La seconde caractéristique qui donne sa tonalité propre à la célébration du mariage juif dans la campagne alsacienne, c'est l'alternance d'une joie profonde et d'une gravité empreinte d'austérité.
C'est une joie tempérée de sérieux qui préside
à la célébration des fiançailles.
Le Knasmahl, en même temps qu'il consacre une transaction et
un engagement, se définit d'abord par des odeurs spécifiques.
"Dès le matin, la grande Dina, le premier cordon-bleu de Hegenheim, avait pris possession de la cuisine des Nadel. Les cris des oies et des poules dont on allait faire un vrai massacre, se mêlaient au tintement du mortier de cuivre, où l'on pilait force sucre et cannelle pour la pâtisserie. Des fumets délicieux s'exhalaient aux alentours de la maison, et, en sortant de la synagogue, les passants disaient: - Ça sent le Knasmal " (14).
Pendant le repas des fiançailles, on prie le 'hazan de chanter
d'anciennes chansons populaires juives dont "la mélodie plaintive
et grave est si caractéristique". Elles relatent les péripéties
de la Création et surtout la tentation d'Eve (15)
: "Le rusé serpent se glissa auprès d'Eve, et, en
termes mystérieux : Vous êtes tous deux, Adam et toi, bien à
plaindre, puisque ce fruit (la pomme) vous est défendu!
La pomme, je vous le dis, possède une vertu suprême: quiconque
en goûte sera doué d'une force divine. Croyez-moi, mangez-en".
Une complainte tendre et triste, le Kale-lied, le "chant de
la fiancée", rappelle à celle-ci ses devoirs de future
épouse (15)
: "Oyez, mes bonnes gens, comment doivent se pratiquer les choses en
Israël. Jeune fille, toute sage que tu aies été, tu peux
avoir commis bien des erreurs. Aussi en te rendant sous la 'hupa
("dais nuptial"), dois-tu te lamenter, pleurer et demander pardon
à ton père et à ta mère. Fais l'aumône en
tout temps, car Dieu est l'ami des nécessiteux. Un pauvre vient-il
frapper à ta porte? ouvre-lui et soulage sa misère. Dieu t'en
récompensera : tu seras riche et heureuse, et tu enfanteras sans douleur".
Un autre chant relate la mort de Moïse, à qui Dieu ravit son âme
par un baiser. Puis, sans guère de transition, on passe de ces complaintes
graves et austères, aux bonnes histoires et aux mots d'esprit du boute-en-train
de la famille ou à la danse cosaque exécutée par un vieillard
trapu suant à grosses gouttes.
Aussi bien lors du Shabath précédant le mariage - Shabbes Spinholz - que lors du Shabath suivant - Heimjührung - le fiancé était "appelé à la Torah" et faisait un don pour la communauté et pour les pauvres. Le 'hazan (chantre) chantait alors avec éclat E'had ya'hid en son honneur. Le vendredi soir, toujours pour honorer le fiancé, il chantait sur un air spécifique le Malkhutekha : "Tes fils virent la royauté, lorsque tu fendis la mer devant Moïse. Voici mon Dieu, s'écrièrentils", ainsi que le Ki El shomrenu : "Car tu es Dieu, notre gardien et notre sauveur".
La Sim'ha (la joie profonde) qui accompagne la célébration d'un mariage est définie comme une mitzva, c'est-à-dire à la fois une obligation religieuse à l'égard de la créature, et un hommage reconnaissant envers la sagesse infinie du Créateur. Tel est le sentiment que s'efforce de traduire cet air, que les musiciens jouaient le soir des chiflaunes, de l'échange des cadeaux et qui a été consigné en 1832 dans un carnet en provenance de Mühlhausen dans le Bas-Rhin (16).
"Le jour du mariage était enfin arrivé; dès le matin, les voitures qui amenaient ceux des gens de la noce, étrangers à Werthheim, avaient donné l'éveil à la curiosité. Le repas se faisait nécessairement au Cheval Blanc, et devant l'auberge il s'était formé un rassemblement pour voir les arrivants qui descendaient là. A l'intérieur de la maison tout était en mouvement; le feu pétillait sous les marmites ; du seuil de la cuisine qu'elle ne quittait pas, de peur de compromettre le dîner confié à ses soins, Rosette commandait et faisait marcher tous les habitants de la maison. Ces jours-là, le père Salomon rompait son silence accoutumé; et, pour mieux se rattraper des gourmades de sa femme, il criait lui-même, sans cesse, avec Sarah et les domestiques. L'éclat des voix se mêlait au cliquetis de la vaisselle et des bouteilles, tout le monde allait, venait, se croisait, se heurtait, causait, mangeait ou buvait. Mais ce n'était encore là que le bruit de la noce, la gaieté ne venait qu'un peu plus tard, après la cérémonie" (18).
L'air le plus populaire est celui que nous avons recueilli chez un vieillard de plus de quatre-vingts ans, et qui ne diffère que très peu du 'Huppenigen, contenu dans le recueil de 1832 cité plus haut :
La traduction de ce texte signifie :"Six musiciens marchaient en tête. Venait ensuite la fiancée, voilée et revêtue de ses habits mortuaires - ainsi le veut l'usage - coiffée d'une espèce de turban à bandelettes d'or et appuyée sur les bras de sa mère et de sa future belle-mère. A côté et derrière elle, dans l'ordre de leur parenté, de leur importance ou de leur intimité, s'avançaient les matrones de Wintzenheim et des villages voisins, toutes raides et toutes empesées dans leur toilette de grande cérémonie, sur laquelle éclatait force bijouterie et pierreries" (19).
Le jour de la noce on se levait de bon matin et on s'employait à nettoyer sa maison afin que tout resplendisse. Pour Daniel Stauben (20),
"une noce attire toujours des étrangers; ces étrangers peuvent avoir des fils et des filles ; ces fils et ces filles peuvent être en état de se marier ; un choix peut se décider; donc parents, jeunes gens et jeunes filles ont tous intérêt à produire une impression favorable."Non seulement l'ensemble des familles juives accourent à la synagogue, mais nombre de chrétiens s'y pressent, à la fois parce qu'ils connaissent bien les mariés et parce qu'un mariage juif constitue "un spectacle toujours intéressant" (21). Voici un mariage à Valff entre deux jeunes gens de condition modeste tel que le relate Albert A. Neher :
"Parmi les femmes des paysans, il y en avait beaucoup qui pleuraient à cause du beau sermon. Les grandes dames juives fronçaient les sourcils en chuchotant entre elles que le Rebbe avait fait à la Kala (la fiancée) beaucoup trop d'honneur. Lorsque les époux quittèrent la schoul, il y eut une surprise: dehors se trouvait le Schambattis (Jean-Baptiste), le musicien du village, avec son accordéon. En jouant ses airs, il précéda les époux jusqu'à la maison de Sender. Personne ne l'avait invité, mais il avait de l'estime pour Sender et voulait qu'il eût "sa musique". Naturellement, Sorele lui servit un litre de vin qu'il vida à la santé des jeunes mariés. Mais il y eut d'autres surprises. Un grand nombre de villageoises qui s'étaient rassemblées dans la synagogue et au-dehors, vinrent ensuite pour féliciter, chacune ayant au bras sa corbeille, que Sorele emportait d'un air entendu. Quand la chambre fut vide, elle proclama avec fierté : - Dix-sept poules, quatre coqs et six oisons, qu'on vous a donnés ! Maintenant, vous n'aurez plus besoin d'acheter des œufs, et, pour l'hiver, je vais gaver une oie pour vous !" (22)
C'est dans la bonne humeur également qu'a lieu, l'après-midi même du mariage, le bal où les jeunes filles déploient des robes de couleur éclatante et bavardent avec animation le long des murs de la salle, en attendant qu'un cavalier se présente pour les inviter pour la valse à trois temps. La même gaîté préside au repas de noces le soir, où le 'hazan (chantre) fait entendre les principaux morceaux de son répertoire liturgique, au milieu d'une foule bruyante ; celle-ci attend avec impatience que le boute-en-train de la famille déclame un poème où il fustige tous les travers des mariés et des invités pour terminer par un compliment habilement tourné. Au dessert, la Beliewetart (le biscuit) est de rigueur.
Ainsi la joie et la gravité, inextricablement mêlées, conféraient une tonalité particulière au mariage juif dans la campagne alsacienne.
C'est au 16ème siècle que remonte la coutume de briser une assiette ou une cruche lors du Qenas. Il s'agissait alors surtout de chasser les démons qui menaçaient les fiancés ; le fait que les gens crient avec force Mazal tov, "bonne chance", n'aurait pas de sens s'il s'agissait d'évoquer la destruction du Temple. Mais très rapidement on en vint à rappeler l'exil, le démantèlement de Jérusalem le caractère incomplet de toute joie depuis sa destruction. Jacob Z. Lauterbach (23) cite cette phrase de Yomtov Lippmann Heller qui vécut dans la première partie du 17ème siècle : "Il me semble que ceci (nous rappeler la destruction de Jérusalem) constitue également la raison pour laquelle ils brisent une cruche lorsqu'ils rédigent l'acte des fiançailles". Tous les vieillards que nous avons interrogés ont évoqué la précarité fondamentale de l'existence du Juif dans l'exil, l'absence de toute Sim'ha (joie) véritable depuis la destruction du Temple, et enfin leur conviction que, de même que les nombreux fragments de l'assiette ne sauraient être ressoudés, de même que les liens qui unissent les fiancés ne sauraient être rompus. Si l'assiette jetée à terre se brise en mille morceaux, on y voit un heureux présage. Chacun des assistants s'empresse d'en ramasser un fragment et l'empoche, soit pour le conserver comme souvenir, soit pour le remettre à une jeune fille qui cherche vainement à se marier: "la jeune fille grâce à ce talisman, ne manquera pas de trouver un mari dans l'année" (24).
Lors de chaque mariage, après la cérémonie nuptiale, on brisait un verre, ou bien une cruche ou une fiole. Selon J.Z. Lauterbach (25), cette coutume a pour but, à l'origine, de combattre et d'effrayer les démons. C'est ainsi que dans l'Allemagne médiévale, lors du Polterabend les chrétiens jetaient des tessons de verre et des débris de poterie contre la maison de la fiancée afin d'effrayer les mauvais esprits et de les tenir à distance. Lorsque cette coutume a passé dans le judaïsme, elle a profondément changé de sens. C'est dans le Ma'hzor Vitry du 12ème siècle que l'on rencontre pour la première fois cette coutume justifiée déjà par la nécessité de ne pas montrer trop ostensiblement sa joie. Par la suite, nombre de rabbins y verront un signe de la déchirure qui existe dans le cœur de chaque Juif depuis la destruction de Jérusalem, et aussi l'espoir que Dieu renouvellera un jour ses liens privilégiés avec Israël. D'après Daniel Stauben, c'est le bedeau qui, à la fin du 19ème siècle, brise une fiole contre le mur de la synagogue de Wintzenheim lorsque le cortège s'éloigne. Dans cette même localité, lorsque les mariés sortent de la synagogue, le bedeau lance une cruche vide contre l'un des murs de l'édifice. En revanche, dans l'ouvrage d'Alexandre Weill, Histoire de villages (26), c'est le nouveau marié lui-même qui, sous le dais nuptial, brise un flacon de vin, "afin de tempérer la joie et de faire la part du diable par un petit malheur". Ici reparaît la croyance médiévale affirmant qu'il convient de "donner à l'accusateur sa part".
Depuis le moyen âge, le jour privilégié pour la célébration du mariage en Allemagne était le mardi, car l'entourage le considérait comme un jour faste, où les puissances maléfiques ne pouvaient intervenir. Les Juifs, quant à eux, justifiaient ce choix en soulignant le fait que dans le récit de la Création, l'œuvre du troisième jour se voit qualifiée à deux reprises par l'expression ki tov, "c'était bien". En Alsace, le mardi demeura ainsi le jour faste, aussi bien pour les mariages que pour l'ouverture d'un nouveau magasin, jusqu'au début du 20ème siècle.
A la sortie de l'office du matin, le fiancé va à la rencontre de sa fiancée que l'on escorte jusqu'à l'entrée de la synagogue ; c'est le manführen. Au milieu du 19èmesiècle, les fiancés s'asseyaient l'un à côté de l'autre sur le banc décoré d'inscriptions hébraïques, et le rabbin déployait un talith (châle de prières) sur leur tête. Le shamess (bedeau) présentait une écuelle de froment et de seigle dans laquelle puisaient tous les assistants; ils en répandaient ensuite à l'envi sur les fiancés, en y ajoutant quelques pièces d'argent pour les pauvres et le bedeau. Le rabbin rappelait alors l'injonction Perou ou-revou ("fructifiez et multipliez-vous" : Genèse 1:28), ; ainsi que d'autres passages bibliques faisant allusion à la fécondité : "il dispense la paix dans tes frontières, il te rassasie du meilleur du froment" (Psaume 147:14). Cette coutume représentait à l'origine un sacrifice librement consenti pour les esprits maléfiques, mais, dès le 12ème siècle, Rabbi Eliezer ben Nathan de Mayence, puis Rabbi Eleazar de Worms y voient le symbole même de la fécondité du couple.
Vers onze heures du matin avait lieu la cérémonie du Flechten. La fiancée se rendait dans une pièce de la maison où les femmes de la noce lui "tressaient" les cheveux. Selon A. Berliner (28) ce rite était considéré dans l'Allemagne médiévale comme un moment très important du mariage. Toutes les femmes invitées à la noce y prenaient part; durant la cérémonie on chantait une mélodie qui rappelait à la fiancée tous ses devoirs de maîtresse de maison et notamment la générosité à l'égard des pauvres. En Alsace, on lui coupait d'abord quelques mèches, puis le restant était natté et entrelacé de petits rubans ; les extrémités des nattes étaient liées ensemble. On lui mettait ensuite la coiffure traditionnelle consistant en un bonnet et un ruban de velours autour du front en guise de cheveux. Voici comment D. Stauben décrit cette cérémonie (29) :
Je vis passer, fendant la presse avec gravité, une dizaine de matrones se dirigeant vers l'intérieur de la maison. Leur costume, quelque peu suranné, me fit présumer que j'avais devant moi les doyennes du lieu. Au milieu de la chambre était assise la fiancée émue et pâle. Ses beaux cheveux noirs de jeune fille retombaient en boucles sur ses épaules... Près d'elle, et autour d'elle, chuchotaient un grand nombre de femmes. A l'entrée des matrones, tout le monde se leva. Les matrones traversèrent la pièce avec autorité, s'approchèrent de la jeune fille et distribuèrent des peignes. Aussitôt l'assemblée féminine, avec toute la ferveur que l'on met à accomplir un acte religieux, d'entourer la pauvre fiancée qui se laissa faire avec une pieuse résignation, de s'emparer à qui mieux mieux de ses cheveux, de se les distribuer en quelque sorte, de les séparer en tresses, de les rouler rapidement sur eux-mêmes, et de les refouler, sans grâce ni merci, sous un petit bonnet de satin noir qui devait les cacher à tout jamais.
Autrefois, le cortège du mariage était encadré de porteurs de torches, dont le rôle était non seulement d'aviver son éclat, mais également d'effaroucher les esprits. Il était encore d'usage au milieu du 19ème siècle, lors de l'office du matin le jour du mariage d'orner la place du fiancé de petites bougies allumées en son honneur (30). Elles rehaussaient la solennité et la splendeur de cette journée. Et surtout elles associaient, de même que le Shira 'hadasha que le 'hazan (chantre) s'appliquait à chanter avec brio, "le peuple délivré a chanté un chant nouveau pour ton Nom sur le rivage de la mer", toute la communauté dans une même joie.
C'est ainsi qu'ont survécu dans la campagne alsacienne jusqu'à la fin du 19ème siècle nombre de coutumes qui remontent à l'époque médiévale mais qui, au cours des siècles, ont changé de signification. Certaines se sont enrichies de rites nouveaux, d'autres ont varié, mais elles témoignent toutes d'un certain dynamisme de tradition.
Au fur et à mesure que les Juifs s'embourgeoisèrent, il y eut moins de mariages dans les villages. Au début du 20ème siècle, les noces importantes, les grandes 'hassenes, avaient lieu à Wolfisheim, près de Strasbourg, dans une Garkich (auberge juive) renommée, "chez La Henriette", et les plus distinguées se célébraient en ville, à l'hôtel de la "Ville de Paris". Nombre de coutumes périclitèrent, remises en cause par un scientisme vulgaire et par un mimétisme social, qui qualifièrent de surannés des rites qu'ils étaient désormais incapable de féconder comme autant de gestes signifiés. Les conventions sociales prirent souvent le pas sur l'authenticité, et les raffinements de la vie stérilisèrent cette spontanéité qui s'affirmait à l'intérieur même d'un code.