bien pensant. Un verset de la Bible dit : "Tu ne dois pas couper les coins de ta barbe" d'où est sorti toute une législation pour les hommes au grand profit des coiffeurs. Donc, point de rasoir et seulement intervention des ciseaux. Vous pensez s'il fallait de longues heures pour enlever tous les poils pour ainsi dire un à un. Donc, Gompelé pour faire passer le temps au patient apportait les nouvelles les plus fraîches de tout le pays. Lui qui avait accès dans tous les ménages était au courant de tous les cancans qui défraient une population qui n'a guère que cela pour sujet de conversation. Le Rabbin, le Parness (chef de la communauté), jusqu'au Chamess (bedeau) et autres petits fonctionnaires, sans compter le commun des mortels, étaient passés en revue. Pourtant Gompelé était un très brave homme et n'aurait pas fait de mal à une mouche.

A cinq heures on se mettait à table qui était abondamment garnie, car il fallait jeûner jusqu'au lendemain soir après le coucher du soleil. Moi, en qualité de petit garçon, j'avais le droit de faire un repas vers 10 heures le lendemain et vous pouvez vous figurer comme j'attendais avec impatience ce moment. L'office du soir appelé Kol Nidrei était très imposant. Le temple était rempli à tel point que beaucoup de fidèles étaient forcés de se tenir debout dans les couloirs ; les chants alternaient avec de longues prières dites sur un ton plaintif par notre célèbre ministre officiant. Le lendemain matin dès 6 heures, les offices recommençaient pour la plupart, car un certain nombre de fidèle n'avaient pas quitté le temple où il avaient passé la nuit en prières et méditations, et vers 10 heures après la sortie de la Loi, toute la turbulente jeunesse se précipitait vers les portes pour se rendre à la maison paternelle prendre l'unique repas, avant le coucher du soleil.

Mon père ne quittait pas le temple de la journée, si ce n'est pour prendre des nouvelles de ma mère, en se rendant dans les galeries où elle se tenait. Cette journée de prières est divisée en quatre parties, d'abord le Chachris de six heures à midi, le Mousseph de midi à 3 heures, le Minche de trois à cinq heures et le Nihlé de cinq heures à la clôture. Ces quatre périodes correspondent au soleil : le lever du soleil, le soleil au zénith, le soleil à son déclin, le coucher du soleil. C'est aussi le moment solennel où notre pasteur Reb Moche montait les marches du tabernacle pour parler longuement à ses ouailles de leurs devoirs envers Dieu et envers leurs semblables.

Notre Rabbin était un enfant de Hégenheim, de haute taille mais de maigreur excessive ; il donnait bien l'idée d'un représentant de Dieu ; avec cela il avait la parole facile, aussi me suis-je toujours fait une haute idée de sa personne et de son éloquence. Il était estimé, même craint de ses ouailles qui ne l'aimaient pas, car il avait un abord froid et fier. Quand il venait aux écoles suivre nos travaux, il se faisait un grand silence à entendre voler une mouche, mais aussi quelle explosion de bruit, quand notre maître avait tourné le dos, pour le reconduire jusque dans la rue. Cela ne l'a pas empêché d'administrer notre communauté pendant plus de cinquante ans. Il y a commencé sa carrière pour la finir à un grand âge, et j'ai toujours déploré que ses nombreux enfants n'eussent pas cherché à lui faire élever un monument funèbre, digne d'une si belle vie, au lieu d'une simple pierre, dans un coin perdu du cimetière, coin réservé aux rabbins, ai-je le devoir d'ajouter.

Vers sept heures, cette longue journée étant close, il ne fallait pas oublier de faire sous le péristyle du temple la prière à la lune, en hébreu Lefone Mekatisch. Les Israélites ayant toujours eu le calendrier lunaire, saluaient par une bénédiction le retour mensuel de la pleine lune, et mon père n'aurait pas manqué à ce pieux devoir. Aussi les passants étaient-ils souvent étonnés de voir nos pères devant leurs maisons, la face tournée vers la lune, le livre de prières éclairé par une petite lampe que je tenais le plus souvent.
Nous prenions alors le chemin du logis où ma mère nous avait précédés et j'avais fait cette remarque que mon père en cheminant me répétait chaque année la même phrase : "une lourde journée est passée".

Quelques jours seulement séparent le Kippour de la charmante fête de Soukoth ; depuis quelques jours, j'étais le petit garçon le plus occupé du monde. Je suis chargé de la construction de notre Séké dans laquelle pendant huit jours nous allons prendre nos repas.
Beaucoup de ménages la construisaient devant leurs habitations en matériaux légers comme par exemples des lattes et le plus souvent avec des perches à haricots. D'autres opéraient de la façon suivante et c'était notre cas ; dès notre emménagement et pendant que nous avions les ouvriers, ma mère a fait scier dans la chambre donnant sur le jardin quelques planches du plafond, qui devenues libres pouvaient être enlevées pour la circonstance. Il était facile pour moi d'atteindre les tuiles de notre toit très en pente ; j'en enlevais un certain nombre placées juste au-dessus de l'ouverture faite au plafond. Nous voilà en plein air et il ne restait qu'à recouvrir le trou béant de notre plafond par une provision de branches que j'avais été cueillir à droite et à gauche le long des haies et jusque dans la petite forêt appelée Hühnerwoeldle. Au centre, je disposais une solide perche qui était destinée à porter notre lampe à sept becs.

Restait la décoration de ce carré de verdure. Un Mogen Tofet (Armoiries du roi David) était de rigueur, il était représenté par un fort oignon tout piqué de plumes d'ailes de coq qui ne manquaient pas ; quelques belles pommes, poires et autre fruits attachés par un fil étaient semés de-ci de-là dans la verdure et, pour les coins, je réservais un travail spécial. De grands carrés de papier blanc pliés en pointe et entaillés aux ciseaux formaient alors pochette et une noix maintenait le bout bien allongé. Voici donc notre Séké ornée à souhait et la lampe étant allumée, c'était du plus bel effet avec la table dressée qui complétait le décor.

Il ne faut pas que j'oublie le complément de la Séké, c'est à dire le Loulef (branche de palmier) et l' Esrig (cédrat) qui jouent un rôle important pendant cette fête.
Depuis une quinzaine on voyait trotter par tout le village Gerschen, lui d'ordinaire si calme et même endormi, portant sous le bras une grande boîte en bois blanc, entrant et sortant de la plupart des maisons, mais le plus souvent de chez les habitants aisés. Il venait offrir les cédrats dont il était le fournisseur unique et attitré pour toute la communauté. C'était à qui voulait la plus belle pièce de sa collection et on ne reculait pas devant la dépense. Mon père avec ses resources modestes se contentait d'un fruit assez médiocre et pas cher.
Quant au Loulef il servait pendant plusieurs années et seulement de temps en temps ; quant il était devenu par trop fragile on le remplaçait et c'était encore une affaire que l'on faisait avec Gerschen, car il cumulait cette vente avec celles des cédrats. Mais cette branche avait besoin d'être maintenue dans certaines limites et il n'existait pas un artiste à dix lieues à la ronde comme Kruke-Mayer ("Mayer aux béquilles") pour les orner de liens artistiquement noués. Je n'ai jamais connu d'autre métier à Mayer, vieux soldat de Napoléon 1er, qui avait perdu sa jambe droite au siège de Huningue et jouissait d'une petite pension. Je le vois encore discutant politique et menus potins, sur la grande place avec quelques amis. Il me semblait de très haute taille avec ses deux béquilles qui le maintenaient sur sa jambe unique. C'était donc à lui que je m'adressais et il fallait ne pas être pressé, car il en avait des douzaines à orner et il fallait s'y prendre à l'avance.

Avec tous ces travaux le temps passe vite et nous voici à la veille de la fête. Ma mère n'avait pas manqué de préparer nos habits de fête et vers le soir tout le monde se mettait en grande toilette pour aller au temple. Combien j'étais pressé de voir la fin de l'office ; car , au retour nous devions prendre notre premier repas dans la Séké où la table était dressée et la lampe à sept becs allumée inondant la petite pièce de l'éclat de ses lumières. C'est à ce moment que je recevais les compliments de mes parents pour l'arrangement de notre Séké et j'étais heureux et fier. Le repas terminé je rejoignais mes camarades Louis, Salomon et d'autres pour faire le tour du village admirer les cabanes qu'eux avait décorées , celle de mon ami Salomon surtout faisait notre admiration.

Elle se trouvait en plein dans leur jardinet. C'était une légère construction protégée tout autour par des draps blancs. Hélas ! Quand le temps était à la pluie, il ne fallait pas songer à l'occuper tandis que chez mes parents avec quelques planches que je glissais rapidement entre les lattes qui retenaient les tuiles absentes, nous nous trouvions à couvert. Le lendemain, pour l'office du matin, il ne fallait pas manquer d'emporter Loulef et Esrig qui jouent un grand rôle dans la cérémonie. Je me vois encore portant d'une main la branche de palmier et de l'autre le cédrat enveloppé de papier de soie et reposant délicatement dans une coupe.
La prière se faisait en tenant ces deux objets rapprochés et en se tournant successivement vers les quatre points cardinaux et c'était vraiment un spectacle unique que ces centaines de palmes qui se penchaient à droite et à gauche en faisant un bruissement semblable au vent qui passe à travers les arbres dont il fait incliner profondément les branches.

Cette fête coïncidait pour nos ancêtres de la Palestine avec la rentrée des récoltes, était toute désignée pour donner le banquet que les chefresses (sociétés de bienfaisance) particulières (et elles étaient nombreuses) offraient à leurs adhérents, si la caisse le permettait. Celle de mon père qu'on appelait l'Alt Chefrée (l'ancienne) choisissait de préférence l'hôtel de la Fleur tenu par Leiwele, à deux pas de chez nous. C'était une maison d'ancienne renommée par sa cuisine et sa cave. Le repas qui commençait généralement vers 2 heures ne finissait jamais avant la nuit et, pendant ces longues heures que durait le banquet, tous les petits garçons dont les papas festoyaient étaient réunis dans la cour devant l'hôtel , attendant le moment de pouvoir se glisser dans la salle, jouir du spectacle et attraper quelques bons morceaux que les papas ne manquaient pas de passer à leur progéniture, soit une aile de poulet ou un morceau de tarte à la moëlle, qui était une spécialité de la maison.

Mais ce qui nous intéressait le plus, c'étaient les tours de passe-passe que ne manquait pas d'exécuter Zunge Schmuhle et qui consistaient entre autres à imiter un volcan en miniature, simplement avec sa bouche. Un grand tas d'étoupe se trouvait placé devant lui ; délicatement, il le faisait entrer petit à petit dans sa grande bouche et tout à coup de longues flammes en sortaient, sans compter des mètres et des mètres de ficelle qu'il en tirait des deux mains, à n'en plus finir. Cela représentait à ma jeune imagination la lave sortant du cratère du volcan. Ce banquet se clôturait, bien avant dans la nuit, par une soupe aux pommes de terres qu'on ne manquait jamais de manger chez Reb Wolfe. Tout le monde puisait avec sa cuillère en pleine soupière ; et quel que soit le nombre, rentrait tranquillement se coucher.

Cette fête ne se passait jamais sans quelque grande bataille que se livrait la jeunesse masculine du village, car le petit vin blanc d'Alsace monte vite à la tête , et , pour des choses futiles, on en venait aux mains. Aussi, à la fin de cette fête, beaucoup de bosses aux fronts ou des yeux pochés étaient soignés par le bon docteur Gelpke, et il n'y avait guère d'effusion de sang que par les nez. Notez que sans cet intermède, la fête n'aurait jamais été complète. Même jusqu'aux petits garçons qui s'en mêlaient, et je me rappelle la grande bataille que j'ai livrée un jour à Meinrad Dreyfus, qui avait pris fait et cause, dans un différend, pour son plus jeune frère. Meinrad, se sentant le plus faible, ramassa dans le ruisseau qui coule devant leur maison, un énorme caillou et me le lança. Il m'aurait certainement assommé s'il m'avait atteint, mais l'intervention de mon ami Semmi mit fin au combat et les frères Dreyfus rentrèrent chez eux me laissant maître du champ de bataille.

Pendant les quatre jours que durent les demi-fêtes, c'est un va-et-vient de piétons et de voitures, car c'est la mode de se rendre visite d'un village à l'autre et souvent à des distances assez éloignées. C'est également le moment des excursions, et par une belle journée de Chalmoth, j'ai fait mon premier grand voyage pédestre en compagnie de mon ami Louis. Nos mères avaient la veille bourré nos sacs d'école avec des provisions de bouche, de quoi faire un voyage de plusieurs jours. Au petit jour, nous étions en route, sac au dos et bâton à la main. Nous nous étions proposé de visiter la belle vallée de la Birse qui débouche près de Bâle et qui est aujourd'hui desservie par un chemin de fer. Vous avez souvent en passant, venant de Delémont, admiré ce joli paysage dont chaque hauteur est couronnée par un château en ruines. Dans le nombre, il y en avait un qui était en bon état de conservation et qui était le but de notre promenade.
Le nom du château m'échappe, mais j'admirai la grande salle des chevaliers, le donjon avec ses oubliettes, sans compter l'inévitable souterrain creusé dans le roc, qui en cas de prise du château, conduisait ses habitants en pleine campagne. Dans un village passant le pont sur la Birse, nous pouvions contempler les débris de monuments funèbres, avec leurs inscriptions hébraïques, et dont on avait fait des matériaux de construction, car ce pont datait de plusieurs siècles. Ces contrées étaient peuplées, il y a quelques centaines d'années, de nos aïeux, chassés sur un signe du seigneur du pays, heureux, s'ils avaient la vie sauve. Il est vrai que nos pensées étaient loin d'être tristes et le soir nous étions de retour, enchantés, mais fatigués à tomber de sommeil.

Le quatrième jour des demi-fêtes est appelé Hoschane Rabe et j'avais à m'occuper des Chanelich qui devaient ce jour-là accompagner le Loulef aux cérémonies. Il fallait se procurer, pour chaque membre masculin, cinq branches de saule cueillies le long d'un cours d'eau et dont les trois premières feuilles devaient être sans aucun défaut. Je vous assure qu'il me fallait de longues heures pour découvrir ces branches qui réunies par un lien, étaient emportées à l'office du matin.
Ce jour-là, tous les rouleaux de la Loi étaient sortis du tabernacle et à Hégenheim, nous en avions bien une vingtaine, et promenés processionnellement dans la synagogue. Toute personne possédant un Loulef ne manquait pas de suivre la procession qui se déroulait autour de l'Almemer. Pour la clôture, les chamelich entraient en jeu ; c'était le moment de les frapper contre les stalles, de manière à les dépouiller de leurs feuilles, et vous pouvez vous figurer le tapage que faisaient ces centaines de branches frappées à tour de bras contre les planches. Cette coutume un peu barbare représente Israël cherchant à se séparer de ses péchés.

Le surlendemain Simches Torah clôturait cette fête dont le nom indique que c'est la fête de réjouissance de la Torah. Ce jour on lisait le dernier chapitre des Livres saints mais on lisait également quelques lignes du premier chapitre. Les deux personnes appelées à suivre ces lectures devenaient par ce fait des chosen Beresich, c'est à dire les fiancés de la Torah. Ils ne manquaient pas de célébrer cet honneur par un repas offert aux amis, mais vous saurez que cet honneur, ils l'avaient obtenu à prix d'argent, car c'est aux enchères et au plus offrant qu'il était dévolu.

Cette longue suite de fêtes épuisée, je me mis courageusement au travail, car c'était la dernière année que je devais passer à l'école de Hégenheim, et puis après mes parents devaient prendre une décision à mon égard. Faire de moi un Rabbin souriait beaucoup à mes parents ;quelle consolation pour leur vieillesse de voir leur fils unique exerçant ce saint ministère, mais enfin les affaires n'étaient pas à dédaigner ; point de longues études et l'on est rétribué dès le début. Moi je n'avais aucun goût pour le rabbinat ; mais je n'aurais pas voulu faire de la peine à mes parents en refusant catégoriquement.

On ne le croirait pas, mais l'hiver passe assez vite dans notre petit pays, les jours sont courts et, à neuf heures, tout le monde va se coucher ; c'est donc au lit que l'on passe une grande partie de son temps. Pourtant il y a quelques réunions après dîner, dont le but principal est de jouer aux cartes ; le jeu de Klopfès qui est un rami à trois cartes et à 1 centime la levée, fait florès dans beaucoup de familles. C'est aux approches de Chanuka (fêtes des Macchabées), qui tombe en décembre, que ce jeu fait fureur ; grands et petits, surtout les femmes et demoiselles s'en donnent à cœur joie. Pour la circonstance, mon père me gratifiait du Chanukageld, consistant en un certain nombre de pièces de 1 et 2 centimes, tout battant neuves.

Cette fête se célèbre pendant huit jours consécutifs par des illuminations. Chaque personne du sexe fort dans une famille a droit à une lumière le premier jour, à deux le second, et ainsi de suite jusqu'au huitième ; vous voyez d'ici le nombre de lumières dans une famille composée surtout de garçons. Ainsi chez nos amis les Lauff, qui étaient quatre garçons, leur intérieur brillait le huitième jour de quarante huit lumières, y compris celles de leur père et de leur grand-père Borichle.

Quant à nous, nous devions nous contenter de seize lumières le huitième jour pour mon père et moi. Je n'aurais pas cédé mon rôle pour une fortune et dès le soir qui est l'instant de l'illumination, je guettais l'arrivée de mon père pour procéder ensemble à l'allumage. A cet effet, il existe dans les familles une lampe spéciale appelée Menaurah ; elle est en fer blanc et même en argent, suivant les moyens ; la nôtre n'était pas en matière précieuse. Il existe chez les collectionneurs, de ces lampes datant de très loin et qui sont des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie comme un Rouchomowski pourrait en ciseler.

C'est également la saison des "Hotzelwecke", sorte de pudding où entrent des poires sèches, des figues, des noix, des aromates et un peu de kirsch. J'étais très friand de ce mets alsacien.

Peu à peu les journées s'allongent, le froid est moins vif et arrive la jolie fête de Pourim précédée du jeûne d'Esther qui était rigoureusement observé. A l'office du soir on lit la Meggillah, c'est à dire la belle histoire d'Esther et de Mardochée ainsi que la chute de Haman ; pour ce dernier passage, les petits garçons se munissaient de marteaux qu'ils frappaient à coups redoublés sur les bancs, mais quel contraste le lendemain matin pour le déjeuner. Toute notre table était surchargée de gâteaux soit aux pommes, soit aux quetsches, soit au fromage, ainsi que d'une sorte de beignets appelés Pourim-Kischle. la tradition veut que pour le moins six sortes de gâteaux figurent sur chaque table riche ou pauvre.

Ce jour-là, la jeunesse ne manquait pas de se masquer, et avec l'ami Simon Weill nous avions décidé à nous deux de jouer une scène de l'Histoire Sainte. Nous avions choisi la scène de la mort d'Abel. C'était moi qui jouais le rôle de Caïn et je m'étais muni pour la circonstance d'une forte bûche de notre provision de bois dont j'avais aminci l'un des bouts. Au moment convenu, je fis semblant de frapper un grand coup sur la tête de Simon qui se jeta par terre de tout son long, faisant le mort. Bien entendu, ce n'était pas dans la rue que nous pouvions donner notre représentation. Nous nous présentâmes dans les différentes maisons qui avaient une Pourim Sude. c'était un festin qui se donnait dans quelques familles riches, et le plat principal consistait en un superbe morceau de viande fumée qui représentait Haman, qui fut pendu au gibet, ainsi que la viande fumée est pendus dans la cheminée.
C'était donc devant les convives de plusieurs banquets que nous donnâmes notre représentation et que nous fîmes une collecte ; le soir nous fûmes à la tête d'une trentaine de sous que nous partageâmes fraternellement.

La recherche du 'hametz sur une gravure ancienne
Cette fête est pour ainsi dire le préliminaire d'une autre plus importante dans notre vie. Je veux parler de la fête de Pâque, qui se célèbre chaque année en avril.

En allant à l'école, je rencontrai plusieurs fois Berle le Schames et Leval l'encaisseur, les vêtements blanchis comme des meuniers sortant de l' Obermuhl qui se trouve un peu plus haut que notre école. Ils étaient en train de nettoyer à fond les meubles qui allaient moudre le grain, car le meunier Jaeck avait pris l'entreprise de la mouture de la farine de Pâque et c'était notre communauté qui lui fournissait le blé nécessaire.

C'est en cette occurrence qu'éclate l'esprit de notre communauté de cinq cents âmes car ce n'est pas une petite affaire que la fourniture de la farine de Pâque, faite exclusivement en blé de première qualité, en comptant un minimum de 10 livres de farine par tête d'habitant ; cela représentait un total assez important. C'était Leval qui était chargé de parcourir le village maison par maison pour prendre note de la quantité nécessaire à chaque ménage.

Nous étions quatre personnes, soit une consommation de quarante livres représentant une dépense d'environ vingt francs, somme importante pour notre budget qui ne s'équilibrait que rarement. Aussi quels soucis pour mes parents, surtout pour ma mère, pendant les semaines qui précédaient Pâque, pour avoir l'argent nécessaire à l'achat du Mazemehl. Mon père aurait dû faire comme bien d'autres et accepter le don de cette farine, car cela ne présentait aucune difficulté ; il suffisait de prévenir Leval d'avoir à nous inscrire sur la liste de ceux qui recevaient gratis leur provision de farine. Mais la fierté de ma mère se révoltait à l'idée d'accepter une aumône de la communauté ; ne pouvait-elle pas compter sur sa riche sœur Hendelé qui, en échange d'une oie grasse ne manquait jamais de nous envoyer une certaine somme.

Voici comment était établi le budget de la farine de Pâque, de manière que les indigents et même certains pauvres honteux pussent,sans crainte que le fait ne fût connu, recevoir leur provision de farine : Leval ayant établi la liste des familles qui acceptaient le don, celle-ci était soumise à un petit comité nommé à cet effet. Il ne restait plus qu'à majorer le prix de la farine de ceux qui payaient et qui, sans le savoir, faisaient une bonne action.

Cette semaine de Pâque représente une grosse dépense pour chaque ménage israélite. La nourriture dont les plats maigres sont rigoureusement exclus se compose surtout de viande, pommes de terre et œufs, le tout accommodé à la graisse d'oie et cette nourriture est d'un prix de revient assez élevé. C'est également pendant ces jours de fête que l'on verse le vin pour ainsi dire à foison et, comme on en est privé toute l'année, on ne manque pas d'en user. Je me rappelle que nous achetions une dizaine de litres à la fois chez Rebwolf, et n'ayant ni caves, ni bouteilles, mon père allait le chercher dans un petit baquet, et c'est à même ce baquet que l'on puisait au moment des repas.

C'était également le moment de l'achat annuel de vaisselle. Vous ignorez qu'en dehors de la vaisselle Melchig (maigre) et Flachig (gras) de toute l'année, chaque ménage avait au grenier une grande caisse contenant toute la vaisselle de Pâque. Celle-ci était pour ainsi dire exclusivement Flachig en dehors des tasses et bols pour le café au lait.

C'est un verset de la Bible qui nous a valu cette séparation si stricte de notre vaisselle. Il est dit : "Tu ne dois point faire cuire le chevreau dans le lait de sa mère". Nos législateurs ont amplifié ce commandement d'une manière démesurée ; mais pour les besoins de notre vie moderne, nous sommes forcés de l'enfreindre sur bien des points. Pendant toute l'année, dès qu'on cassait un objet de porcelaine, on allait aussitôt puiser dans la caisse à vaisselle. Bien entendu, pour les fêtes de Pâque, il fallait remplacer le tout ; c'était un achat important à faire en une fois pour remettre le tout au complet et un nouveau sujet à dépenses.

Les marchands de porcelaine savaient cela fort bien et venaient à l'approche de Pâque s'installer sur la grande place où ils étalaient leur marchandise. C'était alors un long défilé de ménagères venant faire leur choix et cela avec d'interminables marchandages, de quoi lasser la patience du bon Dieu. Pour cette fête, j'avais le grand rôle à remplir, c'était de ramasser, avec les camarades du voisinage, le bois du Chometzfeierlé (le brasier sur lequel on brûle le 'hametz).


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