Ma vie jusqu'à 15 ans racontée à mes enfants
cinquième partie
par Henri FRANK
Extrait de HEGENHEIM BUSCHWILLER 2015
BULLETIN DU CERCLE D'HISTOIRE DE HEGENHEIM BUSCHWILLER

Introduction

Voilà le dernier volet de l'histoire du petit Franck qui nous fait partager une belle galerie de portraits de la communauté juive fidèle à ses traditions religieuses et profanes. Le nettoyage de Pâques connu sous Osterputz, les fêtes religieuses, la vie de famille est au cœur de ce dernier récit et c'est non sans une certaine nostalgie que les dernières pages de ce livre se ferment sur un pan de l'histoire de notre village. La communauté juive a disparu, les souvenirs de sa présence ne se reflètent plus que dans quelques bâtiments anciens dont souvent l'on ignore le passé. Quelques expressions restent encore dans notre alsacien comme Maschouka… fou, et je dois bien dire que notre monde est bien Maschouka après les derniers événements de janvier 2015. L'intégration des différences a de tout temps été difficile, ne l'oublions pas, le livre de Franck commence bien par le Judenrumpel de 1848, mais nos ancêtres avaient malgré tout appris à vivre ensemble et à s'apprécier. La devise de la France, Liberté, Egalité et Fraternité a bien été bafouée et c'est à nous tous de protéger nos valeurs fondamentales et humanistes qui nous ont été tant enviées dans le monde entier.

Christophe SANCHEZ


Le chometz ou 'hametz (nom désignant tout aliment qui contient de la levure) est brûlé la veille de la fête de Pessa'h

Pendant plusieurs semaines, nous allions en forêt ramasser du bois mort que nous déposions avec l'autorisation de Madel, la grand-mère de Louis dans leur remise, car elle estimait par ce fait être agréable à Dieu. Quelques jours avant la fête, nous allions de maison en maison mendier quelques morceaux de bois ou quelques débris de fagots, de quoi compléter la provision nécessaire, car c'était une émulation entre chaque groupe à qui aurait le plus beau feu. En ce temps il y en avait un au haut du village près du pont, un deuxième devant la synagogue, un autre dans la cour de Mani, le boucher, et le nôtre au bas du village derrière l'usine actuelle d'électricité.

C'est la veille de Pâques, vers dix heures du matin qu'a lieu le grand événement du Chometzfeierle. Mais bien d'autres travaux réclamaient mon activité, c'était d'abord le renouvellement des strohsaeck.
On ne connaissait pas alors l'usage des sommiers qui étaient remplacés par de grands sacs remplis de paille. C'était mon lot de descendre ces paillasses et de vider leur contenu qui se trouvait être écrasé et haché par l'usage de toute une année, mais n'ayant pas de fumier c'était sur celui des Schwob, nos voisins, que je déversais le contenu de nos paillasses. Ma mère avait été chez le gros fermier du château acheter quelques bottes de belle paille et je m'escrimais à bourrer nos trois paillasses et à les remettre à leurs places respectives.Quelles délices pour moi d'aller le soir se blottir dans mon lit qui montait les premiers jours du remplissage jusqu'au plafond à tel point que le secours d'une chaise m'était nécessaire pour y grimper.Hélas, au bout de quelques jours, cette paille se trouvait tassée, notre lit reprenait sa forme et sa dimension habituelles.

Mais revenons à notre farine de Pâque ; mon père ayant en poche la somme requise, se rendait au grenier de la synagogue transformé en dépôt de farine et prenait possession de notre lot. Je pouvais dire le nôtre, car il se trouvait enfermé dans une de nos taies d'oreiller que ma mère avait dû fournir à défaut d'un sac de farine neuf ; un usage n'aurait pas été admis et à nous deux mon père et moi, nous le transportions à la maison. Il s'agissait maintenant de transformer cette farine en d'innombrables pains azymes et encore une fois cet esprit de solidarité qui unissait dans une certaine mesure les membres de notre communauté, apparaît dans tout son éclat. Parmi les quelques boulangers qui se chargeaient de la cuisson du pain azyme, le plus connu était baekeberle (boulanger) qui demeurait sur place à côté de la balance publique actuelle dont l'emplacement était occupé de mon temps par le beau jardin du précepteur. Justement mon cousin, Henri Schwab, mort jeune, était chez lui en apprentissage et bien entendu c'est là que nous achetions notre pain quand ma mère ne le cuisait pas elle-même ; c'est également chez Berle que pour la cuisine du samedi nous portions nos plats, préparés à cet effet.

Pour la cuisson des pains azymes, voici comment cela se passait ; une demi-douzaine de ménagères proches voisines fixaient le jour de la cuisson, de concert avec Berle. Alors tout ce monde, femmes et enfants, se mettait à l'œuvre en commençant par la farine de celle désignée la première, et tous ces bras travaillant en même temps avançaient rapidement la besogne. La farine d'abord réduite en pâte, puis coupée en petits morceaux, était par tous ces bras passée sous un rouleau en bois qui la réduisait en une galette ayant beaucoup de ressemblance avec une pâte à Fremselich (nouilles pour potages).
Ces galettes rapidement mises au four étaient cuites en un instant, et dès que la provision nécessaire à ce ménage était complet, l'on passait a une seconde, et ainsi de suite.

À la fin de la journée, nos six ménages avaient chez eux leurs pains azymes, car il y avait même le transport à domicile qui se faisait collectivement. Restait la confection d'une sorte de pains azymes très épais qui étaient destinés à passer sous une râpe et qui demandaient une cuisson d'une douzaine d'heures.
Pour les reconnaître, on y appliquait une certaine marque, soit un trou, soit une coupure, et on allait les retirer le lendemain. Je me mettais sans retard à l'ouvrage pour préparer le Matzemehl, moyennant un râpé que nous empruntions tous les ans à nos voisins si obligeants, les Sommer.
Vous aimez les Matzeknepflich (boulettes à la farine de Pâque) ? Et bien, c'est avec cette farine seulement qu'il est possible d'en faire de vraies et d'authentiques. Ceux d'aujourd'hui façonnés avec des pains azymes pliés ne leur vont pas aux chevilles.
Pour l'avant-veille de Pâques, ma mère préparait des croûtes de pains coupés en tous petits morceaux qu'elle plaçait en différents endroits de l'appartement, soit sur un meuble et jusqu'aux marches de l'escalier.

Le soir, dès la rentrée de mon père, elle le guidait à travers l'appartement et mon père prononçant une bénédiction, recueillait toutes les miettes sur un chiffon. On y ajoutait l'Aphikomen qui consiste en un morceau de pain azyme qui avait figuré sur la table, la Pâque précédente, et qui conservé toute l'année, allait également être consommé avec les miettes, le lendemain matin, par le Chametzfeierle.
De grand matin, j'étais debout pour préparer, avec les camarades, le bûcher dont nous avions eu tant de peine a réunir le combustible ; nous aurions voulu l'allumer bien avant l'heure. Mais Halig Jauneh veillait ; encore un de ces types qui a disparu et que l'on ne reverra plus.
Jauneh, frère de Leiwele l'aubergiste était un vieux garçon ayant dépassé la soixantaine et dont la vie s'est écoulée dans notre village sans que jamais il n'ait dépassé l'Eref : c'est un fort fil de fer tendu à travers la rue d'une maison juive à l'autre, et bien entendu les dernières du village. Nous avions trois Eref : un au bas du village allant de la maison Fromele Braunschweig à celle d'en face habitée par une famille Nordmann, grands-parents de l'amie d'enfance de votre mère, Mme Joseph Bloch ; un deuxième tout en haut du village partant de la maison Meschuke Ellele (la folle) à celle de Toli-Fohle(donnons en passant un souvenir attendri à son fils unique le désopilant Fromel, mort pour la Patrie à Gravelotte) ; le dernier sur la route de Hésingue allait du toit de Schmuhle Wahl à celui de Schlome Nariez, qui nous fournissait notre lait.
Nul ne devait dépasser ces fils samedi et fêtes, s'il était porteur d'un objet quelconque ; certaines personnes poussaient même les scrupules au point d'attacher leurs mouchoirs de poche. Ce fil de fer bien en vue devait rappeler à tous de ne pas s'occuper d'affaires le saint jour du sabbat ; il était de toute impossibilité de quitter le village porteur d'un objet quelconque sans passer sous l'Eref.
Donc, Jauneh avait grandi aidant ses parents dans leur auberge, ne manquant dès son plus jeune âge aucun des nombreux offices ; qu'il plût, gelât à pierre fendre, je le voyais depuis notre fenêtrecourir au temple. Il ne manquait pas non plus de suivre tous les enterrements et il y en avait plusieurs en une semaine, car le cimetière de Hégenheim desservait un grand nombre de communautés ; il s'occupait spécialement de la purification du corps des trépassés. Un devoir auquel il ne manquait jamais, c'était d'aller réciter les dernières prières au chevet des agonisants et dès que l'on voyait courir, Jauneh,coiffé d'un vieux chapeau de soie usé, cabossé, la mort n'était pas loin.

Donc, nous étionsprêts, les allumettes dans les mains,à mettre le feu au bûcher, mais encore Jauneh nous empêchait d'approcher avant dix heures sonnantes ; alors seulement, nous étions libres et bientôt notre tas de bois flambait et la flamme s'élevait. Mais voilà que des ménagères surgissaient de tous les côtés apportant leur marmite en fonte pour profiter de notre beau feu, car les ustensiles de cuisine ne pouvaientêtre utilisés pour les Pâques qu'après avoir séjourné dans les flammes qui les purifiaient.
À midi, nous devions faire notre dernier repas Chomez ; déjà, toute la maison était préparée pour Pâque et ce repas nous le prenions dans la rue. Ma mère avait descendu tout ce qui restait de Chomez dans la maison et avait placé le tout dans un seau à pétrin. Notre Schawesgoye était déjà en route pour le transporter chez elle. J'ajouterai même que ma mère faisait une véritable vente avec facture de rachat après Pâque et la bonne femme versait quelques sous qu'on avait soin de lui rendre en double. Tous les antiques usages servaient à établir que tout Chomez avait disparu de nos demeures.

Dans notre intérieur, tout reluisait, plancher et plafond, les murs étaient reblanchis à la chaux et tout cela de la main alerte de ma mère qui peinait depuis des semaines, mais allait enfin pouvoir jouir d'un repos bien mérité. La table pour le Seder était préparée dès la matinée, ainsi que plusieurs coussins brodés et alignés contre la chaise de mon père. Le grand plat de faïence qui se transmet de père en fils, placé au milieu de la table, avait déjà reçu sa garniture.
Elle consiste en un os carbonisé, un œuf dur, d'une belle racine de raifort ayant sa chevelure de cerfeuil et de cherauches, sans compter les trois Mitzfes (Pains azymes ronds pour la bénédiction) enveloppées de leurs serviettes bien blanches. Quel souvenir attendrissant pour moi, que les deux veillées de Pâque, quand après l'office nous nous mettions à réciter ces antiques bénédictions sur la sortie d'Égypte.
Mais je n'entrerai pas dans de plus longs détails, car pour perpétuer ce pieux souvenir, cette table familiale, j'ai tenu à célébrer à mon tour ces soirées, vous y avez assisté, peu recueillis je dois l'avouer, mais ayant tout de même une idée, bien faible il est vrai, de cette fête célèbre dans un milieu que vous n'avez jamais connu.

Chez la modiste, Edgar Degas, pastel, 1881

Pendant ce même printemps, un événementconsidérable pour notre tranquille intérieur s'était produit. Clara venait de finir son apprentissage de trois ans et mes parents avaient décidé qu'elle travaillerait pour son compte et exercerait son métier de modiste. Dès que la chose fut connue, les commande saffluèrent et Heffe la célèbre modiste de ce temps allait avoir une concurrente. C'étaient bien entendu les parentes et amies qui furent les premières clientes de ma sœur et je commence à croire que c'est à cette époque que j'ai pris goût à une industrie qui consiste à parer la plus belle moitié du genre humain et que j'exerce encore aujourd'hui.

Les outils d'une modiste ne sont pas compliqués, une tête en carton mâché de grandeur naturelle avec un soupçon de buste, c'est tout ce que ce métier exige ; bien entendu qu'avec cela, il fallait des fournitures de tulle, dentelles, rubans.

Aussitôt que le fait fut connu, les voyageurs pour ces articles affluèrent. C'était la maison Bernheim de Mulhouse, dont le voyageur surnommé Geschwolle Baekle qui allait devenir le fournir attitré de ma sœur et bientôt des cartons remplis de ces mille riens, vaporeux et transparents allaient encombrer notre grande chambre : et des traites d'arriver pour le recouvrement du montant des factures et le désespoir de mon père sachant que sa fille donnait sa signature.

"Mais c'est ta ruine, disait-il à ma sœur, le jour que tu ne payeras pas, l'huissier peut tout prendre et te mettre à la porte de chez toi". Mon père ne se rendait pas compte que la contre-valeur existant, soit en marchandises, soit en espèces, cette traite, on pourrait dire ce chiffon de papier, devenait un admirable instrument d'échange, que l'on pouvait emporter dans son portefeuille sans avoir à s'encombrer de ces lourdes pièces de cinq francs, l'or étant chose très rare.

Nos aïeux du Moyen Âge avaient déjà su tirer parti de leur admirable invention et leurs lettres de crédit écrites en lettres hébraïques circulaient dans les pays qu'ils habitaient et mettaient ainsi leurs transactions à l'abri de leurs nombreux persécuteurs.

À l'approche de cette même fête de Pâques, la famille Levaillant avait pris possession de l'appartement retenu par elle, au rez-de-chaussée de notre maison et c'est Reschi, la mère de mon ami Levaillant, qui fut à ce titre de plus proche voisine, la première cliente de ma sœur.
Leur entrée dans notre maison devait être peu après la cause d'un événement qui a failli tourner au tragique. C'était un vendredi soir, tout le monde reposait depuis longtemps, quand mon père avec qui je partageais notre lit me secoua fortement, me demandant si je ne sentais pas la fumée, c'était bien le cas et tout de suite nous sautâmes à bas du lit et courûmes à la cuisine. En arrivant, je la trouvai éclairée comme au grand jour et cela par toutes les lézardes du mur qui donnait sur le grenier à foin, et Dieu sait si les lézardes étaient nombreuses dans notre vieille maison. Mon père se mit aussitôt à la fenêtre et cria d'une voix formidable "Feuerjo" mot qu'il répétait sans cesse et qui veut dire "au feu". Ma mère et ma sœur étaient bien entendu, debout et ma mère nous criait de prendre notre literie dans nos bras et de nous sauver. C'étaient les objets les plus précieux à mettre en sûreté.
Je saisis mon grand édredon, qui pesait plusieurs kilos ; il ne contenait cependant que du duvet de peu de valeur et il était très grand, car il devait couvrir tout le lit ; je le transportai, pieds nus et en chemise, jusqu'à la cour de l'aubergiste Leiwele.

Les secours ne tardèrent pas à arriver, et avec quelques seaux d'eau, l'incendie se trouva éteint, car il n'avait pu prendre encore de grandes proportions. Notre voisine avait cuit de grand matin son pain et retiré dans la journée les cendres du fourneau et mis celles-ci dans un récipient en bois, sans se douter que de petits charbons ardents se trouvaient mélangés aux cendres. Ce récipient fut placé par elle dans la remise qui formait cave, et contre le mur qui était bâti avec d'énormes poutres de chêne, car notre maison, vieille de deux siècles, contenait des troncs d'arbres à peine équarris.
Le récipient ayant pris tout doucement feu, le communiqua à la poutre qui, heureusement, se consumait sans flamber. Autrement, il aurait été trop tard, et toute la maison brûlait, car le grenier à foin de nos voisins Schwob, absolument bondé, se trouvait à quelques mètres du feu. Nous en fûmes quittes pour la peur.

Un grand événement allait bouleverser notre communauté. La synagogue bâtie dans le premier quart de siècle, avait besoin de grandes réparations et allait être fermée pour être livrée aux maçons et menuisiers. Mais les offices ne devaient pas être suspendus, car beaucoup de maîtres de maison avaient offert leurs plus belles pièces pour y célébrer le culte. Bien entendu, personne ne possédait une maison assez grande pour recevoir tout le monde et l'on avait réparti les fidèles entre une demi-douzaine de Minien (réunion de dix hommes) dans les différentes parties du village.

Les offices pour le bas du village devaient se célébrer dans la demeure de Schemayé, le marchand de farine, qui occupait l'immeuble qui se trouve à la suite de celui occupé aujourd'hui par la famille Sanele Rhein. On y avait transporté quelques rouleaux de la loi et toute la jeunesse se réjouissait de ce spectacle nouveau pour elle ; la chambre étant de dimensions assez restreintes, nos pères ne nous tenaient pas trop rigueur si nous étions plus souvent dans la rue qu'aux offices. Ce nouvel arrangement me faisait surtout regretter la vue des décorations pour la fête de Scheffoues (Pentecôte) qui se célèbre sept semaines après Pâque et en partant du deuxième jour de cette fête.

Cet intervalle appelé Omer est considéré comme néfaste et l'on doit être prudent dans tout ce que l'on entreprend pendant cette période. Dès la fin de la Pâque, il y a tous les soirs un office spécial et le rabbin annonce à haute voix le nombre de jours écoulés et les assistants répètent à haute voix. Comme par exemple le 33e jour on dit "Aujourd'hui nous sommes au 33e jour de l'Omer".
Pendant ces sept semaines, il ne peut être procédé à aucune cérémonie de mariage exception pourtant est faite justement pour le 33e jour, et Dieu sait si les fiancés attendent avec impatience la fin de cette période qui est clôturée par cette jolie fête de Scheffues, la véritable fête du printemps. Elle tombe généralement fin mai où tout est en fleurs, les jardins et les prés ; et tout le temple est garni de feuillages et de gros bouquets de fleurs. C'étaient les grands peupliers en face de la synagogue qui étaient surtout mis à contribution et je voyais le Schawesgoy, qui est chargé de l'allumage des bougies pour les offices de samedi et des fêtes, grimper sur ces hauts arbres pour couper les branches dont il formait de grandes guirlandes avec lesquelles il entourait entièrement l'Almemer qui se trouve au centre du temple ainsi que le tabernacle et la grande porte d'entrée. Moi même je me chargeais de fleurir notre grande chambre et je connaissais une belle haie en fleurs qui se trouve le long du sentier qui va de chez Semi jusqu'à Mayer l'antiquaire, et je faisais de beaux bouquets avec ces branches en fleurs, lesquels, placés dans des vases, embaumaient notre intérieur pendant ces deux jours.

le château du Landskron (13ème siècle)
C'est pendant cet été que les écoles firent la célèbre excursion dont le but était le Landskron, vieux château féodal en ruines dont les restes imposants couronnent les hauteurs au-dessus de Leymen, petit village à deux bonnes lieues de Hégenheim.

Partis dans la matinée nous primes un léger repas à notre arrivée à Leymen, consistant en pain beurré, fromage arrosé de bière et de sirop.
Aussitôt l'escalade de la montagne commença et je n'étais pas le dernier à arriver aux ruines. Le plus profond souvenir qui m'en soit resté fut un cachot placé dans la grande tour d'entrée et creusé dans le roc et prenant le jour par une petite ouverture à travers un mur de deux mètres.

L'année dernière, lors de notre séjour à Hégenheim, donc après quarante-cinq ans, j'ai voulu refaire ce pèlerinage. Je n'ai pu arriver au cachot ; car la tour est en ruine et est aujourd'hui entourée d'une grille en fer, par crainte d'accidents. Vous voyez que même pour ces épaisses murailles, 45 années ont une influence de décrépitude tout comme le genre humain.

J'allais cette année me préparer pour la Bar-mitsva (genre de première communion), première étape de la vie. J'allais avoir treize ans en septembre et à cet âge, tout jeune israélite doit pour la première fois monter sur l'estrade et lire à haute voix un chapitre de la Torah. C'est une consécration définitive de l'entrée en vie pour tout ce qui a rapport au culte, quelque chose comme l'équivalent de la majorité pour la vie sociale. C'est également à ce moment que j'allais pouvoir revêtir les Teffilim, qui sont des courroies en cuir dont on entoure la tête et le bras gauche au moment de la prière du matin.

Nous avions à Bollwiller une cousine de ma mère qui avait épousé un Bocher, RebAschel. À l'approche de Roch Hachono, il ne manquait jamais de nous rendre visite et de passer une nuit sous notre toit. C'était ce qu'on appelle un bekofetiker Schnorrer (Mendiant distingué) ; il n'acceptait de l'argent que dans certaines maisons où il avait l'habitude de se présenter depuis nombre d'années.
Dès son arrivée, il devait m'initier à la pratique du Teffilim et ce n'était pas une petite affaire que de savoir rouler ces lanières sept fois autour du bras et un nombre déterminé autour des doigts de la main gauche. Je reçus fortes rebuffades et je fis la remarque que le saint homme n'avait pas le caractère d'un saint.

Bar-mitsva, lecture de la Torah
peinture sur verre de © Martine Weyl
Pour ma Parascha (chapitre), qui tombait au samedi de Bamitber (Désignation du chapitre qui veut dire : Israélites dans le désert), c'était RebMahrem qui était chargé de me l'inculquer et je puis vous assurer que je piochai consciencieusement. Même que ma sœur Clara, à force de me l'entendre réciter, finit par la savoir aussi bien que moi. Je vous disais donc que cela se passait au moment de la fermeture du temple pour réparation ; c'est donc au Minian de Schmayé que j'ai récité ma Parché. Les dames n'étant pas admises à ces réunions étaient tenues de faire leurs prières dans la partie du temple qui leur est réservée, et ma mère ne put assister à la cérémonie. Elle s'installa donc en compagnie d'Esther, la femme de Schmayé, dans une pièce adjacente, et m'assura à la sortie m'avoir entendu comme si elle s'était trouvée à mes côtés. Je crois bien que le cœur d'une mère entend la voix de ses enfants à travers des murs épais. Elle avait préparé cette journée depuis longtemps, car elle voulait que son fils unique fût habillé comme un prince.

Mon costume consistait en une blouse en alpaga gris clair mélangé de noir, serrée par une ceinture de cuir verni avec une boucle dorée ; je me rappelle parfaitement la couleur de mon pantalon qui était en un petit drap côtelé couleur grenat foncé et sortait, quant au tissu, du magasin Rhein. Comme couvre-chef, j'avais été avec mon père à Bâle acheter une casquette en drap noir ornée d'un galon doré. Comme complément, je me couvris les épaules au moment de la cérémonie d'un joli petit Thalet (manteau de prière), en laine écrue, avec de nombreuses rayures bleues sur le bord et orné d'un ruban dans la partie qui entoure le cou.
J'ajouterai à nouveau qu'à partir de ce jour, j'étais devenu un homme pour tout ce qui touche les cérémonies de culte ; entre autres, je pouvais participer au Minien qui est une réunion d'au moins dix hommes.

Mais un autre grand changement m'attendait. J'avais fini mes études à l'école de Hégenheim, et il s'agissait de prendre une décision pour savoir ce que mes parents feraient de moi. Il était plus que jamais question de faire de moi un rabbin et plusieurs fois le nom de Reb Sanel fut prononcé.
Reb Sanel, rabbin de Hagenthal, connu pour son savoir, se chargerait d'enseigner les premiers éléments du Talmud et de la Michna (recueil des lois et prescriptions) aux jeunes gens qui se destinaient au rabbinat et Isaac Levaillant était déjà son élève depuis le commencement de l'année.

Donc, par une belle journée d'automne, nous prîmes, ma mère et moi, le chemin de Hagenthal. Je me souviens de cette course comme si c'était hier. À peine eûme-nous dépassé les dernières maisons du village, que ma mère me tint à peu près le discours suivant : "Hari, tes parents ne sont plus jeunes et tu es leur fils unique. Quelle Sechiée (contentement suprême) si tu pouvais devenir Rabbin, et quelle consolation pour leurs vieux jours". Nous passions justement devant le cimetière israélite qui se trouve à gauche de cette route et, le montrant de la main :"C'est ici que je dormirai un jour le dernier sommeil et Dieu me tiendra compte si mon fils s'est voué à son saint ministère". J'objectai alors la longueur de ces études et notre pauvreté, tandis qu'en me plaçant dans le commerce j'étais à même de me suffire et bientôt en état de leur venir en aide.

Je crois bien que mon petit discours dut fortement impressionner ma mère. En arrivant à Hagenthal, notre première visite fut pour Reb Sanel, qui me fit passer un léger examen dans mon hébreu et consentit aussitôt à me compter au nombre de ses élèves.
Mais il fallait maintenant penser à me trouver table et gîte, car ma tante Ellé n'était plus de ce monde.
Il fallait donc se diriger d'un autre côté.
Nous avions là une cousine éloignée de mon père à laquelle nous fîmes visite, et qui consentit à me loger, moyennant une très petite somme.
Quant aux repas, je devais faire comme les autres élèves peu fortunés, et accepter des Teg des familles aisées.
Vous ignorez naturellement, ce que c'est des teg, c'est tout bonnement la pension pour la journée que l'on offrait chaque semaine à un élève de Reb Sanel ; c'était une manière d'être agréable à Dieu, et de faire une bonne action.

Nous voilà donc en route vers les maisons qui avaient été spécialement désignées. Il me serait difficile de vous citer le nom des sept familles qui dès les premiers mots s'offraient de m'admettre un jour par semaine à leur table. Tous ces arrangements faits, ma mère me fit des adieux bien attendris et retourna à Hégenheim. Dès le lendemain matin, je commençai ma vie de Bocher (élève rabbin),et, comme débuts, RebSanel me fit réciter un passage des commentaires de Rachi. Ce célèbre rabbin a vécu à Troyes, vers la fin du Xe siècle, et là ce fut le siège d'une communauté israélite ; il est l'auteur du célèbre commentaire du Pentateuque qui porte son nom et qui fait autorité encore aujourd'hui.

Au bout de quelques jours de cette vie aussi triste que vide, je n'y tins plus, et sans prévenir personne, je repris le chemin de mon village. En arrivant, je déclarai à mes parents que je voulais devenir commerçant et pas autre chose. Il ne fut plus question d'études rabbiniques, mais de celles plus profanes des écoles de Bâle.

Habitant sur le territoire français, je n'avais aucun droit à ces écoles, qui sont entièrement gratuites; admis sur la recommandation du Parness (Chef de la communauté) de Bâle, le recteur du real Gymnasium, auquel je fus présenté, voulut bien m'admettre comme élève. Je n'étais pas le seul jeune garçon de Hégenheim qui allait suivre ces classes. Louis Sommer, Meinrad Dreyfus et mon vieil ami M.Half avaient été également admis et allaient faire aussi chaque jour le trajet d'une heure qui nous séparait de notre école. Half qui demeurait à Buschwiller, devait même faire un trajet supplémentaire d'une demi-heure. Tous les matins, quelque temps qu'il fît, dès sept heures, nous étions en route, car les classes commençaient à huit heures et la consigne était sévère, car cinq minutes plus tard les portes étaient fermées.

Les études étaient dirigées par de nombreux professeurs, mais je n'ai conservé un souvenir affectueux que d'un seul ; c'était le docteur Hess, professeur de géographie, qui me voulait du bien.
Quand au bout de deux années d'études, je quittai l'école pour entrer dans celle, plus rude de la vie, ses derniers mots furent, en guise d'adieux "Franck, j'ai la conviction que tu feras ton chemin". Ces quelques mots ont bien relevé mon courage. J'avais surtout à me plaindre du Dr Maehli, un grand jeune homme blond qui n'aimaient pas l'odeur des pommes et bien souvent, quand c'était à son tour de nous faire étudier, il me disait : "Franck, tu as encore des pommes plein les poches."
Elles formaient bien souvent le plat de résistance de mon déjeuner sans compter deux petits pains d'un sou. Quand le temps était froidet humide, j'étais tenu sur recommandation spéciale de ma mère d'aller prendre une tasse de café chez Haas qui tenait une crèmerie au Spalenberg. C'était trois sous y compris un bon morceau de pain frais. C'est à Bâle que l'on mange le meilleur pain que je connaisse ; je ne parle pas bien entendu du pain de luxe qui se fait admirablement à Paris, mais de ce pain de ménage en miches de deux ou quatre livres, car les meuniers suisses sont les plus habiles du monde.
Pendant les deux années que j'ai fréquenté l'école de Bâle, il ne me serait pas venu à l'idée de me souhaiter un de ces bons repas comme on les servait au célèbre hôtel des Trois-Rois et pourtant combien de fois ai-je rôdé aux alentours pour voir arriver les beaux messieurs et les belles dames qui fréquentaient cet hôtel, le plus important de la ville.

Je ne me désintéressais nullement de la vie à Hégenheim pendant la fréquentation de l'école de Bâle, car bien entendu les samedis je ne travaillais pas et je ne quittais pas le village. Je ne manquais aucun des offices ; pourtant je n'étais pas ce que l'on peut appeler un garçon pieux, et au moment de la sortie des rouleaux de la Loi, j'avais souvent force d'excuses pour pouvoir faire avec des camarades une sortie qui nous menait au Huhnerwaeldelé qui se trouve à deux pas du temple.
Là, on s'exerçait au saut du ruisseau qui alimente les moulins et c'est à l'une de ces sorties qu'il m'est arrivé l'aventure la plus désagréable qui soit possible.
Le ruisseau n'était guère profond ; l'eau coule sur un lit de terre jaune comme l'ocre ; on le sautait facilement avec un léger élan.
Hélas, voilà qu'un jour, ayant mal calculé mon élan, arrivé à l'autre bord, je ne pus conserver mon équilibre et je tombai ou plutôt je m'assis au beau milieu du ruisseau qui n'étant guère profond me fit toucher le fond, et bien entendu en plein dans cette belle terre jaune ; je sortis mouillé, mais emportant en même temps une forte quantité de cette terre qui allait du bas du dos jusqu'à la nuque. Ce furent alors de grands éclats de rire des camarades, tandis que moi, honteux et confus, je pris le chemin de la maison en ayant soin de traverser les terres qui finissent derrière notre maison ; ne me montrant plus de la journée, mes habits de fêtes ayant besoin de sécher et d'être nettoyés.
Ma mère ne me fit pas un mot de reproche, mais papa en profita pour me faire un peu de morale :"Si tu n'avais pas quitté la synagogue, cela ne te serait pas arrivé, le Bon Dieu a voulu te punir" dit-il.

Synagogue actuelle de Hégenheim - © M. Rothé
Les travaux de restauration du temple allaient bon train et il était déjà question de la cérémonie d'inauguration à laquelle on comptait donner le plus grand éclat. La société de chant avait recruté tous les jeunes gens de bonne volonté pour former les chœurs et je ne manquai pas de me présenter bien qu'ayant peu ou point de dispositions pour le chant.
Les répétitions se faisaient dans le local de l'école des grands dont je vous fis la description.

Les réunions avaient lieu le soir à partir de huit heures et duraient souvent jusqu'à dix heures et même plus tard. J'avais fréquenté dans la journée l'école de Bâle, fait le trajet d'une lieue à l'aller et au retour après m'être levé dès six heures du matin ; aussi le soir, j'étais fatigué à dormir debout. Et ne voilà-t-il pas qu'un soir, pendant la répétition, je m'endormis du sommeil le plus profond. Ce que voyant, les sociétaires se gardèrent bien de me réveiller ; bien plus, avant de partir ils me barbouillèrent la figure d'encre, qui ne manquait pas dans cette salle d'études et s'en allèrent tout joyeux.
Je dormis longtemps la tête appuyée sur mes bras. Je finis pourtant par me réveiller et regardant autour de moi, je vis avec épouvante que je me trouvais à trois heures de la nuit, qui sonnaient justement à l'horloge de l'église, dans la classe, et celle-ci dans le grand bâtiment de la synagogue sombre et silencieuse. Je ne pouvais pourtant pas rester là jusqu'au jour et prenant mon courage à deux mains, je descendis quatre à quatre l'escalier qui aboutit à la porte qui donne près de la Hohe Gass. La clef se trouvait heureusement sur la porte, je la tournai rapidement entrouvrant la porte je me précipitai dans la rue. Au grand galop, je descendis le petit chemin qui aboutit en face des Nordmann, car en aucun cas je n'aurais voulu prendre la route plus directe, mais si mal réputée, par la Hohle Gass et j'arrivai plus mort que vif à la maison.
Mes parents qui me croyaient couché furent bien étonnés de me voir rentrer à cette heure.

Mais le lendemain matin en arrivant dans la chambre ce fut bien autre chose ; j'étais devenu pour la seconde fois un nègre de la plus belle eau trouble et je dus garder la chambre toute la journée. Ce n'est guère qu'après des lavages répétés que l'on parvint à me débarrasser de cette espèce d'enduit que l'encre avait formé en séchant. Mais, à force de savon, ma mère vint à bout de ces taches et ma grosse figure joufflue reprit son teint frais habituel.
J'aurais été désolé de ne pas être présentable, car nous attendions de grandes visites annoncées depuis longtemps. C'était ma tante Hélène Ullmann, de Renan, mais elle ne venait pas seule, elle nous amenait pour la première fois ma petite cousine Florine, celle qui plus tard devait être votre mère. Elle avait quatre ans et avec ses riches vêtements de soie comme je n'en avais jamais vu, elle était jolie à croquer.
J'étais fier de la promener par le village, mais voilà-t-il pas qu'en revenant, droit devant notre maison, elle fit un faux pas et je la laissai choir dans le ruisseau ; sa belle robe en fut toute tachée.

Dès l'arrivée de nos visites, ma mère me dit de prendre notre grosse poule noire et de la porter chez le sacrificateur pour être saignée. J'en étais tout désolé ; pensez donc ! cette poule que j'affectionnais le plus des trois de notre poulailler et qui me pondait de si gros œufs. Mais je n'avais qu'à m'incliner, elle était destinée à nos belles visites qui méritaient bien ce sacrifice et je pris tristement le chemin de la demeure de Chasenschmuhle qui fit l'opération qui me chagrinait tant.

Dans les conversations qu'eurent les deux sœurs, mon nom fut souvent prononcé et tout à coup ma tante me dit : "Veux-tu venir chez ton oncle pour apprendre le commerce ?". Vous pouvez vous figurer que j'acceptai avec transport : et il fut convenu que je partirais pour Renan après les fêtes de Sukoth qui tombaient en octobre.

Cela allait me permettre d'assister à l'inauguration de notre temple pour laquelle les préparatifs allaient grand train.
Le cortège partit de chez ItzigNordmann qui demeurait dans la maison qui fait le coin de la Hohe Gass et en face du temple. Tous les rouleaux de la loi avaient été portés chez lui. En tête marchaient les grands rabbins de Strasbourg et de Colmar ainsi que le rabbin Nordmann de Hégenheim, celui de Hagenthal, et ceux de plusieurs autres communautés peu éloignées.
Tous portaient les rouleaux de la loi. Puis venaient les autorités, le sous-préfet d'Altkirch, le maire et son conseil municipal. Puis venaient la société de chant dont je faisais partie et à la suite tous les membres de la communauté ainsi que la jeunesse des écoles. Les dames ne suivaient pas et étaient installées dans les deux galeries du temple restauré, enguirlandé, et resplendissant de mille lumières.

Le cortège fit le tour de l'édifice tel que vous le connaissez et le service divin se célébra de nouveau après une interruption de deux années.
Les fêtes se suivirent dans l'ordre que je vous ai décrit et je m'en donnai à cœur joie. Ma bonne mère eut mille attentions pour son fils unique qui devait quitter la maison paternelle pour ne plus y revenir que par intervalles, hélas, très espacés. Elle préparait mon trousseau et les aiguilles à tricoter marchaient jusque bien avant dans la nuit ; j'allais emporter une provision de bas pour de longues années.

Mon père avait également pensé à moi et avait acheté à bon compte un vêtement usagé de cocher de fiacre, quelque chose comme ceux de "L'urbaine" en gros drap beige clair.
Notre tailleur qui demeurait dans la petite maison à gauche près du pont était venu prendre mes mesures et avait taillé dans les meilleures parties du drap un joli veston dont j'étais bien fier, car c'était le premier que je portais.

Aujourd'hui encore votre mère me rappelle ce veston et elle en rit de bon cœur. Le grand jour du départ étant arrivé je fis mes adieux aux miens et à tous ceux du village, et, accompagné de mon père je partis pour Bâle où il me quitta. Je pris le train pour Bienne et à cet endroit-là, la poste qui devait me déposer à Renan, mon futur lieu de résidence, où j'arrivai vers le soir, en octobre 1859.


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